André Gorz (c) fond André Gorz

Revisiter la pensée d’André Gorz, plus de 15 ans après sa mort, et 45 ans après ses premiers écrits explicitement écologistes, est une expérience marquée d’une profonde ambivalence. Il y a d’abord l’étonnement et l’émotion de trouver, à l’époque de la célébration presque unanime de la croissance économique et du progrès technique, une critique du productivisme et des hétéronomies multiformes du capitalisme, énoncée d’une voix aussi lucide qu’éloquente. Or, si ces diagnostiques, prophétiques à l’époque, résonnent encore aujourd’hui, cette pertinence nous fait aussi mesurer le déroutant échec des sociétés modernes à engranger, au-delà de quelques retouches superficielles, une réelle bifurcation écologique à la hauteur des enjeux. Échec d’autant plus amer que, comme le souligne Céline Marty, sa pensée fait l’objet d’un relatif oubli dans le débat public. C’est pourquoi les 5 entretiens produits par Marc Antoine Sabatté à l’occasion du centenaire de sa naissance, constituent une occasion bienvenue de revenir sur ses apports à l’écologie politique.

Rappelons-le d’emblée, Gorz n’est évidemment pas le seul, ni même le premier, à avoir analysé l’antagonisme structurel entre économie de croissance et écologie. Il se range dans le courant des « écologistes humanistes » des années 60 et 70, ces penseurs tels que Lewis Mumford, Murray Bookchin, ou Barry Commoner aux États Unis, ou encore Ivan Illich, Françoise d’Eaubonne et Laura Conti. Ils ont allié les savoirs issus de l’écologie scientifique (dénonçant les ravages des sociétés industrielles) à une sensibilité politique libertaire et humaniste, portant la quête d’autonomie comme valeur principale. Ce point est important à rappeler car, dans le sillage de Bruno Latour, du tournant ontologique et du post-humanisme, nombreux sont les penseurs contemporains qui font de la crise écologique une crise du lien au vivant (ou aux « autres qu’humains », pour ne plus dire nature). Or, pour cette génération de penseurs des années ‘60 et ‘70, la préoccupation constituante de l’écologie politique était celle de l’organisation interne des société humaines, en particulier dans ses dimensions économique et technique. Celles-ci servent en effet, à leurs yeux, de médiateurs principaux des échanges entre les humains et leurs milieux. Guidés par l’idée que le caractère écocidaire des sociétés industrielles était intimement lié à sa dimension aliénante pour les êtres humains, ils ont vu poindre le risque d’une prise en charge « technofaciste » de la régulation des écosystèmes (c’est à dire, justement, d’une écologie sans démocratie ni convivialité). C’est pour cela que ces penseurs faisaient de la poursuite d’un projet d’autonomie un pilier central de l’écologie politique. Une écologie politique non pas (seulement) tournée vers la défense de la nature mais comme « défense du monde vécu » (voir l’interview de François Gollain), un peu à la manière de Jurgen Habermas. Avec sa défense d’une « sphère autonome », André Gorz a porté une contribution particulièrement singulière à ce courant, sur laquelle il nous semble utile de revenir.

Quels contours donner, de prime abord, à cette sphère autonome ? Pour Philippe van Parijs (voir son interview), elle est à comprendre négativement, comme ce qui ne relève ni de l’État, ni du marché (les sphères hétéronomes). A savoir, en premier lieu, la sphère associative, mais pas que. Cette conception, en plus de donner, en apparence, une idée assez claire de ce dont il est question, permet de resituer le concept dans un enjeu politique plus large auquel Gorz, ainsi que d’autres penseurs écologiques, étaient affairés. En effet, elle introduit un espace tiers, ni étatique, ni marchand, mais autonome, qui vient bousculer le spectre traditionnel gauche-droite (État-marché) au profit d’un triangle. Ce nouvel attracteur offre un degré de liberté beaucoup plus important car non-soumis aux logiques et rationalités propres de deux autres sphères – subordination à sa hiérarchie et sa fonction pour la sphère publique, maximisation des profits et compétitivité économique pour la sphère marchande. (Il ne faudrait pas pour autant perdre de vue que d’autres normes sociales, notamment patriarcales, pourraient s’y loger). À ce titre, elle mérite d’être subventionnée par des ponctions sur les sphères productives, via, notamment, un revenu universel. Traduite en de tels termes pratiques, la sphère autonome entre ainsi en résonance avec le souci de défendre et cultiver la vitalité du domaine associatif et de la société civile qui caractérise l’écologie politique depuis ses débuts, et dont témoigne aujourd’hui l’activité foisonnante du « mouvement de la transition ». Elle rejoint aussi la littérature en défense des communs, qui reprend l’idée d’une gestion des ressources, des activités productives et de la connaissance selon une rationalité démocratique et auto-régulée par les parties prenantes elles-mêmes. Reste l’enjeu, déjà implicite chez Gorz, de savoir comment pérenniser le soutien à une telle sphère dans un contexte de post-croissance, c’est à dire sans reposer sur des marges matérielles acquises par une augmentation de la productivité dans la sphère marchande.

