Un texte de Christophe Derenne, directeur d’Etopia et Olivier Petit, chercheur-associé

Fascisme mussolinien ou participation démocratique ?

En 1995, le mouvement étudiant francophone réussissait à imposer des Assisses de l’Enseignement au Gouvernement de la Communauté française suite aux mobilisations contre le Décret Lebrun réformant l’enseignement supérieur. Contrairement à la proposition de Laurette Onkelinx, Ministre-Présidente de l’époque – une consultation sur l’avenir de l’enseignement sous la forme de quelques tables-rondes décentralisées entre experts et représentants du monde enseignant – ce dispositif[[Demandée par J-M. Nollet et P. Henry, pour la FEF à C. Derenne ; la coordination fut confiée à C. Derenne et D. Liétaer pour le Conseil de l’Education et de la Formation.]] reposait sur l’idée que chaque école pouvait participer sous la forme d’« agoras ».

La particularité de ce processus participatif résidait dans les deux éléments suivants :

élargir la consultation à tous les acteurs concernés (enseignants et élèves, mais aussi parents et intervenants socioculturels divers) sur les lieux mêmes où l’enjeu scolaire se noue ;

ne pas se contenter de donner un avis qui, par étapes successives, serait remis au Gouvernement, mais profiter de la rencontre dans un espace informel – l’agora – pour lancer des dynamiques collectives, des projets concret, des expérimentations collectives.

Par cette double voie, il s’agissait de préfigurer la véritable réforme efficace et légitime dont l’enseignement avait besoin : celle de la démocratisation de son mode d’organisation, c’est-à-dire un nouveau partage des responsabilités entre l’ensemble de ceux que l’éducation concerne[[Pour une analyse plus fine, voir « Enseignement et démocratie », O. Petit, ronéoté, 1995, et « A la recherche de nouvelles formes de citoyenneté », O. Petit et C. Derenne, la Revue du MAUSS n°6, 1995.]].

Certes, la démarche était perfectible, mais un syndicaliste enseignant mit le feu aux poudres en interpellant durement le mouvement étudiant en ces termes :

« Dans cette organisation, (…) personne n’est oublié, pas même cette minorité silencieuse peuplée des «fascistes» si ordinaires qui s’exprimeront, en toute quiétude dans les agoras des écoles. (…) Profiter d’une pseudo démocratie directe à l’athénienne pour permettre l’érection au sein des partenaires sociaux et des relations sociales, du catégorialisme, du corporatisme, de l’individualisme et du poujadisme, c’est préparer la mise en place d’une concertation de type fascisant comme Mussolini l’a appliquée »[[Robert Manchon, dans une carte blanche parue dans Le Soir du 18 janvier 1995 : « Enseignement: hypothèque sur les assises ». ]].

Ce genre de critiques de l’élargissement des procédures traditionnelles de la consultation était donc encore tenu il n’y a pas si longtemps.

D’autres mandataires politiques importants de l’époque et des intellectuels notoires s’engagèrent dans le débat, certes de façon moins excessive, mais néanmoins très nette sur le fait que la politique « c’est l’affaire des représentants, élus légitimement pour s’en occuper » au travers de la démocratie parlementaire et de la concertation sociale. Au
mieux, ils discernaient la nécessité d« un effort de pédagogie » de la part du monde politique.

C’était il y a douze ans, c’était il y a un siècle.

La participation, une évidence partagée, mais laquelle ?

Que nous apprennent ces réactions de l’époque ?

Que l’éthique de la responsabilité de ces mandataires politiques et acteurs sociaux était à ce point développée qu’il était devenu impossible de parler de participation citoyenne autrement qu’en termes vagues et abstraits (« la participation oui, bien sûr, je suis pour, mais là, comme ça, non ») ?

