L’objectif de ce texte est de soutenir l’instauration d’initiatives populaires décisionnelles [1] en Belgique. Absolument rien ne peut justifier que nos institutions politiques restent purement représentatives si ce n’est le poids de préjugés élitistes ou de la tradition. Tous les états fédérés allemands connaissent l’initiative populaire décisionnelle et la réflexion y est en cours pour le niveau fédéral. Et que dire de la Suisse, état fédéral plurilingue [2] (partiellement comparable à la Belgique), où elle est pratiquée de façon continue !

Vu l’absence totale d’expérience belge en la matière, je présenterai dans un premier temps un exemple récent d’initiative populaire (suisse), ensuite son origine historique (il fut proposé pour la première fois par Condorcet en 1793) et enfin un très bref résumé des dispositifs contemporains suisse et allemand. Après cela, seront discutés certains aspects du régime politique belge – notamment son imaginaire instituant bloqué depuis… la Constitution de 1831 et la possibilité d’instaurer des consultations populaires régionales qui ne semble guère susciter l’enthousiasme des partis.

Un exemple d’initiative populaire

Initiée en mars 2013 par l’Union syndicale suisse (la plus grosse fédération syndicale de Suisse, environ 370.000 affiliés, de tradition socialiste), cette initiative avait pour objet l’augmentation de 10 % de la rente vieillesse (la pension légale). Après la phase de récolte (18 mois maximum) des 100.000 signatures nécessaires (pour un corps électoral d’environ 5.300.000 personnes), elle a fait l’objet d’une votation populaire le 25 septembre 2016. Celle-ci s’est soldée par un rejet du projet (avec un taux de participation de 43,13%, comparable au taux de participation de 48,5% des dernières élections fédérales suisses de 2015) : soit 921.375 oui (40.6%) et 1.348.032 non (59.4%) [3].

Le déroulement de la procédure impliquait un débat public contradictoire, non seulement dans l’espace public informel (avec les différentes prises de position des organisations de la société civile, des partis politiques, des experts,…), mais également au niveau formel puisque aussi bien le Conseil fédéral (le Gouvernement) que le Parlement fédéral ont exprimé et motivé leur position officielle sur l’initiative [4] La documentation officielle fournie par le Conseil fédéral en vue de la votation reprenait l’argumentaire du Comité d’initiative en faveur du projet et le contre-argumentaire du Gouvernement.

Outre la mise à l’agenda politique d’une question particulière ainsi que le débat public contradictoire que permet la campagne référendaire, les initiatives populaires permettent également aux porteurs de l’initiative de mobiliser les citoyens, de fédérer des soutiens divers et, après la votation, de faire prendre conscience au Gouvernement du nombre d’électeurs favorables à l’initiative. Ainsi, même quand l’initiative est rejetée (environ 9 fois sur 10 !), il est fréquent qu’elle provoque malgré tout une réforme favorable (environ 1 fois sur 2) [5], ce qui semble être le cas de l’initiative évoquée ci-dessus puisque l’Union syndicale suisse se réjouissait récemment du renforcement des rentes vieillesse [6]http://www.uss.ch/themes/politique-…. Signalons encore qu’une initiative peut bien entendu également être lancée par des citoyens indépendants [7] ou même par un parti [8] (ce qui est plus discutable).

Selon Papadopoulos (voir note 5), ce type de procédure favorise donc, même lorsqu’elle n’est pas acceptée, la vitalité de la société civile, une information politique élevée et une réelle satisfaction à l’égard de la démocratie.

Origine de l’initiative populaire

Parmi les multiples rebondissements de la période révolutionnaire française, la Convention nationale chargea en septembre 1792 un Comité de constitution de rédiger un projet de constitution. Condorcet, désigné rapporteur, en fut le principal artisan. Le projet qu’il présenta à la Convention nationale en février 1793 fut qualifié par certains à l’époque comme « la Constitution la plus démocratique qui puisse être donnée à une grande nation » et est considéré encore actuellement (L. Jaume) comme d’une « audace démocratique…très grande (inégalée jusqu’à aujourd’hui) » [9]

