Philippe Van Parijs

Philippe Van Parijs est philosophe et professeur émérite à l’UCLouvain. Défenseur de la première heure et théoricien mondialement reconnu du revenu de base inconditionnel, ses travaux portent sur des questions de justice sociale, linguistique ou encore cosmopolitique.

 

Philippe Van Parijs, pourriez-vous pour débuter cet entretien nous dire en quelques mots quelle place a occupé la pensée d’André Gorz dans votre parcours intellectuel, mais aussi quelle a été votre relation avec celui que vous qualifiiez d’« inspirateur inoubliable » et d’« interpellateur intransigeant » dans la dédicace de votre livre de 1996, Refonder la solidarité.

Ma rencontre intellectuelle avec André Gorz s’est d’abord faite par la lecture de ses Adieux aux prolétariat. J’ai lu ce livre à mon retour en Belgique en 1980, après avoir terminé ma thèse à Oxford. Cela a été une véritable révélation. Il y a pour chacun, je crois, à un moment, un livre qui tout d’un coup nous marque particulièrement. Un livre qui articule mieux que nous ne pourrions le faire nous-mêmes un certain nombre d’intuitions que nous avons d’une manière relativement confuse. Pour moi, c’était ça Gorz. C’était aussi une certaine manière de concevoir la gauche qui ne soit pas inféodée au vieux rêve d’une société socialiste définie par la propriété collective des moyens de production, et qui soit libérée de la centralité excessive donnée au plein-emploi : à l’idéal d’une vie de travail rémunéré tout au long de l’existence. J’ai trouvé cela très convaincant. Par ailleurs, c’était aussi à ce moment là le début de l’écologie politique. J’avais lu le premier programme d’ECOLO (les « 90 propositions ») et j’étais convaincu que c’était la direction dans laquelle il fallait aller. Dans ce contexte, j’ai contribué à la création de la section locale d’Ottignies-Louvain-la-Neuve avec Jean-Luc Roland (qui est devenu ensuite le premier bourgmestre vert du pays). J’en ai été le premier secrétaire, et j’ai également rejoint Philippe Defeyt lorsque s’est formée la première commission socio-économique du parti. Il me semblait qu’Adieux au prolétariat offrait de ce dont on avait besoin pour penser une alternative tant à la doctrine libérale qu’à la doctrine socialiste, et pour construire une formation politique qui soit autre chose qu’un single issue party : un parti centré seulement sur l’environnement.

Pas tellement plus tard, en 1983 je crois, j’ai envoyé le tout premier texte que j’avais rédigé en anglais sur le thème de l’allocation universelle, «  A Capitalist Road to Communism ». Mais notre relation est devenue plus personnelle en 1984. On m’avait demandé de réagir à un article qu’il allait publier dans une petite revue belge qui s’appelait Virages. Je l’avais fait sous une forme qui n’était pas proprement polémique, mais qui mettait en avant les différences de positions entre nous, notamment en rapport avec le rôle qu’il continuait à accorder au travail rémunéré. Je lui avais envoyé mon texte à l’avance, et il m’a répondu en disant que ce n’était pas la première fois qu’il rencontrait quelqu’un avec qui il sympathisait en privé mais qui se comportait en « énergumène » – je crois que c’était l’expression – en public. J’étais assez éberlué de sa réaction car ce n’était pas du tout mon intention. Je me demandais comment mon commentaire avait pu être lu de cette manière et je lui ai présenté mes excuses. Cela n’a finalement été qu’un petit incident de parcours. J’ai ensuite toujours ressenti une grande affinité et beaucoup d’affection à son égard. Nous lui avons rendu visite à Vosnon à l’été 1990 avec mon épouse et deux de mes enfants, et nous avons sympathisé d’une manière assez particulière, liée au fait que nous avions ceci en commun d’avoir chacun une compagne britannique avec laquelle nous communiquions en privé en anglais. Pour lui comme pour moi, l’anglais était d’abord une langue privée avant d’être une langue professionnelle. Cela a créé un lien supplémentaire. J’aurais aimé ensuite l’accueillir à mon tour. Lors du cinquième anniversaire de la chaire Hoover créée à Louvain-la-Neuve en 1991, j’avais souhaité qu’un des deux doctorats honoris causa que nous avions la possibilité d’offrir lui soit attribué mais, en raison de l’état de santé de sa femme, il ne se déplaçait plus et il a donc refusé.

