Céline Marty

Céline Marty est professeure agrégée de philosophie, doctorante sur la philosophie de l’autogestion d’André Gorz et autrice de Travailler moins pour vivre mieux (Dunod, 2021)

Céline Marty, vous êtes doctorante en philosophie, et notamment autrice de l’ouvrage Travailler moins pour vivre mieux. Vos recherches portent principalement sur André Gorz et sur le projet politique d’autogestion qui s’articule à travers l’ensemble de son œuvre. Pouvez-vous, pour commencer, nous raconter comment vous en êtes venue à Gorz, et comment vous avez choisi de lui consacrer une thèse de doctorat ?

J’ai découvert Gorz tout à fait par hasard, dans la librairie Gibert à Paris, où le livre Le fil rouge de l’écologie (édité par Willy Gianinazzi) reposait sur une table. Je l’ai attrapé par curiosité. C’était un petit livre, peu cher, et je l’ai donc acheté. Cela m’a tout de suite parlé car on était loin d’une écologie greenwashing, compatible avec le capitalisme. J’ai également apprécié la dimension anthropocentrée de la perspective gorzienne, qui me paraissait aux antipodes de la valorisation d’une nature sacralisée qui prête le flanc aux dérives de l’écologie de droite. Et je me suis donc dit : tiens, c’est intéressant ça ! Ensuite, c’est l’ouvrage Métamorphoses du travail qui m’a vraiment conquise. Je l’ai lu dans le cadre de ma préparation à l’agrégation de philosophie, dont la thématique portait cette année là sur le travail. J’avais commencé par l’ouvrage de Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition ?, qui m’avait convaincue et qui citait Gorz. J’ai donc poursuivi cette lecture par celle des Métamorphoses. Tout ce qu’il énonce dans cet ouvrage me semblait extrêmement fin et pertinent. Sa critique de la société de services, de l’idéologie du travail, de la valorisation à tout prix de toute création d’emplois, y compris les plus absurdes, mais aussi de la rationalité économique et de son extension aux sphères non-marchandes, y compris le travail domestique. Je trouvais notamment ce dernier aspect très intéressant, car il permet de distinguer le travail au sens d’activité économique d’autres activités laborieuse mais qui échappent à cette rationalité économique. Gorz nous permet ainsi d’échapper à la tendance que nous avons à qualifier tout type d’activités de travail, sans jamais nous poser la question de la diversité de ces activités et des critères permettant de les distinguer.

C’était aussi l’actualité du texte qui m’avait frappée. S’il date de 1988, il pourrait être édité aujourd’hui tant il éclaire encore les problématiques présentes. Et je me demandais donc pourquoi est-ce qu’on ne parlait pas plus de Gorz ! J’étais étonnée par le décalage entre cette relative absence dans le débat public et la pertinence de ses thèses pour comprendre le monde contemporain. C’était évidemment une question de perception, due à des différences de socialisation, car lorsqu’on est biberonné à l’écologie politique on connaît forcément des auteurs tels que Gorz ou Illich. Mais ce n’était pas mon cas, car j’étais plus influencée par la socialisation du milieu académique, laquelle ne m’avait pas transmis Gorz. Même durant mon année d’agrégation, je n’ai pas eu de cours où il était question de Gorz. Je trouvais ça dommage. J’y voyais un manque, quelque chose d’impensé. C’est cela qui m’a animée.

Une fois mon agrégation passée, j’ai eu envie de poursuivre mes réflexions sur le travail. Je me sentais en adéquation complète avec les perspectives de Gorz ou de Méda. J’avais l’impression que c’était une parole qui n’existait plus dans l’espace public, qu’on était reparti à zéro. Quand on voit les discours autour du travail aujourd’hui : on est clairement en train de réinventer l’eau chaude par rapport aux années 1970 et 1990. J’avais donc envie de m’intéresser à ces idées, sans forcément savoir par où m’y prendre. Pendant un temps, j’ai songé à faire ma thèse sur la question de la centralité du travail. Je me disais que Gorz c’était peut-être trop récent, que je ne pourrais pas faire une thèse spécifiquement sur cet auteur. Et puis j’ai finalement décidé de sauter le pas et d’affirmer mon envie de faire un travail sur ce corpus encore trop peu connu, trop peu traité sur le plan universitaire. Je ne le regrette pas ! En particulier parce qu’il y a je crois un vrai enjeu à montrer la cohérence philosophique de son œuvre. Montrer que ce n’est pas qu’un journaliste qui compile des idées en commentant l’actualité. Montrer qu’il n’y a pas des grands revirements, comme son supposé abandon du marxisme avec Adieux au prolétariat en 1980. Montrer que cette cohérence est fondée philosophiquement sur un double héritage : l’héritage sartrien, et l’héritage d’une certaine forme de marxisme. Un marxisme humaniste et moral, dépassant les analyses strictement économistes, et dépassant aussi une analyse un peu mécaniste de la philosophie de l’histoire et de la révolution qui adviendrait d’elle-même au-delà d’un certain niveau de développement matériel. Un marxisme qui s’intéresse à la façon dont les sujets vivent les expériences de domination et peuvent s’emparer des expériences critiques. Je suis convaincue que si Gorz est souvent mal compris, c’est en grande partie faute d’une lecture philosophique de son œuvre, qui seule permet de percevoir sa cohérence. Car ces fondements philosophiques existentialistes et marxistes ont des conséquences ensuite sur son écologie politique et sur sa théorie de l’autogestion dans le travail.