Ce projet, tout en soutenant le principe d’une représentation nationale élue, proposait également, en articulation avec une division du territoire en Assemblées primaires, Communes, puis Départements, la possibilité de l’initiative populaire, soit la faculté pour les citoyens de provoquer, selon une procédure précise, une décision en matière législative ou constitutionnelle. Bien qu’il fut rejeté par une majorité jacobine et tomba alors dans les oubliettes de l’histoire française, l’idée d’initiative populaire connut une grande postérité : en Suisse d’abord qui fut la première à l’instituer et à la mettre en œuvre à partir de 1845 (au niveau des cantons dans un premier temps, puis ultérieurement et pour partie au niveau fédéral) ; de là l’idée passa sur la côte ouest des Etats-Unis où de nombreux états fédérés l’adoptèrent entre 1890 et 1920 [10] ; on la retrouve aujourd’hui dans de multiples pays et notamment, pour prendre un exemple très proche, en Allemagne dans tous ses états fédérés.

L’idée de Condorcet était la suivante [11] : plutôt que d’être contraints à faire entendre leur voix dans la rue, voire d’utiliser la force (on est en pleine période révolutionnaire !), et au nom de l’égalité fondamentale entre les hommes, les citoyens doivent toujours pouvoir disposer d’un moyen légal de réformer les règles existantes comme d’en faire promulguer de nouvelles.

Moyennant le recueil initial de 50 signatures de membres de l’assemblée primaire (subdivision de base du territoire regroupant entre 450 et 900 citoyens et où ceux-ci doivent exercer leurs droits politiques), un citoyen peut mettre à l’ordre du jour de son assemblée primaire sa proposition. Si celle-ci obtient une décision favorable, elle est soumise aux autres assemblées primaires de la commune, puis, moyennant décision favorable d’une majorité d’entre elles, à l’ensemble des assemblées primaires du département et enfin au Corps législatif, qui peut soit l’adopter (selon des modalités précises qu’il serait trop long de reprendre ici), soit la rejeter, mais, dans les deux cas, en courant le risque que les assemblées primaires d’un autre département s’opposent à la décision d’adoption ou de rejet, ce qui provoque la consultation générale de toutes les assemblées primaires du pays. Si celles-ci confirment la décision du Corps législatif, la procédure s’arrête, sinon celui-ci est dissous et de nouvelles élections ont lieu.

La proposition de Condorcet mêlait donc initiative citoyenne, diverses délibérations échelonnées du niveau local jusqu’au Parlement national et le référendum comme moyen final d’arbitrage. Ainsi se dessinait une conception originale de la « souveraineté populaire » combinant à tout le moins

  • un espace politique ouvert à tous les citoyens et proche d’eux : les assemblées primaires au sein desquelles se déroulent diverses élections (notamment législatives) ainsi que les délibérations relatives à des modifications constitutionnelles ou législatives, d’initiative ou non
  • une assemblée nationale formée de représentants élus (à partir des assemblées primaires) et renouvelée tous les ans (!)
  • des mécanismes d’interaction continue entre ces deux pôles – dont aucun ne concentre le pouvoir formel d’initiative et de décision – organisant une souveraineté que l’on pourrait qualifier de « dialectique » [12]

Dans cette façon de voir, on ne cède pas à l’argumentaire généralement invoqué pour justifier la démocratie dite « indirecte » : l’impossible participation directe, sur un vaste territoire, d’une population nombreuse, divisée dans ses intérêts et insuffisamment compétente que l’on compare aux délibérations d’une assemblée de représentants de la Nation, présumés au service de « l’intérêt général » et supposés compétents. Au contraire, tout en reconnaissant une certaine nécessité fonctionnelle de représentants élus (mais élus selon des modalités différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui), on considère qu’il est possible de répartir le pouvoir formel d’initiative et de décision sur l’ensemble du peuple moyennant des assemblées délibératives locales et des dispositifs constitutionnels permettant une dialectique décisionnelle entre celles-ci et l’assemblée nationale. Cela est vu non seulement comme possible (a fortiori, aujourd’hui, avec l’ensemble des outils techniques disponibles), mais aussi comme un devoir impératif, au nom des droits de l’homme et du citoyen.