Qu’il faille craindre à tout moment que la rue ne prenne le pouvoir à l’encontre du corps politique véritable et que s’ensuive une régression politique due à l’incapacité de la multitude à répondre rationnellement à la complexité des enjeux contemporains ?
Que l’on peut se contenter du – ou se résigner au – régime purement représentatif dans les domaines politique et social, tant que l’on arrive à faire en sorte que le peuple reste loyal au régime démocratique ? Evidemment, en Belgique, avec la pilarisation, le clientélisme et la « liberté subsidiée » nous avons de puissants et robustes dispositifs pour maintenir le peuple dans la loyauté vis-à-vis de la démocratie. Jusqu’au moment où cela s’effrite de trop, par exemple par le développement de tendances « nationales-libérales » comme en Flandre, ou lorsque la chose publique devient quasiment « chose privée » comme à Charleroi.

Les réactions citées plus haut nous apprennent aussi, douze ans après, que l’air du temps a fondamentalement changé en la matière – qui oserait encore réagir comme cela ? – et que « plus de participation » fait aujourd’hui partie de l’évidence partagée, même si les raisons en sont diverses (cf. infra).

Mais de quelle participation parlons-nous ?

Le point de vue que nous voulons développer dans cet article est le suivant : l’exigence d’une démocratie « radicale », participative, mais qui n’est pas la démocratie directe, peut être envisagée comme un remède à la crise du politique si souvent décrite depuis une quinzaine d’années dans nos démocraties occidentales[[Pour des analyses pointues de cette crise, voir le recueil d’articles « La démocratie contre elle-même », Marcel Gauchet, Gallimard, Paris, 2002.]].

Que l’on nous comprenne bien : nous ne sommes pas de belles âmes ignorantes des rapports sociaux ou nourrissant une visée consensuelle disqualifiant les conflits et la division du pouvoir pour préparer une concertation fasciste de type mussolinienne. Il n’est pas question pour nous de disqualifier la démocratie représentative en général ni sa version belge en particulier (ce mélange de démocratie de partis et de démocratie concertative).

Mais nous pensons qu’il faut chercher à en dépasser les limites en la « radicalisant ». C’est ce qui permet d’ailleurs à la représentation d’être habitée, c’est-à-dire de prendre tout son sens et sa légitimité.

Dans cette optique radicale, il y a deux manières – complémentaires – d’aborder la question. Car il y a deux lectures de la crise du politique.

A crise de la gouvernance, élargissement de la consultation

Si l’on considère la politique comme un système de décision qui vise l’efficacité, alors la crise du politique exprime un problème de gouvernance.

Il s’agit, par exemple, de l’inadéquation entre un espace économique transnational et les espaces politiques nationaux. La construction européenne pourrait à cet égard constituer un espace politique suffisamment large pour rendre au politique une marge de liberté mais ce n’est entièrement pas la voie qui a été choisie jusqu’à ce jour. Il s’agit également des problèmes écologiques et de long terme que le champ politique peine à prendre en considération (ce qui n’est pas sans lien avec le point précédent) malgré l’urgence indiscutablement établie.

De ce point de vue, l’objectif de la démocratie participative sera d’accroître l’influence des opinions publiques « autonomes » et « actives » sur les décisions à prendre par les représentants politiques. C’est la métaphore de la « forteresse assiégée » : il y a un droit à faire pression sur le système politique en contrepartie de la marge d’indépendance dont dispose les élus.

La perspective est alors de légitimer cette influence sur les décisions.
Dans la même veine, cette approche implique une réorganisation de nos processus décisionnels en vue d’associer les « parties prenantes » de la société civile, au travers de moments de discussion argumentée. Cela recouvre les notions d’élargissement de la fonction consultative (du niveau communal au niveau fédéral), de l’accroissement de la coopération internationale, de nouvelle gouvernance et, plus particulièrement, des innovations méthodologiques comme les conférences de citoyens. En un mot, tout ce qui fait participer l’« élite » de la société civile.