Il comprend très tôt que ce n’est pas dans le travail que tout se joue, que dépasser l’aliénation dans le travail ne suffira pas à résoudre tous les problèmes de sexisme ou de racisme. Tout ce que nous ont appris les mouvements écologistes, féministes ou décoloniaux en fait. Il y a une intersectionnalité des luttes dont Gorz était bien conscient, même s’il n’employait pas ce terme.

Vous mentionnez la question du supposé revirement de Gorz dans les années 1980. Vous avez récemment publié dans la revue Mouvements un article intitulé « L’autogestion du temps : le projet existentialiste et anticapitaliste d’André Gorz », qui critique les lectures distinguant un premier Gorz, défenseur du contrôle ouvrier, d’un second Gorz qui abandonnerait cet horizon pour défendre une autonomie sans lien avec les activités productives. Sur quoi s’appuie cette thèse d’une coupure dans l’œuvre de Gorz, et que lui reprochez-vous ?

Cette thèse de la coupure, elle est exprimée par une série d’auteurs, souvent économistes, tels que Daniel Bensaïd, Thomas Coutrot, Jean-Marie Harribey, ou Richard Sobel (qui va jusqu’à distinguer un troisième Gorz, celui du tournant vers le revenu universel), mais aussi par la figure du mouvement écologiste Alain Lipietz, et en fait par tous ceux et celles qui se revendiquent encore aujourd’hui d’un marxisme qui défend le contrôle ouvrier, la réappropriation et l’autogestion du travail. L’idée est la suivante : Gorz défend le contrôle ouvrier dans les années 1960-70, ça c’est intéressant chez lui ; mais par contre, tout ce qu’il écrit à partir des années 1980, ce n’est plus intéressant parce qu’il abandonne l’horizon de la libération dans le travail. Or c’est faux ! Quand on reprend les textes de Gorz, il ne dit jamais que l’aliénation dans le travail capitaliste est un moindre mal qui doit être accepté pour pouvoir faire des grillades le week-end dans la sphère autonome. Gorz a toujours continué à penser les conditions de l’émancipation. Dans le travail, mais pas seulement. Aussi dans toutes les autres sphères de la vie. À bien y regarder, Gorz est en fait plus pluraliste que ceux et celles qui se concentrent uniquement sur l’émancipation du travail. Il comprend très tôt que ce n’est pas dans le travail que tout se joue, que dépasser l’aliénation dans le travail ne suffira pas à résoudre tous les problèmes de sexisme ou de racisme. Tout ce que nous ont appris les mouvements écologistes, féministes ou décoloniaux en fait. Il y a une intersectionnalité des luttes dont Gorz était bien conscient, même s’il n’employait pas ce terme.

De mon côté, j’ai l’impression que Gorz ne change pas de perspective ou d’opinion dans ses analyses du travail, mais plutôt qu’il les amende. Ses Adieux au prolétariat, par exemple, amendent des thèses sur la vocation révolutionnaire du prolétariat qui sont déjà présentes bien plus tôt, notamment dans La morale de l’histoire (1959). Gorz se répond donc en partie à lui-même, mais il répond aussi aux thèses autogestionnaires en vogue à l’époque, en affirmant que l’autogestion ne suffira pas. Son argument est au fond très simple à comprendre. Il dit en gros la chose suivante : si vous prenez par exemple une usine de plusieurs milliers d’ouvriers qui produisent des pneus, il ne suffira pas de reprendre la main seulement sur les conditions de travail dans cette usine pour changer la structure entière du marché, de l’organisation de la production, etc. Si vous n’êtes pas dans une perspective d’autogestion beaucoup plus globale : autogestion de toute la production, mais au-delà autogestion de la vie et des besoins, il est absurde de penser qu’autogérer une usine de pneus en l’état suffira à faire advenir le socialisme. Cela peut avoir des effets émancipateurs, mais qui sont limités par la situation matérielle de l’organisation capitaliste de la production et du marché. À mes yeux, l’idéal autogestionnaire demeure présent à travers l’ensemble de l’œuvre de Gorz. C’est ce que je défend dans ma thèse. Mais il évolue, en pluralisant cet idéal par-delà le seul cadre du travail.