Au-delà de ces aspects personnels, ce qui a été important pour moi c’est la conjonction entre la découverte de l’œuvre de Gorz et l’émergence de ce mouvement encore extrêmement fragile qu’était le mouvement vert, et puis la conviction qu’il y avait dans ses analyses quelque chose qui pouvait donner une substance solide à ce mouvement.

À ce sujet, vous écriviez dans un texte publié en 2009, dans le recueil André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle, que « l’une des raisons de [votre] intérêt pour l’œuvre d’André Gorz dérive du rôle clef qu’il attribue à la notion d’activité autonome ». C’est donc autour de cette thématique de l’autonomie et de sa centralité dans le projet politique écologiste qui s’articulait alors, dans les années 1980, que votre inspiration gorzienne s’est d’abord manifestée. Comment Gorz envisageait-il selon vous cette question de la sphère autonome ? Et quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce lien entre écologie et autonomie ?

L’écologie politique est un mouvement qui s’est évidemment fortement diversifié, amplifié, et qui a dû prendre en compte beaucoup plus qu’on ne le faisait à l’époque la dimension globale, en particulier en raison du changement climatique – dont on était à peine conscients à l’époque. Ce qui néanmoins me semble toujours valide, et ce qui m’avait frappé dans les années 1980, c’était cette idée que l’écologie remettait en question une image simple et largement partagée du spectre politique : il y a une gauche et il y a une droite, la gauche est favorable à ce que l’État intervienne davantage et à ce que le rôle du marché soit réduit, et la droite l’inverse. À la limite, les socialistes voudraient que tout soit étatisé et les libéraux que tout soit marchandisé. Bien sûr, aucun parti politique ne défend ces positions extrêmes mais, en gros, l’idée est qu’il y a un spectre État-marché et que tous les partis peuvent être rangés de gauche à droite dans cet espace unidimensionnel. À cette époque, j’avais également découvert dans un ouvrage de Serge-Christophe Kolm, La bonne économie, l’idée rivale d’un triangle équilatéral dont les angles représentent chacun dans sa pureté une forme d’organisation économique – l’État, le marché et ce que Kolm appelait la réciprocité, pas très différent de ce que Gorz appelait la sphère autonome. Cette représentation bidimensionnelle permet dès lors de concevoir toute société comme se situant quelque part à l’intérieur d’un triangle. La doctrine écologique ne dirait bien sûr pas que toutes les activités d’une société devraient être autonomes, mais en tout cas que l’idéal n’est ni d’accroître autant que possible l’emprise du marché, ni celle de l’État, mais au contraire de sauver certaines activités de leur double emprise en développant la sphère autonome. Au lieu que la productivité soit utilisée pour consommer davantage grâce à des revenus qui sont gagnés soit dans la sphère marchande soit dans la sphère étatique, il s’agit alors de développer des activités qui ne sont pas rémunérées en utilisant la productivité des deux autres sphères pour accroître la part de la vie de chacun qui se déroule dans cette sphère autonome.