La perspective est alors de réaménager nos institutions en vue d’y inclure des procédures de décision obligeant à la prise en compte de tous les points de vue intéressés. En particulier, elles permettent au système politique de dépasser ses limites temporelles, fortement marqués par les échéances électorales. Cet élargissement de l’horizon est essentiel pour faire face à nos responsabilités vis-à-vis des générations futures.

Mais ces démarches restent centrées sur la qualité démocratique et l’efficacité des décisions politiques. Leur souci est de resserrer le lien entre les décisions des gouvernants et les volontés des gouvernés, dont la diversité serait mieux entendue, afin d’améliorer le caractère raisonnable des décisions. Les décisions seraient alors à la fois de meilleure qualité (plus rationnelles, plus fines, plus intelligentes, prenant mieux en compte les contraintes et les opportunités de la réalité) et mieux acceptées par les acteurs qui y ont été impliqués.

Seul bémol, mais de taille : lorsque ces démarches d’élargissement de la consultation sont organisées sous de mauvaises conditions, « plus de consultation » peut entraîner « plus de lenteurs », « plus de blocages », « plus de phénomènes NIMBY[[Not In My Back Yard (pas dans mon jardin).]]» donc, in fine, plus d’inefficacité.

Et ces phénomènes sont aggravés lorsque l’on confond représentativité des consultés et qualité de l’argumentation qu’ils ont à développer. Il ne s’agit pas ici de trouver des interlocuteurs représentatifs – pour cela et les rapports de force qui les sous-tendent nous avons toutes les institutions de la démocratie représentative et concertative – mais d’augmenter la qualité et la publicité du débat argumenté.

Mais ce qui précède va-t-il assez loin dans la compréhension de la crise du politique ?

A crise du « vouloir vivre ensemble », valorisation de l’Action

On a considéré jusqu’ici le politique comme un système de décision en interaction, en interdépendance plus ou moins forte avec d’autres systèmes (économique ou écologique par exemple). Mais ce n’est peut-être pas seulement, ni même essentiellement, pour améliorer l’efficacité des décisions collectives que la démocratie participative gagnerait à être renforcée.

Le politique n’est pas qu’un système de décision, c’est aussi le champ où s’exprime le vouloir vivre ensemble d’une communauté, son pouvoir-en-commun.

Dans cette perspective, l’enjeu de la démocratie participative, c’est tout d’abord le renforcement d’un sentiment d’appartenance au champ politique et à des fondations communes. C’est à ce niveau, par exemple, que pourrait se situer le principal intérêt des discussions entre wallons et bruxellois relatives à un espace politique donc un destin commun. Et l’on perçoit bien que ce vouloir-vivre ensemble sera d’autant plus solide qu’il y aura plus d’individus impliqués, se reconnaissant dans leurs institutions politiques.

L’enjeu est alors celui de l’élargissement de la pratique politique elle-même. La perspective est alors de générer de l’implication politique, de permettre au plus grand nombre[[Comme avec les Agoras des Assises de l’enseignement…]] de participer aux activités d’expression, de discussion, de décision ou d’évaluation.

Il s’agit que la possibilité soit donnée à chacun d’agir en tant que citoyen dans (au moins) un espace public. Cela implique une valorisation de l’action pour elle-même, en tant qu’exercice collectif de liberté individuelle, comme le soutenait Hannah Arendt[[La condition de l’homme moderne, 1958.]].

N’est-ce pas, d’ailleurs, une des motivations sous-jacentes à l’ensemble de ceux qui font de la politique et qui rend ce travail si jubilatoire et passionnant ? N’est-ce pas une motivation essentielle mais si souvent cachée par les autres motivations mises habituellement en avant (les valeurs pour lesquelles chacun milite dans un courant politique particulier) ?

Dans cette optique, la responsabilité du système politique ne réside pas dans un appel incantatoire à une citoyenneté active mais dans la mise en œuvre de processus politiques crédibles rendant possible et stimulant cet exercice collectif de la responsabilité.

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