Le problème que pose Gorz c’est de savoir d’où peut nous venir notre désir d’autonomie si l’on est aliénés dans le travail. Comment le désir d’autonomie peut-il émerger en l’absence d’expérience de l’autonomie ? D’où peut me venir mon désir d’autonomie si je ne vis que des expériences de domination ?

Or ce n’est pas pour autant un abandon de l’autogestion dans le travail. Et d’ailleurs, quand il défend par exemple l’autogestion du temps, il va dire clairement qu’au plus les gens auront d’autonomie existentielle, au plus ils seront exigeants vis à vis de leurs conditions de travail, et donc au plus ils vont revendiquer de l’autogestion dans le travail. On trouve cela écrit noir sur blanc dans Adieux au prolétariat et dans tous les ouvrages suivants. Quoiqu’en disent ses détracteurs. Et Gorz ne dit à aucun moment que le prolétariat disparaît. Il parle d’un « néoprolétariat post-industriel ». Je suis donc parfois agacée par une certaine lecture de Gorz qui ne me semble pas charitable, voire intellectuellement malhonnête. En passant, c’est d’ailleurs principalement en France que ce texte a été mal reçu. En Allemagne ou en Italie, par exemple, cela n’a pas posé problème. On oublie ainsi souvent que les idées développées dans les Adieux sont aussi une réception et une traduction des thèses de l’opéraïsme italien, et notamment celles d’Antonio Negri. On passe de l’ouvrier de masse à l’ouvrier social, celui qui reproduit la force productive par-delà le seul cadre de l’usine, par la formation des connaissances ou le travail domestique. J’ai eu l’occasion d’en discuter avec Toni Negri, qui m’a confié que les Adieux ne pouvaient pas l’avoir choqué puisque l’ouvrage ne faisait que prolonger ce que les opéraïstes écrivaient depuis le début des années 1970.

Pour moi, il y a donc une continuité forte dans l’œuvre de Gorz, qui s’articule autour de la thématique de l’autogestion. Simplement, cette autogestion prend chez lui plusieurs formes différentes. Et je pense qu’à la fin de son œuvre, c’est d’abord l’autogestion du temps qui lui apparaît comme la condition d’autonomie des sujets. Autogestion du temps qui, ensuite, permet aux sujets d’autogérer leurs besoins et leurs conditions de travail. Si l’on devait résumer à gros traits, le problème que pose Gorz c’est de savoir d’où peut nous venir notre désir d’autonomie si l’on est aliénés dans le travail. Comment le désir d’autonomie peut-il émerger en l’absence d’expérience de l’autonomie ? D’où peut me venir mon désir d’autonomie si je ne vis que des expériences de domination ? Et c’est précisément l’autogestion du temps qui, pour lui, va être la condition d’expérience de l’autonomie qui va permettre, ensuite, de rejaillir sur les autres sphères. Parce que les expériences d’autonomie vécues en dehors de la rationalité économique enrichissent le sujet. Si tu n’es autonome dans aucune sphère de ton existence, tu ne pourras pas désirer l’autonomie ni la mettre en pratique dans ton travail. Voilà l’argument gorzien. C’est pour cela qu’une lecture philosophique est cruciale, car il s’agit là au fond d’une analyse phénoménologique et existentialiste : comment le sujet peut-il désirer l’autonomie s’il ne la vit jamais ?

Pour rester sur cette question de l’autonomie, quel est selon vous précisément le sens que Gorz donne à ce concept ? Sur quoi repose chez lui la distinction entre activités autonomes et travail hétéronome ?