Qu’est-ce que c’est alors que cette sphère autonome ? Parfois Gorz dans des formules un peu radicales – quand il parle de la « fin du travail » par exemple –, voit les activités dans la sphère autonome comme du non-travail, car le travail caractériserait par définition les activités menées dans la sphère hétéronome marchande ou étatique. C’est une manière de présenter les choses qui n’est peut-être pas la plus heureuse. De mon côté, je définis la sphère autonome de manière négative, comme étant simplement ce qui ne relève ni de l’État, ni du marché, en reconnaissant qu’il y a des zones grises. Par exemple, une activité dans une ASBL subsidiée, ce n’est pas tout à fait l’État et cela peut à certains égards se rapprocher de la sphère autonome. De même, des coopératives peuvent aussi être conçues comme des sphères d’activité intermédiaires entre la sphère marchande et la sphère autonome. Puis il y a des entreprises publiques qui sont à l’intersection de la sphère marchande et de la sphère étatique. Il y a donc inévitablement un certain flou conceptuel. Mais cela me semble malgré tout être une manière intéressante et éclairante non seulement pour situer nos activités mais aussi pour concevoir un projet de société. De ce point de vue, l’écologie politique ne peut pas être comprise simplement dans un espace unidimensionnel, le long de la ligne État-marché. On est dans un espace bidimensionnel, avec trois pôles dans le triangle.

En même temps, il ne faut pas non plus trop idéaliser la sphère autonome. Ce n’est pas quelque chose d’intrinsèquement supérieur, au sens où chacune des activités qui se déroulent dans la sphère autonome serait meilleure que n’importe quelle activité qui se pratique dans les autres sphères. Être professeur rémunéré dans l’enseignement public ou dans l’enseignement libre peut être une activité qui a bien plus d’importance, bien plus de valeur, bien plus de sens en elle-même que des activités dans la sphère autonome, comme par exemple être chasseur dans la forêt de Saint-Hubert ou aller faire des compétitions automobiles en 4×4. Néanmoins, à condition d’être suffisamment libéré de normes sociales trop contraignantes, notamment patriarcales, la sphère autonome offre un degré de liberté qui est en général beaucoup plus grand que dans les autres sphères. Dans la sphère étatique, il y aura toujours une hiérarchie et des ordres auxquels il s’agira d’obéir, même si ces ordres sont déterminés démocratiquement. Dans la sphère marchande, il y aura toujours des produits ou des services à vendre à un marché pour lequel on doit rechercher une demande suffisante. Donc il y a dans les sphères hétéronomes nécessairement une forme d’asservissement, soit à une autorité étatique, soit à une demande marchande, qui n’existe pas comme telle dans la sphère autonome.

On voit donc un lien entre le développement de la sphère autonome et la défense de l’allocation universelle. Vous avez notamment écrit que celle-ci fonctionnerait en quelque sorte comme une « subvention de la sphère autonome par ponction sur le produit de la sphère hétéronome ». Quelle était et quelle est selon vous la place de cette proposition dans ce nœud autonomie-écologie ?

J’ai découvert Gorz au même moment où je lisais aussi pour la première fois la Théorie de la Justice de John Rawls. De part et d’autre, et de manières très différentes, je voyais chez chacun des deux auteurs des intuitions qui allaient dans le sens d’un allocation universelle. Ma première formulation de l’argument en faveur de cette idée était cependant plus gorzienne que rawlsienne. Je l’avais oublié mais en reparcourant notre correspondance je me suis rappelé que j’avais envoyé à Gorz en 1983 la toute première version, jamais publiée comme telle, de « A Capitalist Road to Communism ». Je pense que c’est la lecture d’Adieux aux prolétariat qui m’a donné l’audace d’écrire ce texte là, un texte qui allait évidemment être mal accueilli par la gauche traditionnelle, tout comme le texte de Gorz l’avait été. Dans la lettre qui l’accompagnait, j’écrivais qu’il s’agissait d’« un texte largement inspiré par vos écrits ». L’argument de ce texte était en effet que si l’on accepte une définition du communisme comme société où chacun recevrait selon ses besoins et contribuerait volontairement selon ses capacités, alors il s’agit en quelque sorte d’une généralisation de la sphère autonome. Dans les sphères marchande et étatique, on rémunère les gens car si on ne les rémunérait pas ils ne feraient généralement pas ce qu’ils sont censés faire. Tandis que dans la sphère autonome, ces activités productives se font en dépit du fait que les gens ne sont pas rémunérés, du moins pas d’une manière formelle. Et donc c’était très gorzien, d’une certaine manière, de voir l’introduction et puis l’augmentation graduelle d’un revenu universel comme une marche vers le communisme au sein même du capitalisme, et sans passer par le socialisme défini comme appropriation collective des moyens de production. Et Gorz, dans sa réponse – c’est la toute première lettre que j’ai reçu de lui, le 4 août 1983 – disait partager ma thèse que « le socialisme n’est pas ou n’est plus un stade de transition nécessaire pour passer au communisme » et me renvoyait aux Chemins du paradis qu’il venait alors de publier.