Sans minimiser les défis que soulèvent cet enjeu, il parait nécessaire de souligner qu’une définition aussi limpide de la sphère autonome n’épuise pas celle avant tout philosophique de Gorz Il s’agit ainsi de revenir à la double filiation intellectuelle de Gorz – Sartre et Marx – pour en saisir les contours philosophiques.

La lecture et la fréquentation de Sartre le pousse à développer une philosophie du sujet – à rebours du marxisme structuraliste de l’époque – qui sert de pilier au reste de son œuvre. Inspiré par la phénoménologie, il le conçoit comme une conscience sensible (et pas uniquement rationnelle), incarnée, inscrite dans un milieu de vie. Ce sujet sera soit irrigué par une certaine « culture du quotidien » (terme qu’il reprend à Illich), y fera sens, pourra s’y sentir chez lui et mener une existence la plus autonome possible. Soit il se verra « confisqué » sa vie par des puissances extérieures, hétéronomes – qu’elles soient marchandes ou étatiques, techniques ou expertocratiques.

C’est dans le but de préciser les ressors structurels de cette confiscation qu’il poursuit l’héritage sartrien vers Marx et sa critique de l’aliénation. Il développera alors un post-marxisme humaniste et antiproductiviste qui critique la domination dans son expérience vécue tout en cherchant des prises subjectives pour s’en extraire. La question-clé devient alors, suivant Céline Marty (voir son interview) : « Comment vouloir ce que l’on fait ? Comment adhérer subjectivement à ce que l’on fait ? » La question définit ainsi l’aliénation comme « incapacité à reconnaître ce que l’on fait comme étant le nôtre ». Un versant négatif qui implique, par opposition, une définition positive de l’activité autonome comme étant celle « que l’on peut vouloir entièrement, parce que complètement gratuite, pouvant se plier à n’importe quel projet du sujet parce qu’il n’y a aucune conséquence vitale. » Cette notion renouvelle la conception moderne de la liberté en puisant dans celle des Anciens, par opposition à la nécessité, aux exigences matérielles dictées par le corps et ses besoins.

C’est ici que l’autonomie gorzienne entre en tension avec des penseurs contemporains comme Aurélien Berlan (voir son interview) et sa critique de la liberté comme délivrance. Ou encore Geneviève Pruvost et sa défense d’un féminisme de subsistance. C’est aussi sur ce point que la définition de Philippe van Parijs se révèle incomplète, car elle ne permet pas de d’aborder l’ambiguïté du statut du travail reproductif. Bien que celui-ci se distingue de la sphère marchande et étatique, il reste directement dicté par la nécessité matérielle (en plus d’être genré et délégué à la sphère domestique). Il apparait alors comme le cas d’école de l’hétéronomie. Dès lors, quel statut lui donner par rapport à la sphère autonome ?

Pour Berlan et Pruvost, en conceptualisant l’autonomie comme étant radicalement incompatible avec la prise en charge des nécessités de la vie, Gorz participe à un idéal de délivrance impossible à généraliser en respectant les limites écologiques. Dès lors, cet idéal est, de facto, structurellement anti-démocratique. C’est pourquoi ils prônent un sens plus restreint de l’autonomie comprise comme prise en charge collective et individuelle des (seuls) besoins de subsistance, contre leur accaparement par la sphère marchande et étatique, et selon un idéal démocratique et autogestionnaire.

Or, selon Céline Marty (voir son interview), cette réduction fait courir le risque de « réduire l’autonomie à l’autogestion des tâches de subsistance ». Ce faisant, l’on perdrait la richesse de l’existentialisme de Gorz, dont le souci tient justement à ménager une partie de l’existence non régie par des normes collectives, où l’individu n’a pas à justifier ce qu’il fait. Or, même dans les contextes autogestionnaires, la répartition des tâches, une fois négociée, s’impose comme une norme sociale à laquelle l’individu se doit de répondre. L’autonomie serait donc ailleurs : dans les activités totalement gratuites, celle qui « n’ont pas d’autres finalités que la valeur intrinsèque de ce que l’on y met. » Mais alors, quel pourrait-être la pertinence de ce concept dont la réalisation effective semble si rare et difficile, si contraire à toute exigence matérielle ?