Le concept d’autonomie est ambivalent dans l’histoire de la philosophie. Il y a des théories tout à fait idéalistes de l’autonomie, qui ne prennent pas du tout en compte les situations données, matérielles des sujets. C’est pour cela que j’essaye toujours de relier cette question avec celle de l’autogestion, car je trouve que l’autogestion est un concept qui fait tout de suite ressortir la matérialité des situations, qu’on peut alors penser de façon diverse : des situations de travail, des situations écologiques qui influencent la façon de satisfaire nos besoins, et des situations existentielles et temporelles, dans le rapports à nos rythmes de vies. Cette perspective matérialiste est importante pour comprendre le projet d’autonomie gorzien. Mais il faut aussi saisir la perspective morale. C’est notamment l’écologiste Brice Lalonde qui a insisté sur cet aspect philosophique lors de notre entretien : Gorz était obsédé par la question morale, il voulait fonder une morale. La question qui traverse l’ensemble de son œuvre, c’est : comment vouloir ce que l’on fait ? Comment peut-on adhérer subjectivement à ce que l’on fait ? Le reconnaître comme étant notre projet ? À nouveau, on voit que derrière la question du travail, ce sont des questions philosophiques et existentialistes que pose Gorz. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si son premier texte, rédigé entre 1945 et 1955, mais qui ne paraît qu’en 1977, est Fondements pour une morale. Comment est-ce que l’on garantit au sujet la possibilité de vouloir ce qu’il fait ?

Dans cette perspective, l’aliénation c’est proprement l’incapacité à vouloir ce que l’on fait, et à reconnaître ce que l’on fait comme étant le nôtre. Dans La morale de l’histoire, il y a de l’aliénation partout : dans le monde social, dans le langage, et jusque dans le regard d’autrui… À tel point qu’on se dit que cette conception existentialiste de l’aliénation est inféconde sur le plan pratique, car on est aliéné∙e∙s tout le temps. Il semble n’y avoir aucune perspective d’autonomie possible. Je pense que Gorz se dégage de ce sens de l’aliénation à partir de 1964, dans Stratégie ouvrière et néocapitalisme, où il essaye de passer aux perspectives d’action et d’émancipation à un niveau plus pratique – et c’est là qu’apparaît l’horizon du contrôle ouvrier. Mais il finit en fait malgré tout par y revenir. Et c’est cela en réalité le tournant, la coupure des années 1980 ! Non pas un tournant mais plutôt un retour. Retour à une conception existentialiste exigeante de l’aliénation, qui se traduit dans cette notion de travail hétéronome. Ce qu’il dit dans Adieux au prolétariat et qu’il développe ensuite dans Chemins du paradis et dans Métamorphoses du travail, c’est que notre travail, son organisation, les besoins auxquels il répond, etc., tout cela sera nécessairement, à un moment, soumis à des normes et à des finalités qui vont nous échapper et dans lesquelles nous ne nous reconnaîtrons pas forcément, qui ne correspondront pas à notre projet en tant que sujet. C’est cela l’hétéronomie du travail. Et Gorz va même jusqu’à dire qu’il resterait de l’hétéronomie y compris dans une société socialiste, complètement démocratique. Même en autogérant la production sociale, une fois qu’un plan est adopté il s’impose ensuite comme une norme extérieure qui devra être réalisée. Pour le dire de manière un peu triviale, quand bien même je suis d’accord à l’instant t pour tout miser sur la production de pois chiches, une fois que le vote est passé je dois me soumettre à cette décision. Chez Gorz, cela vient notamment des analyses de la façon dont les syndicats négocient les normes de contrôle ouvrier. Ce qu’il remarque – et il rejoint ici la critique des syndicats dans l’opéraisme italien et dans l’après 68 –, c’est que les normes négociées par les syndicats pour obtenir telle et telle amélioration dans les conditions de travail, les cadences, etc., ces normes s’imposent ensuite comme une sorte de carcan qui limite les revendications. Et Gorz applique à l’ensemble de la production sociale cette dialectique de la négociation qui oblige en même temps à accepter les règles du jeu qu’on a négociées.

Au-delà, ce sont les conditions matérielles données de la production qui imposent de l’hétéronomie. En fonction des conditions matérielles de la production agricole (terre sèche) et du régime climatique, par exemple, la production de pois chiches peut s’imposer par la force des choses. Il s’agit bien là de composer avec de l’hétéronomie. Il y a donc plusieurs niveaux. D’abord, les normes hétéronomes qui le sont simplement car ce sont les normes matérielles de la situation dans laquelle on se trouve. Ensuite, l’hétéronomie cela peut-être les normes imposées par le patron capitaliste, mais ça peut être aussi le résultat de mon propre projet qui s’est ensuite réifié, par exemple le choix de produire des pois chiches qui finit par s’imposer à moi comme une norme extérieure. Quoiqu’il en soit, il s’agit de normes extérieures à ma volonté. C’est donc une conception extrêmement exigeante. Il y a pour Gorz un travail hétéronome, nécessaire, qui ne peut pas être dépassé.