D’une manière générale, il y a bien sûr une connexion forte entre la défense de l’allocation universelle et la promotion de la sphère autonome, parce qu’effectivement les activités qui s’y déroulent ne sont pas comptées dans le PIB. Tel qu’il est mesuré, le produit intérieur brut correspond, en gros, aux rémunérations des facteurs de production dans la sphère hétéronome, qu’elle soit étatique ou marchande. Et donc, nécessairement, qu’on passe par la taxation directe ou indirecte, la sphère autonome est subventionnée par la sphère hétéronome. Cela veut dire que toute augmentation de l’allocation universelle est un encouragement au développement de la sphère autonome. Il y a d’autres manières de le faire, mais l’allocation universelle est la manière la plus directe, la plus simple et la plus égalitaire. Soit. Mais une telle subvention est-elle juste ? Elle arrange bien ceux qui ont une conception de la vie bonne qui donne plus d’importance aux activités dans la sphère autonome, mais ceux qui donnent plus d’importance au pouvoir d’achat, à la consommation, ceux là cela leur fait une belle jambe que l’allocation universelle encourage le développement de la sphère autonome. Pour montrer qu’il s’agissait d’une réforme juste, on ne pouvait donc pas s’appuyer uniquement sur l’idée de la sphère autonome. Cela devait plutôt venir d’une conception explicite de ce que la justice requiert.

Je m’en suis notamment rendu compte en 1985, lors d’un débat que j’ai eu l’occasion de modérer à l’Université d’Amsterdam entre un économiste marxiste et un membre de la direction du PVDA (le parti social-démocrate néerlandais). L’économiste marxiste disait en somme : « L’allocation universelle, idée magnifique ! Le prolétaire n’aurait plus à vendre sa force de travail au capitaliste. Mais nous sommes en régime capitaliste et les capitalistes n’en voudront pas. Ce n’est qu’en instaurant d’abord le socialisme qu’on pourra la réaliser un jour ». Et le social-démocrate répondait : « Vous les marxistes vous disiez cela du suffrage universel, et nous les sociaux-démocrates nous l’avons réalisé ! Vous disiez cela de la sécurité sociale, et nous les sociaux-démocrates nous l’avons réalisée. Etc. Alors un revenu inconditionnel, bien sûr que nous les sociaux-démocrates nous pourrions le réaliser, mais il n’en est pas question ! Parce que le droit au revenu doit être subordonné à la disposition à travailler pour toutes celles et tous ceux qui en sont capables».

C’est à ce moment là que je me suis dit qu’il en faudrait un peu plus pour justifier l’allocation universelle. Et c’est cela qui m’a mis en route, d’abord en croyant pouvoir trouver chez Rawls ce qui pouvait la justifier, puis, suite aux objections de Rawls, en articulant ma propre justification.

Pour en venir plus spécifiquement au rapport de Gorz à l’allocation universelle, on sait qu’il redoutait le fait qu’il s’agisse là d’un « salaire de la marginalisation et de l’exclusion sociale », et que le chômage cesse par conséquent « d’être un problème à résoudre pour devenir une réalité permanente dont la société s’accommode ». Comment comprendre qu’il se soit, au moins dans un premier temps, si fermement opposé à ce projet ? Et pourquoi a-t-il selon vous finalement changé d’avis ?