L’initiative populaire dans deux Etats fédéraux proches

Avant d’en venir à la situation belge, il vaut la peine de se donner quelques points de comparaison. La Suisse et l’Allemagne sont deux états fédéraux (dont le fédéralisme est sans doute plus cohérent qu’en Belgique) connaissant diverses procédures d’initiative populaire.

La Suisse

À côté de son Conseil national (composé par élection au scrutin proportionnel) et du Conseil des états (chaque canton y désigne ses représentants selon ses propres règles), celle-ci connaît en effet depuis plus d’un siècle, à son niveau fédéral [13]
(a) le référendum obligatoire sur les révisions constitutionnelles adoptées par le Parlement et l’adoption des traités internationaux
(b) le référendum facultatif d’initiative populaire sur les lois adoptées par le Parlement
(c) le référendum d’initiative populaire en vue de modifier la Constitution

Il n’y a donc pas de référendums (type « Brexit ») organisés sur base d’une libre décision des autorités politiques (ce que certains nomment alors « plébiscite »). Il n’y a pas non plus, au niveau fédéral toujours, de référendums d’initiative populaire en matière législative, mais bien une possibilité de veto sur base d’une initiative populaire (b). Cependant, lorsqu’un référendum d’initiative populaire entraîne une modification de la Constitution (c), cela conduit généralement à des modifications législatives, qui pourraient à leur tour éventuellement faire l’objet d’un veto populaire (b).

Les référendums sont également au cœur de la vie démocratique des cantons et leur étendue y est même souvent plus large qu’au niveau fédéral (variable selon les cantons) : on y pratique, par exemple, le référendum financier (pour les dépenses dépassant un certain montant), le référendum législatif (et constitutionnel) obligatoire, l’initiative législative (et constitutionnelle)… De plus, les grandes communes organisent également de nombreux référendums de divers types (les plus petites fonctionnant quant à elles sur base d’assemblées populaires ouvertes). Ainsi, pour donner une idée de ce que ces différents référendums représentent en termes d’intervention démocratique, un citoyen de Zurich a pu participer, en une seule année, tous niveaux confondus, à 6 élections et 30 votations [14] !

L’Allemagne

Les seize états fédérés allemands [15] disposent de l’initiative populaire décisionnelle (IPD) en matière législative. Une proposition de loi d’initiative populaire doit être soit acceptée par le parlement du Land, soit soumise par référendum à la décision du peuple. Il s’agit donc d’une initiative « indirecte » [16] puisque le référendum n’est pas automatique.

Douze des seize Lander connaissent également l’initiative populaire « propositive » (IPP) par laquelle est soumise au parlement du Land une simple proposition sur laquelle il doit se prononcer après débat sans qu’un référendum soit possible en dernier ressort. En contrepartie, l’IPP bénéficie d’un élargissement de ses objets possibles et d’un assouplissement de ces modalités.

Enfin, notons encore que cinq Lander sur les douze qui connaissent les deux types d’initiative lient celles-ci entre elles faisant de l’IPP la première étape de l’IPD [17]. Tous les Lander reconnaissent également la possibilité (moyennant diverses limitations) d’une révision partielle [18] de la Constitution par le moyen d’une initiative populaire.

La situation en Belgique

Pour résumer, on peut dire que l’initiative populaire décisionnelle (IPD), en matière législative ou constitutionnelle, est inconstitutionnelle et toute modification de dispositions constitutionnelles – y compris, donc, celles qui empêchent aujourd’hui toute IPD – repose sur une procédure de révision [19] de la Constitution de la compétence exclusive des représentants élus. De plus, il va de soi dans notre système institutionnel que les entités fédérées, contrairement à celles de Suisse, d’Allemagne ou encore des Etats-Unis, n’ont aucune autonomie constitutive en la matière.

Selon un avis du Conseil d’Etat de 2009, même une simple consultation de la population était jugée inconstitutionnelle dans le cadre de notre système représentatif : celui-ci ne pourrait souffrir que les représentants de la Nation soient liés, en droit ou en fait, dans l’exercice de leur mandat, or, selon le Conseil d’Etat, une consultation populaire lierait en fait, autrement dit politiquement, les représentants de la Nation… Il s’agit d’une conception incroyablement conservatrice et très peu au fait de l’idée démocratique !