Si je vous suis, ce qui est difficile à comprendre et qui demande à être clarifié, c’est que le travail hétéronome renvoie chez Gorz à la fois à la critique de l’aliénation capitaliste et en même temps à cette hétéronomie qui demeurerait même dans une société qui aurait dépassé le capitalisme, l’industrialisme, etc.

Exactement ! Et c’est pour ça qu’il y a de nombreux passages où Gorz précise qu’il y aurait aussi de l’hétéronomie dans une société socialiste parfaitement autogérée. Au fond, l’hétéronomie est due à la simple existence en société. Et Gorz dit que la seule façon de la résoudre, ce serait de revenir à des communautés paysannes et artisanales d’autoproduction, ce qui permettrait à chacun de vouloir ce qu’il ou elle fait. Et encore ! Il indique bien que même dans cette situation là, chacun ferait malgré tout face à la nécessité matérielle de devoir subvenir à ses besoins et il y aurait donc quand même un résidu incompressible d’hétéronomie. Dans tous les cas, il considère que cet horizon n’est ni envisageable dans la situation actuelle de la population mondiale, ni souhaitable parce que cela implique une adhésion complète du sujet au collectif. C’est donc vraiment un sens très exigeant de l’hétéronomie. Tous ceux qui ont mal compris Gorz, c’est parce qu’ils lisent en effet le mot « hétéronomie » comme « aliénation capitaliste », alors que cela ne veut pas dire ça. Pas que ça en tout cas. Les détracteurs de Gorz ne comprennent pas le sens phénoménologique du travail hétéronome, qui dépasse la simple forme capitaliste. Et je pense que c’est là l’une des raisons de la mauvaise réception de certaines de ses thèses. Croire que Gorz accepte avec Adieux au prolétariat l’aliénation dans le travail et annonce qu’il n’y a plus de libération possible dans le travail, c’est non seulement une erreur factuelle de lecture, mais c’est aussi une mécompréhension du niveau d’analyse de Gorz, qui est un niveau philosophique.

À propos des critiques formulées à l’encontre de Gorz sur ce point, il y a également celle d’Aurélien Berlan (voir notre entretien avec lui ici), qui reproche au Gorz des années 1980 d’avoir pensé l’autonomie comme quelque chose qui présupposerait par définition une sphère hétéronome, non pas au sens phénoménologique général que vous avez présenté, mais bien au sens industriel et capitaliste. Et c’est d’ailleurs la vision gorzienne que défend Philippe Van Parijs dans l’entretien qu’il nous a accordé : pour lui, la sphère autonome est quelque chose qui ne peut en effet se construire que sur les gains de productivité dans la sphère hétéronome, et donc au moins en partie dans la sphère marchande capitaliste. Que pensez-vous de cette interprétation ?

Je pense qu’il y a deux points. Il faut tout d’abord insister sur le fait que Gorz a défendu toute sa vie l’autogestion des besoins, c’est-à-dire l’autodétermination des finalités de la production sociale – quels besoins doivent-être satisfaits ? – et des moyens pour le faire – comment veut-on satisfaire, par exemple, le besoin d’alimentation ou d’éducation ? C’est la dimension essentielle de la réorganisation écologique de la production. Or l’autogestion des besoins implique par définition la possibilité d’une certaine autonomie au sein même de l’hétéronomie. Ensuite, il est clair cependant que Gorz considère qu’il ne peut pas y avoir d’autonomie lorsque l’on est complètement soumis à cette hétéronomie. Autrement dit, il n’y a pas d’autonomie possible tant que la satisfaction des besoins de base n’est pas garantie. L’autonomie n’est possible qu’une fois que la survie est assurée. C’est à nouveau une conception très matérialiste. Gorz nous dit en somme : vous n’êtes pas autonome si vous dépendez exclusivement de la production de votre potager, car le jour où la grêle détruit la récolte vous êtes coincé∙e. Mais cela ne veut pas pour autant dire que l’autonomie ne se gagne qu’en s’appuyant sur l’appareil de production industriel capitaliste – d’ailleurs Gorz réfléchit aux usages conviviaux de celui-ci, pour l’utiliser pour produire des vélos ou des outils d’autoproduction qui ne peuvent être autoproduits localement pour toute la population. Et je crois qu’il nous faut mener aujourd’hui une réflexion sur un usage écologiste et convivial de la production industrielle, au sens d’une production standardisée et de masse, qui fournit des matériaux et outils sinon inaccessibles localement. Quoiqu’il en soit, Gorz admet donc la possibilité que les conditions matérielles de l’autonomie soient réunies à travers par exemple la pluralisation des sources de production qu’opèrent les collectifs autogérés, qui ne vivent pas que de la production de leurs jardins mais reposent sur des réseaux d’entraide, etc. Aurélien Berlan ne dit d’ailleurs pas autre chose. L’autonomie ce n’est pas l’individu isolé.