Ce qu’il rejette là dans le passage cité, c’est au fond ce que je rejette moi aussi quand je vois des entrepreneurs de la Silicon Valley dire qu’il faudrait verser un basic income car nous allons vers un monde où il n’y aura plus assez d’emplois pour tout le monde. Je suis sur ce point tout à fait d’accord avec lui. Mais la raison principale pour laquelle Gorz refusait l’allocation universelle est à mon avis ailleurs. Elle figure dans le sous-titre de sa contribution au colloque « Liberty, Equality, Ecology: Around the Ethical Foundations of Basic Income », auquel je l’avais invité à participer en 1989 à Louvain-la-Neuve, et qui a ensuite donné lieu à l’ouvrage Arguing for Basic Income. Le sous-titre de sa contribution était : « Why Basic Income Cannot By Itself Provide Membership of Either Society or Community ». Pour lui, l’idée était qu’il ne suffit pas de donner un revenu aux gens pour qu’ils puissent consommer ou simplement survivre. Il faut aussi leur permettre d’être inclus dans leur société et dans leur communauté – c’est la distinction classique due au sociologue Ferdinand Tönnies entre la Gesellschaft formelle et la Gemeinschaft informelle. Mais l’insistance de Gorz sur le « by itself » est importante : il n’exclut pas que l’allocation universelle puisse être une condition nécessaire, mais exclut qu’elle soit une condition suffisante. Il faut aussi une forme de participation et d’inclusion. En fait, je suis d’accord avec lui. La liberté réelle que je défends n’est pas seulement la liberté de consommer mais aussi la liberté de participer, la liberté de pouvoir s’intégrer. D’où d’ailleurs la dimension cruciale de l’universalité – le fait que l’allocation universelle soit combinable avec d’autres revenus, même faibles.

Initialement, Gorz était donc précautionneux. Puis ultérieurement, il s’est « rallié » à l’idée, selon les termes employés dans le courrier qu’il m’a adressé pour m’en faire part. Mais je ne crois pas qu’il ait changé de manière fondamentale sa position. Je crois qu’il est plutôt passé d’une position de non mais à une position de oui mais. Une attitude charitable se recommande à l’égard de tout auteur – et certainement à l’égard de ceux qui, comme Gorz, essayent de formuler honnêtement, de la manière la plus claire possible, ce qui est parfois très difficile à formuler. Dans le cas de Gorz, je ne pense donc pas qu’il s’agisse d’une grande conversion, mais plutôt d’une tentative de clarifier ses propres intuitions et de mieux tenir compte d’un certain nombre de contraintes.

La position de Gorz restera toutefois celle d’un oui mais. Malgré ce revirement, ou cette clarification, il a en effet continué à émettre des réserves vis-à-vis de certaines versions de l’allocation universelle, voire même de certaines de ses justifications. Dans Misères du présent, richesse du possible, dans les lignes qui précèdent la justification de son ralliement à un revenu inconditionnel, il explique notamment demeurer rétif à la perspective des « disciples de Rawls », suivant laquelle « le “travail” est “un bien” qui, au nom de la justice, doit être distribué équitablement ». « Non, poursuit Gorz, le “travail” n’est pas “un bien” : c’est une activité nécessaire […] qui vous donne le sentiment que vous êtes capable de faire ce dont la société a besoin. […] Il est une dimension de la citoyenneté ». Pourquoi Gorz a-t-il selon vous continuer à insister sur ce type de désaccords ?