Un peu d’histoire

Parler d’initiative populaire en Belgique semble en effet presque incongru tant l’imaginaire politique belge reste profondément conditionné par le type de régime instauré dès la naissance de l’Etat belge : une monarchie constitutionnelle organisant un gouvernement dit « représentatif », au sens où les élus, même élus au suffrage censitaire ou capacitaire, sont présumés représenter la « Nation », sorte de personne morale, de fiction juridique permettant de faire l’économie du peuple réel dans la pluralité de ses opinions. Cette monarchie constitutionnelle et parlementaire fut décidée formellement par une assemblée constituante, le « Congrès national », composée de deux cents membres passés au crible d’un double filtre très sélectif [20] : d’une part, des conditions d’éligibilité drastiques et, d’autre part, un corps électoral très réduit.

Ainsi « le nombre de républicains et de démocrates sera réduit au minimum au Congrès national » [21]

Rien d’étonnant donc à ce qu’« un consensus élitiste solide existe au sein du Congrès qui s’ancre dans une peur du peuple jugé au mieux incompétent, au pire irrationnel et donc incontrôlable » [22]. Et pourtant les congressistes n’ignoraient aucunement ce que la révolution devait au peuple. : « Qui donc dans cette ville, dans le jardin qui touche à ce palais, dans ce jardin tout cicatrisé par les boulets et la mitraille, dans ce palais même, qui, dis-je, exposait son sang et sa vie ? Qui courait à l’ennemi sans tactique et sans chef ? C’étaient nos patriotiques masses. Combien est-il de familles marquantes qui aient offert leurs fils en holocauste à la patrie, combien de noms historiques l’histoire inscrira-t-elle sur la noble nécrologie de notre révolution ? Un silence éloquent me répond. Les masses nous ont assis dans cette enceinte. C’est par elles que nous y siégeons » [23]..

Toujours est-il que la Constitution qui fut établie pour le peuple belge – bien que libérale au sens où elle reconnaissait certaines libertés (défensives) fondamentales permettant un droit de regard et de critique de l’opinion publique (restreinte) – reposa sur un principe strictement représentatif sans possibilité quelconque pour l’immense majorité du peuple de prendre part aux affaires publiques. « Dans ce contexte, la démocratie politique est l’impensée de la Révolution belge » [24] . Ce qui fit dire au journaliste et révolutionnaire belge de Potter que « Ce n’était pas la peine de verser tant de sang pour si peu de chose » [25].

Jamais le peuple belge n’eut son mot à dire sur les institutions politiques mises en place, ni alors, ni depuis lors. Même si, au sortir de la première guerre mondiale et dans le contexte de l’influence « pernicieuse » du bolchevisme au pouvoir en Russie depuis fin 1917, les élites belges finirent par concéder le suffrage universel masculin (puis réellement universel en 1948), jamais le peuple belge ne put se prononcer ni sur sa Loi fondamentale (réservant tout pouvoir de décision aux seuls élus), ni sur ses diverses évolutions historiques, mêmes majeures, ni sur les Traités européens et internationaux ayant un impact (très) significatif sur les marges de manœuvre des politiques publiques, ni enfin sur ces politiques publiques elles-mêmes.

On peut estimer, à juste titre, que le suffrage universel et la formation de partis de masse a quand même permis d’orienter les décisions politiques dans un sens plus conforme aux souhaits des électorats des différents partis, et singulièrement de l’électorat plus populaire, ce qui favorisa le développement de l’Etat-Providence. On peut alors également juger de façon positive la gestion « consociative » de la Belgique, c’est-à-dire, pour faire rapide, la négociation de compromis entre les élites des différents « piliers [26] » segmentant la population belge et leur représentation proportionnelle au sein des institutions étatiques. Cependant, ce point de vue appelle certaines remarques critiques, factuelles et de fond. D’une part, cette gestion consociative, pour rester un tant soit peu « démocratique » impliquait une forte cohésion interne à chaque pilier : un sentiment d’appartenance partagé par les membres et une réelle confiance dans les élites du pilier. Ce n’est évidemment plus le cas aujourd’hui, les piliers sont dépeuplés et ne subsistent partiellement que par effet d’inertie et intérêts matériels divers. De plus, les compromis socio-économiques que ce système a permis (et même leur simple possibilité) sont largement remis en cause depuis le lancement de la « contre-révolution » néolibérale, ce qui constitue une des raisons de la perte de confiance [27].