Pour se rapprocher d’une réponse, il s’agit d’abord de rappeler comment ce concept d’autonomie avait déjà poussé Gorz à se distinguer de l’aspiration à l’autogestion, très en vogue au sein de la « nouvelle gauche » dans le sillon de Mai 68, et dont il avait pris la défense dans la première partie de son œuvre. On lui a en effet reproché d’avoir abandonné cet idéal dans la deuxième partie de son œuvre, plus tournée vers une sphère autonome non réductible à la sphère productive (soutenue, dans la troisième phase, par un revenu universel). Or cette « bifurcation » s’explique justement par son concept philosophique de l’autonomie. Suivant Céline Marty, elle devrait en effet plutôt être vue comme une pluralisation de l’idéal autogestionnaire, par-delà le seul cadre du travail.

Précisément, l’auto-gestion ne rencontre pas seulement des limites extérieures lorsqu’elle veut se développer dans une économie de marché (celui-ci livre les coopératives au jeu de compétitivité avec des entreprises capitalistes). Elle en rencontre aussi des intrinsèques : même dans un cadre de planification coordonnée à une échelle macro (une auto-gestion des besoins), la délibération et la négociation impliquent forcément de stabiliser certaines normes et finalités qui s’imposent ensuite comme des contraintes extérieures à la conduite des sujets.

Il existe ainsi pour Gorz une forme d’hétéronomie irréductible, liée à la nécessité matérielle d’organiser socialement la production. Toute réalisation d’autonomie dans la sphère productive ne pourrait ainsi n’être que parcellaire et sans cesse à renégocier. Dès lors, comment un sujet pourrait-il aspirer à l’autonomie si celle-ci demeure un idéal qui ne peut jamais se vivre pleinement ? « Comment le désir d’autonomie peut-il émerger en l’absence d’expérience de l’autonomie ? » Comment désirer quelque chose que l’on ne connaît pas ? C’est là que l’on revient à des considérations existentialistes qui poussent à élargir la notion d’autogestion du travail et des besoin à celle de « l’autogestion du temps »,. C’est-à-dire la quête d’une forme d’autonomie existentielle dans des activités librement décidée et extérieures aux cadences productivistes, dans l’idée que ces expériences déteindront ensuite dans les autres sphères.

Où apprend-on à désirer, vouloir et pratiquer effectivement, l’autonomie aujourd’hui ?

Le lien de Gorz avec la nécessité du travail productif pourrait ainsi être rapproché de son lien avec la sphère du travail reproductif : il serait vain d’en nier la part d’hétéronomie irréductible. Il serait infructueux de chercher une conception de la liberté amoindrie qui pourrait s’en accommoder. Il faudrait bien plutôt maintenir la radicalité dans la conception de l’autonomie, quitte à ce que son idéal de liberté ne se réalise que rarement, mais puisse ensuite informer une exigence, certes imparfaite, d’autonomie dans les autres sphères de la vie.

C’est peut-être là, finalement, que la notion d’autonomie est la plus féconde : là où elle pousse à interroger les conditions de possibilités mêmes du désir d’autonomie. Où apprend-on à désirer, vouloir et pratiquer effectivement, l’autonomie aujourd’hui ? Pour un certain nombre d’écologistes aujourd’hui, cette autonomie s’expérimente autant dans des espaces de contestation (ZAD, camps climats) que préfiguratifs (tiers lieux, fermes et habitats collectifs) – espaces qui, par leur marginalité, offrent de grandes latitudes de liberté et d’expérimentation qui refaçonnent durablement les subjectivités. Plus largement, les séquences de mobilisation constituent également des instants (parfois fulgurants) de formation à l’action collective (qu’elle prenne une forme associative ou de politique parlementaire et extra-parlementaire). Même lorsque celle-ci n’aboutissent pas pleinement, et bien qu’elles soient souvent engrangées contre une contrainte « extérieure », elles nourrissent le désir de se réapproprier collectivement son existence. Elles fournissent l’expérience vécu du pouvoir existentiel que procure la quête d’autonomie. Finalement, c’est dans cette quête que l’écologie politique se réalise effectivement – lorsqu’elle refuse de se réduire à la question de la vie biologique et des écosystèmes qui la sous-tend, et rappelant les aspirations plus profondes qui fondent la pleine dignité de l’existence humaine.

Marc Decitre.

Lire ou relire les entretiens de Marc-Antoine Sabaté à propos d’André Gorz:

« Gorz en particulier savait qu’il y avait une autre conception de la liberté que celle de la délivrance » Entretien avec Aurélien Berlan

André Gorz : inspirateur inoubliable, interpellateur intransigeant. Entretien avec Philippe Van Parijs

Françoise Gollain: “Gorz a déconstruit le mythe de la croissance comme condition de justice sociale.”

Gorz, l’écologie politique et le monde vécu: entretien avec Christophe Fourel

 

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