Pour Gorz, il n’y a donc pas d’autonomie absolue au sens existentialiste dès lors qu’il y des enjeux de survie. Mais il est par contre possible d’autogérer la production du nécessaire, et ce quand bien même on en dépend pour survivre. Encore une fois, Gorz pense plusieurs niveaux d’autonomie. La production nécessaire à la survie, celle qui demeure par conséquent hétéronome, celle-là peut être autogérée mais elle ne sera jamais entièrement autonome parce qu’elle dépendra toujours de nécessités et de finalités extérieures. L’activité autonome, pour Gorz, c’est l’activité que peut vouloir entièrement le sujet, parce que c’est l’activité complètement gratuite, qui peut se plier à n’importe quel projet du sujet parce qu’il n’y a aucune conséquence vitale. C’est donc l’activité qui n’est plus déterminée par des critères extérieurs : le terrain agricole sur lequel je produis, les besoins que je cherche à satisfaire, ou encore les normes collectives que je dois respecter. Il y a donc une part de vérité dans la critique d’Aurélien Berlan, qui porte aussi sur la conception existentialiste de l’autonomie chez Gorz : l’autonomie se conquiert par-delà les exigences matérielles dictées par le corps et ses besoins. Je pense que si Gorz lisait son livre, il dirait quelque chose comme : « Oui, je suis d’accord, c’est très bien d’autogérer la sphère du nécessaire, mais l’autonomie existentielle elle n’est pas là ».

Mais alors quel est l’intérêt philosophique et politique de conserver cette conception gorzienne de l’autonomie, si celle-ci ne renvoie qu’à une forme de liberté supérieure, détachée des contraintes matérielles ?

L’intérêt c’est que cela nous permet de porter une conception de l’humain comme un être qui n’est pas là que pour satisfaire ses besoins. Ramener l’autonomie uniquement à quelque chose qui doit se conquérir au sein de la nécessité nous fait courir le risque de ne plus savoir distinguer activités autonomes et activités de satisfaction des besoins. Or cette distinction est cruciale, existentiellement et socialement. On en trouve un bon exemple dans le livre de Michel Lallement, Un désir d’égalité, qui s’intéresse notamment à la communauté américaine de Twin Oaks. Dans cette communauté intentionnelle où les tâches sont partagées de manière égalitaire, il y a un emploi du temps commun qui liste les travaux que chacun doit à la collectivité, et en fait les membres distinguent précisément les tâches qui rentrent dans cet emploi du temps de travail et les tâches qui sont autonomes et qui ne sont donc pas régies par les normes de la communauté. Ils distinguent autrement dit les moments qui sont pour le collectif et les moments personnels, pour lesquels il n’y a pas à rendre de compte. C’est pour cela que la distinction entre autonomie et hétéronomie demeure pertinente – et ce quel que soit le degré d’autogestion du travail hétéronome –, parce que les activités autonomes sont aussi celles sur lesquelles nous n’avons pas de compte à rendre. Il me semble que c’est quand même quelque chose d’intéressant, voire même d’assez précieux dans une perspective libertaire. À Twin Oaks, les activités de travail nécessaire sont soumises à un emploi du temps, qui est organisé de manière démocratique et égalitaire, mais qui n’en demeure pas moins surveillé et contrôlé. Il faut que ces activités soient faites. Il y a des conséquences à leur non-réalisation. Les activités autonomes, au contraire, sont celles dont la non-réalisation n’a pas de conséquences. Si je décide de jouer du piano, de faire du yoga ou je ne sais quoi, il n’y a aucune conséquences pour le corps collectif. Ou alors peut-être seulement relationnelles, de réputation, etc. Mais en tout cas pas de conséquences matérielles de subsistance. Et c’est cela qui tient à cœur à Gorz : penser la possibilité pour l’individu d’exister en dehors du collectif, d’avoir une partie de son existence qui n’est pas régie par les normes collectives et pour laquelle il n’a pas à se justifier de ce qu’il fait, parce que ces activités n’ont pas d’autres finalités que la valeur intrinsèque de ce qu’il y met.

notre distinction mentale entre temporalités du travail et du non-travail est factice parce qu’elle est une division historiquement produite par le capitalisme