Enfin, et surtout, si ce qui vient d’être dit indique déjà que la gestion consociative par les élites des piliers a perdu sa légitimité sociale de même que son efficacité pratique, il faut encore ajouter que ce mode de gouvernance par des élites « représentatives » reste tout à fait insatisfaisant du point de vue des valeurs démocratiques elles-mêmes.

La possibilité de consultations populaires régionales

Vu l’avis du Conseil d’Etat de 2009 évoqué plus haut, la possibilité de consultations populaires régionales a été insérée dans la Constitution en 2014. La Région wallonne (au contraire de la Région bruxelloise) s’est emparée de cette nouvelle possibilité et a adopté en 2016 une proposition de décret spécial instituant la consultation populaire [28]. Toutefois on y décèle assez clairement le faible enthousiasme des parlementaires. Les premiers paragraphes de la présentation du projet sont assez instructifs à cet égard :

La légitimité de l’État de droit repose avant tout sur la participation des citoyens et des citoyennes, en particulier à travers le suffrage universel. Force est néanmoins de constater un certain désintérêt du citoyen pour la chose publique”,… “notamment dû au fait que ce dernier n’est amené à se prononcer qu’une fois tous les cinq ou six ans…”.
En d’autres termes : la légitimité des institutions politiques et des lois repose sur le consentement des citoyens. Celui-ci est donné normalement au moment des élections. Malheureusement (« Force est néanmoins de constater… »), ce consentement électoral, exprimé seulement tous les cinq ou six ans, ne paraît plus suffisant aujourd’hui. De fait, le vote des citoyens signifie beaucoup moins qu’auparavant qu’ils se reconnaissent dans les partis et surtout qu’ils leur font confiance pour prendre les meilleures décisions possibles. Les élus perçoivent bien que leur légitimité a fortement décliné et que, si les citoyens leur confient formellement le pouvoir, cela ne veut certainement pas dire qu’ils ont « carte blanche ». Le consentement électoral est devenu un consentement faible.

Par conséquent, il est important de proposer d’autres formes de participation que l’élection (qui puissent développer cet intérêt pour la chose publique. C’est ce que devraient apporter les consultations populaires par lesquelles “la population” aura la possibilité “de s’informer spécialement sur une problématique, de se forger une opinion à partir d’une information contradictoire et enfin, de donner son avis sur des questions d’intérêt général…
On en espère “un rapprochement entre la population et les mandataires publics”, “dans le cadre du dialogue entre les députés et la population qu’ils représentent”.

Cependant, ce dialogue ne doit pas être mal compris, il n’implique aucune remise en cause du monopole de la représentation et de la décision dont s’estime investi le parlement. « Tant les matières que les questions soumises à la consultation du public (y compris lorsque la consultation est initiée par des citoyens) sont … du ressort du Parlement. C’est aussi à ce dernier qu’il reviendra de donner les suites qu’il jugera utiles aux résultats de la consultation ». Si l’on ajoute à cela les fortes limitations matérielles et procédurales fixées au dispositif, on peut formuler les remarques suivantes.

Il est à craindre que peu de consultations populaires soient organisées à l’initiative des citoyens : on manquera ainsi les objectifs annoncés de développer l’intérêt pour les affaires publiques et de rapprocher la population et les mandataires publics. De plus, il est difficile de comprendre pour quelles raisons autant de précautions sont prises pour un processus dont le caractère purement consultatif est clairement affirmé.