De manière un peu paradoxale, Gorz est dans ce passage-là plus du côté de Rawls que du mien. La raison pour laquelle Rawls n’était pas à l’aise avec l’idée d’un revenu inconditionnel, c’était en effet que pour lui la coopération sociale – ce qui n’est pas très différent du travail au sens où Gorz utilise le terme ici – n’est pas un bien qu’il s’agit de distribuer entre les personnes. En ce sens là, je suis plus libéral que Gorz mais aussi que Rawls. Pour moi, la justice consiste à donner à ceux qui en ont le moins le plus d’opportunités possibles, l’accès à un travail salarié n’étant qu’une opportunité parmi d’autres. La critique de Gorz s’adresse plus correctement à moi qu’à Rawls lui-même. Il l’explicite dans le commentaire qu’il m’avait adressé suite à l’envoi de mon article de 1991 « Why Surfers Should Be Fed » : « J’ai lu votre article, m’écrivait-il, et tout en étant d’accord avec la conclusion, j’ai retrouvé le malaise que provoque chez moi cette école de pensée anglo-saxonne à laquelle se rattachent d’autres partisans du basic income. Pourquoi? Parce que l’argumentation demeure sur le plan d’une logique quasi algébrique, et que la justice n’est pas réductible à cela. Elle est fondée aussi sur un sens normatif qui précède toute rationalisation possible. On peut passer du normatif à la formalisation logique et juridique, mais on ne peut pas partir de celle-ci pour couvrir le chemin inverse. Bref, il me manque ce qui fait que les individus peuvent se sentir chez eux dans l’espace social où ils vivent. Or notre problème c’est que personne ne se sent plus chez soi dans cette non-société, surtout pas les 15 à 25 ans, et que l’allocation de base, en leur permettant de surfer à Malibu, n’y changera pas grand chose. C’est une chose de choisir une vie faite de surfing et de frugalité, c’est autre chose que de n’avoir d’autre choix. Bien sûr, on peut arguer qu’avec l’allocation universelle tout le monde aura le choix de varier ses modes de vie, mais il faudra pour cela des politiques spécifiques en plus du basic income. » Encore une fois, je suis d’accord quant à cette insuffisance. Surtout dans des sociétés hétérogènes comme les nôtres, on a besoin d’autre chose.

La question du service citoyen obligatoire permet d’illustrer ce point. Il y a bon nombre d’objections pratiques quant à sa mise en œuvre. Mais sur le fond je ne l’ai jamais exclu par principe, tout comme je n’ai jamais exclu l’obligation d’un parcours d’intégration, et en particulier l’obligation d’apprendre la langue locale. Une obligation pour les personnes de suivre des cours de langue implique pour l’une pour les pouvoir publics une obligation de rendre ces cours accessibles à tous. Et cet apprentissage linguistique est une bonne chose en termes d’accroissement de la liberté des personnes, même si cela implique une certaine forme de paternalisme, parfois seulement sous la forme de nudges ou de quasi-obligations. Cela illustre l’idée qu’on a besoin d’autres politiques en complément d’une allocation universelle.

Quant au service citoyen, je l’évoquais déjà à la fin de mon livre Real Freedom for All (1995) « Peut-être faudrait-il instaurer un service civique obligatoire, dont l’objectif explicite serait, par exemple, de prendre soin de l’environnement (et donc de développer une conscience environnementale tout au long de la vie), mais dont la fonction la plus importante serait d’éroder les barrières qui tendent à se former entre les catégories sociales et de maintenir un niveau suffisant de cohésion sociale ». Voilà comment il me semblait alors qu’on pouvait justifier, indirectement, de manière instrumentale ce que j’appelais les « limites institutionnelles à la liberté réelle ». Trente ans plus tard, lors d’un débat organisé en avril 2023 par le MR, j’ai utilisé fondamentalement les deux mêmes arguments pour expliquer pourquoi le service civique obligatoire me semblait être une bonne idée: d’une part l’argument de la cohésion sociale, et d’autre part l’argument qui consiste à dire que c’est une bonne occasion de faire prendre conscience, tôt dans l’existence, d’un certain nombre de problèmes environnementaux et sociaux, et du même coup aussi de réaliser combien il est difficile aux pouvoirs publics de répondre adéquatement à certains de ces problèmes et pourquoi dès lors les citoyens peuvent ou doivent aider à les résoudre dans la sphère autonome.