Si bien qu’on pourrait finalement retourner la critique formulée par Aurélien Berlan. Ne retombe-t-il pas dans le travers moral consistant à présupposer que l’individu doit vouloir entièrement ce que détermine le collectif ? Gorz présuppose que le sujet doit pouvoir s’extraire du social, le mettre à distance pour pouvoir le critiquer voire le transformer : il n’est pas souhaitable, dans une perspective libertaire, de lui demander de se reconnaître et d’apprécier tout ce qui est dicté par le collectif. Est-ce qu’il n’y a donc pas un risque à réduire l’autonomie à l’autogestion des tâches de subsistance ? Car même en admettant que le travail est plus agréable et gratifiant quand il est autogéré, cela ne suffit pas pour parler d’autonomie au sens gorzien. Au final, peut-être que ce qu’A. Berlan reproche à Gorz c’est de procéder à une division un peu trop formelle entre travail hétéronome et activités autonomes, alors que dans la conception du travail de subsistance autogéré qu’il défend, ces moments d’autonomie font pleinement partie de ce travail de subsistance. C’est d’ailleurs sans doute ce que dirait Geneviève Pruvost, qui défend une approche similaire : notre distinction mentale entre temporalités du travail et du non-travail est factice parce qu’elle est une division historiquement produite par le capitalisme. Cela, Gorz en avait bien conscience. Il en parle notamment dans Métamorphoses du travail, quand il explique qu’avant l’émergence du capitalisme industriel, les tâches de subsistance étaient intégrées dans des rythmes culturels, dans des fêtes, etc., et qu’elles étaient donc imprégnées aussi d’une dimension de gratuité. Mais cela ne change pas le fond de son argument : dès lors que la survie est en jeu, les travailleur∙euse∙s doivent rendre des comptes sur les activités dont ils et elles s’acquittent. L’autonomie, au contraire, ce sont ces activités que le sujet peut vouloir pour elles-mêmes, sans enjeu de survie, et donc sans devoir rendre de compte ni à un employeur, ni à l’État, ni à tout autre collectif. Et ne pas rendre de compte, c’est aussi se protéger de potentiels rapports de force qui existent aussi dans les collectifs autogérés. Ces derniers ne sont en effet pas immunisés contre des problèmes tels que, par exemple, le validisme. C’est ce que montre l’anthropologue Madeleine Sallustio qui étudie les collectifs néopaysans : la valorisation des tâches d’autoproduction peut conduire à un impensé face à la situation de ceux et celles qui ne peuvent pas prendre en charge ces tâches.

Pour terminer par une question plus pratico-pratique, quelle sont ou quelles pourraient être aujourd’hui selon vous les traductions concrètes de la perspective gorzienne ? Comment pouvons-nous parvenir à travailler moins et à vivre mieux ?

Je pense qu’il y a trois perspectives. Tout l’enjeu est de savoir comment on les articule, laquelle vient en premier et conditionne la possibilité des autres. La poule ou l’œuf en quelque sorte. Ces trois perspectives sont l’autogestion du temps, l’autogestion des besoins et l’autogestion du travail. L’autogestion du temps est centrale chez Gorz à partir des années 1980, et constitue à mes yeux la première étape. Celle en tout cas qui est la plus atteignable dans la situation présente. C’est tout simplement une façon de sortir la tête de l’eau des rythmes capitalistes. Car la domination capitaliste se joue aujourd’hui existentiellement dans les rythmes de vie qui nous sont imposés, et qui nous imposent en retour des modes de production et de consommation effrénées. Si l’on ne se saisit pas d’abord de cette question des rythmes de vie, si l’on ne cherche pas à ménager des pauses faces aux stimulations constantes dont nous faisons l’objet, alors même l’autogestion du travail et l’autogestion des besoins se feront dans une logique de rythmes effrénés. Le rapport au temps est fondamental, c’est finalement le rapport existentiel le plus précieux. Mais c’est aussi une urgence écologique ! Appeler aujourd’hui à travailler plus est une aberration écologique. Dans cette situation climatique, nos corps ne tiendront pas le rythme imposé par le capitalisme. C’est ce que remarque notamment l’économiste Eloi Laurent, qui a proposé une interprétation de la crise écologique comme crise sanitaire : un corps né en en 1970, qui aura grandi dans un climat stable et qui n’aura connu dans sa vie que quelques canicules ponctuelles, ne va pas se développer et ne va pas travailler de la même façon qu’un corps né en 2020, qui aura connu des canicules tous les étés de sa vie. On ne peut donc pas miser sur une augmentation de la quantité de travail vivant, vu l’état de nos corps et vu la dégradation de nos conditions matérielles d’existence avec la crise écologique. Sinon, on occasionnera rien de moins que la surchauffe des corps des travailleur∙euse∙s.