De deux choses l’une : ou la consultation populaire est purement consultative et vise bien les objectifs annoncés et alors il y a lieu d’en favoriser autant que possible le déroulement par un élargissement de ses objets possibles et un assouplissement de ses conditions d’exercice, ou elle est considérée comme quasi décisionnelle (dans la mesure où le Parlement se sentirait politiquement lié à ses résultats comme l’avis du Conseil d’Etat rappelé plus haut le supposait) et alors il aurait fallu jouer pleinement le jeu en reconnaissant un nouveau partage des responsabilités politiques à l’instar de la Suisse et de ses cantons ou des Lander allemands ou encore de nombreux états fédérés américains.

Il serait bien entendu nettement préférable pour les raisons évoquées plus haut d’instaurer, au niveau constitutionnel, la possibilité d’initiatives populaires décisionnelles et d’en assumer clairement les implications politiques et juridiques. Il s’agit bien de développer un dialogue entre le peuple et le parlement, mais sans réserver le pouvoir formel d’initiative et de décision au seul parlement (et gouvernement). Ceux-ci le conservent bien entendu dans la plupart des cas [29] mais sont amenés à réellement dialoguer avec la société civile en amont du vote parlementaire afin de prévenir un éventuel référendum facultatif. De plus, même dans le cadre des initiatives populaires décisionnelles, le parlement pourrait encore, s’il ne souhaite pas adopter telle quelle la proposition issue de l’initiative populaire, en adopter une version modifiée moyennant accord des représentants de l’initiative (qualifiés comme tels par le respect des conditions formelles de l’initiative et l’obtention du nombre de signatures requis). Enfin, si un référendum est finalement organisé, le parlement pourrait également y proposer un contre-projet [30].

En vue de démocratiser la vie publique et de permettre aux citoyens d’y assumer leurs responsabilités de façon directe et constante, ceux-ci doivent pouvoir disposer, au sujet des règles de leur vie collective, d’un moyen légal de les réformer, de contester celles que le Parlement viendrait d’adopter ou encore d’en faire promulguer de nouvelles. Bien entendu, cela n’exclut pas l’usage d’autres outils tels que les pétitions, les consultations populaires ou les panels citoyens. Cependant ceux-ci, de nature seulement consultative, ne permettent pas, selon nous, de dépasser le rapport de défiance actuel des citoyens à leurs institutions. Par contre, un des effets des initiatives populaires en Suisse a été de renforcer la légitimité d’institutions représentatives se montrant forcément plus réactives et plus modestes face aux revendications populaires.

Pour que les choses évoluent, il faudrait donc que les élus (les partis) décident d’une nouvelle répartition du pouvoir qui, de prime abord, réduirait celui qu’ils exercent aujourd’hui… « De prime abord » car, en réalité, les élus regagneraient beaucoup de légitimité et de capacité d’action en se montrant plus proches, plus transparents, plus modestes, plus réactifs à l’égard de préoccupations et de revendications citoyennes elles-mêmes plus construites dans le cadre formel d’initiatives populaires, au lieu d’avoir, comme aujourd’hui, des élus relativement impuissants, paralysés par la logique électorale des partis, face à une population méfiante, réduite à ne se préoccuper que de son pouvoir d’achat et susceptible d’être plus facilement attirée par les « populistes » qui cherchent à exploiter cette situation à leur profit.

Commentant la célèbre définition de Lincoln de la démocratie comme “gouvernement du Peuple, par le Peuple, pour le Peuple”, Arendt estimait que la réalité des “démocraties” représentatives contemporaines est plutôt celle d’un gouvernement du peuple « par une élite issue du peuple », qui gouverne « au moins en principe, dans l’intérêt du plus grand nombre”. « L’”élite issue du peuple” a remplacé les élites prémodernes de la naissance et de la richesse ; nulle part elle n’a permis au peuple en tant que tel de faire son entrée dans la vie politique et de devenir partie prenante aux affaires politiques. ». [31]

 

[1Il ne faut pas confondre initiative populaire et référendum, leurs champs respectifs ne se recouvrent pas intégralement dans la mesure où certains référendums ne résultent pas d’une initiative populaire (quand ils sont obligatoires ou « d’en haut ») et certaines formes d’initiative populaire n’impliquent pas (quand elles ne font que formuler une proposition à l’attention du Parlement) ou pas nécessairement (si le Parlement concerné reprend à son compte la proposition faisant l’objet de l’initiative) un référendum. Pour pouvoir parler d’initiative populaire décisionnelle, il faut un déclenchement autonome (sans veto politique possible) par un nombre déterminé de citoyens d’une procédure visant à l’adoption ou au blocage d’un changement législatif ou constitutionnel.