Pour conclure, je voudrais rebondir sur la remarque de Gorz concernant l’impossibilité pour les 15-25 ans de se reconnaître dans cette société. Pensez-vous que la thématique de la sphère autonome parle aujourd’hui aux jeunes générations ? Et, par rapport aux années 1980, diriez-vous que cette aspiration à l’autonomie a globalement été couronnée de succès ou qu’elle a échoué ? Est-ce que le développement des activités autonomes est aujourd’hui encore un projet d’actualité ?

Il y a évidemment beaucoup de choses qui ont changé. Mais ce projet n’en a pas pourtant perdu son actualité. Par exemple, nous avons dans la rue où j’habite pour tradition depuis une vingtaine d’années d’organiser chaque année une fête de rue. Ce qui importe ce n’est pas seulement l’événement lui-même, mais ce sont les liens qui sont ainsi créés. Beaucoup de voisins se sont rencontrés à cette occasion pour la première fois, ont fait des choses ensemble et depuis lors, se saluent, se sourient et à l’occasion s’aident mutuellement au moment où il y a un problème. Peu de chose sans doute, mais c’est ce qui fait vivre cette sphère autonome — tout comme, à bien plus grande échelle, les efforts qui sont faits à Bruxelles pour créer des quartiers apaisés, des rues qui soient des lieux de rencontre, des places publiques libérées des voitures : tout cela va dans le sens d’une vie sociale et communautaire plus intense dans les villes.

Cela étant dit, il y a au moins deux choses importantes qui sont différentes aujourd’hui. La première c’est qu’on ne peut plus rêver d’une augmentation continue de la productivité qui permettrait de dégager de plus en plus de temps de « loisir » et donc d’autonomie. Le changement climatique, la pandémie du Covid et la guerre en Ukraine sont autant de chocs très sérieux qui affectent la productivité (au sens pertinent) de l’activité dans la sphère hétéronome. Or c’est par la croissance de cette productivité que l’on peut dégager davantage de temps pour la sphère autonome. En outre, en raison de ce que requiert le défi climatique, une part de ce qui est produit au « Nord » devra permettre les investissements massifs dont le « Sud » a besoin. Dans les pays riches, nous devrons certes en moyenne consommer moins en termes matériels, mais pas pour autant produire moins, car une partie de ce qui sera produit ici devra être consommé, y compris sous la forme d’investissements, dans des pays moins développés. La belle perspective d’une réduction du travail hétéronome grâce aux gains de productivité est donc moins évidente qu’elle ne l’était il y a trente ou quarante ans. Elle ne perd cependant pas sa pertinence si l’on parvient à faire bon usage de la puissance productive de la liberté et d’une expansion multiforme de la formation tout au long de la vie.

La deuxième chose c’est que lorsqu’on pensait à la sphère autonome dans les années 1980, il n’y avait pas encore l’omniprésence des ordinateurs, ni a fortiori des smartphones. Aujourd’hui, une part croissante de l’activité dite autonome est happée par le monde virtuel. Une part importante du temps presté ni pour le marché ni pour l’État est maintenant passée en ligne. Prendre une photo de ses enfants et l’envoyer via WhatsApp à leur grand-mère est une activité typique de la sphère autonome, de même que la contribution à un article de Wikipédia, la coordination d’une manifestation sur Facebook ou la participation à un jeu vidéo. Cette expansion de la sphère autonome virtuelle a des avantages indéniables. Mais si elle se fait au détriment de la sphère autonome réelle, le lien entre activités autonomes et relations chaleureuses perd un peu plus de son évidence.

Ces deux éléments nous forcent à repenser — peut-être pas fondamentalement, mais quand même —  ce qui nous permet de croire qu’un accroissement de la sphère autonome est à la fois possible et souhaitable.

 

Un entretien réalisé pour Etopia par Marc-Antoine Sabaté.

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