Avant de pouvoir se réapproprier la machine de production, il faut donc commencer par la freiner. Voilà comment on pourrait présenter les choses. Freiner, ralentir la machine de production, c’est une étape nécessaire avant de se la réapproprier. Car la machine aujourd’hui nous fait produire et consommer trop vite. Il s’agit en fait de relativiser le rapport à l’urgence, de bouleverser cette temporalité productiviste et consumériste qui s’emballe et dans laquelle nous nous sommes habitué∙e∙s à tout avoir et donc à tout vouloir tout de suite. Changer le rapport au temps, c’est la première étape nécessaire pour bloquer la machine. C’est cette décélération des rythmes de vie qui in fine permettra d’envisager non seulement la réduction mais aussi la redirection de la consommation et de la production. Il me semble que c’est là la raison pour laquelle Gorz, à partir des années 1980, s’intéresse à l’autogestion du temps et non plus seulement à l’autogestion productive. Parce qu’il prend conscience que cette dernière peut en fait être mise au service du productivisme. C’est d’ailleurs ce que montrent des travaux comme ceux de Maxime Quijoux sur les expériences de reprises d’entreprises en autogestion : les ouvrier∙e∙s font tout pour faire tourner la machine, pour être même plus efficaces que les patrons. Si l’on ne s’attaque pas au contexte concurrentiel capitaliste, y compris dans sa dimension temporelle, l’autogestion est donc nécessairement limitée.

Mais freiner la machine, réduire le temps de travail, revenir à d’autres rythmes de vie, c’est une façon de reposer ensuite la question de l’autogestion de la production et de l’autogestion des besoins. Les trois vont et doivent aller de pair. Simplement, je crois que c’est en commençant par changer de rythme de vie qu’on pourra se poser la question de savoir quels sont les besoins prioritaires, comment on veut produire de quoi satisfaire nos besoins de façon qualitative, selon des modes et des finalités dans lesquelles nous nous reconnaissons et qui ne sont plus les normes effrénées du capitalisme, etc. Car qui n’est pas aujourd’hui épuisé par les rythmes de travail capitalistes ? Qui est en capacité de reprendre le pouvoir sur la machine productive ? Et quand bien même, qui est concrètement en mesure de réaliser cette autogestion du travail sans pour autant demeurer soumis aux contraintes temporelles du capitalisme ? Force est de reconnaître que les rythmes productifs ont des conséquences sur nos attentes consuméristes, sur la disponibilité que nous attendons des travailleur∙euse∙s, sur l’ouverture des commerces, etc. : « Quoi, vous n’êtes pas disponible le samedi ? » ; « Quoi, il n’y a plus de pain à la boulangerie après 17h ? ». C’est le tour de force du capitalisme : la promesse d’une consommation en continu. Nous vivons dans un monde où il n’y a plus jamais de pause dans le rythme de la consommation. D’autant plus avec les smartphones que nous gardons en permanence en main. C’est pour cela que changer notre rapport au temps peut potentiellement tout changer, mettre en marche tout le reste. L’autogestion des besoins par des coopératives de consommation, par exemple, c’est très bien ! Mais c’est une goutte d’eau dans l’océan de la cadence productive du capitalisme – qui implique aussi des structures logistiques énormes, aux conséquences écologiques considérables, que détaille le numéro de juin-juillet 2023 de Socialter.

L’autogestion du temps, en revanche, c’est une perspective qui peut convaincre y compris des personnes qui ne sont pas anticapitalistes mais qui subissent de plein fouet les rythmes de travail et qui en perçoivent bien le caractère néfaste et absurde. J’ai récemment été interrogée par une chaîne de télévision à propos de la semaine de quatre jours. La journaliste, loin d’être une fervente gauchiste, me confiait ainsi qu’elle ressentait cela au quotidien : qu’en travaillant moins elle adopterait un mode de vie plus écolo, consommerait moins, privilégierait la qualité à la quantité, etc. Changer les rythmes de vie, c’est rendre possible ce type de changement existentiels. En résumé, et pour conclure, je dirais donc : autogestion du temps qui permet l’autogestion des besoins, autogestion des besoins qui à son tour rend possible l’autogestion de la production et de la consommation.

Un entretien réalisé par Marc-Antoine Sabaté pour Etopia.

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