[28,2 millions d’habitants, 4 langues nationales (allemand (64%), français (23%), italien (8%), romanche (0,5%), autres langues (20%) : anglais, portugais, albanais…), 26 cantons, 2249 (!) communes. Voir la Confédération en bref, Chancellerie fédérale, 2016.

[4En résumé : « L’AVS [assurance-vieillesse et survivant] va être confrontée à des problèmes de financement majeurs parce que la génération du baby-boom des années 50 et 60 est en passe d’atteindre l’âge de la retraite. Les charges supplémentaires qu’entraîne l’initiative « AVSplus » aggraveraient notablement la situation financière de l’assurance. Pour résoudre ce problème de financement, le Conseil fédéral a lancé le projet « Prévoyance vieillesse 2020 », qui vise à réformer le système de façon équilibrée. Le projet inclut l’AVS et les caisses de pensions. Il garantit le financement des rentes de vieillesse de sorte qu’elles puissent être maintenues au niveau actuel. Le Conseil fédéral et le Parlement rejettent l’initiative, estimant que la marge de manœuvre financière permettant de relever les rentes AVS fait défaut. ».

[7Votation du 5 juin 2016 relative à l’instauration d’un revenu de base inconditionnel : participation 46.95%, rejetée 76.9%

[8Votation du 25 septembre 2016, initiée par le parti des Verts (7,1% aux dernières élections fédérales suisses), pour une économie durable : participation 43 %, rejetée 63,6 %

[9Cité dans Anne-Cécile Mercier, « Le référendum d’initiative populaire : un trait méconnu du génie de Condorcet », Revue française de droit constitutionnel 2003/3 (n° 55), p. 484, note 7.

[11Anne-Cécile Mercier, « Le référendum d’initiative populaire : un trait méconnu du génie de Condorcet », Revue française de droit constitutionnel 2003/3 (n° 55)

[12Pour Lucien Jeaume, « la souveraineté du peuple chez Condorcet n’est pas dans l’élection, mais dans les divers actes par lesquels les citoyens répondent à l’initiative du corps législatif, ou développent une initiative propre. C’est d’ailleurs pourquoi la volonté générale ne saurait résider dans le peuple seul, mais émane du mécanisme général des interactions. (…) La volonté générale devient un processus et non une entité (…) », cité dans Anne-Cécile Mercier, op.cit., p.500..

[13La Suisse fédère 26 cantons disposant chacun de leurs propres constitution, Parlement, gouvernement et tribunaux.,

[14Voir Bruno Kaufmann, Rolf Büchi, Nadja Braun, Guide de la démocratie directe en Suisse et au-delà, IRI, 2007, pp.116-120.

[15Stéphane Schott, L’initiative populaire dans les états fédérés allemands, contribution à la connaissance d’une institution démocratique, L.G.D.J., 2012, pp.36-46.

[16Elle est directe dans la majorité des états fédérés américains concernés.

[17Entre 1946 et 2007, 43 IPP non liées et 206 IPP liées ou demandes d’IPD. Sur ces 206 procédures, 14 ont conduit à l’organisation d’un référendum. S. Schott, p.46.

[18De façon très intéressante, le Land de Brandebourg (environ 2,5 millions d’habitants) prévoit la possibilité d’une initiative populaire de révision totale de la Constitution via une demande (par au moins 10% du corps électoral) d’élection d’une assemblée constituante. La décision d’organiser cette élection est soumise au peuple par le biais d’un référendum (qui doit recueillir une majorité de 2/3 sur au moins la moitié du corps électoral) sauf décision favorable du parlement à une majorité des 2/3. S. Schott, p.300-301.

[19Tous les articles peuvent être révisés mais à la seule initiative du pouvoir législatif fédéral. Cependant l’adoption d’une déclaration de révision de la Constitution entraîne la dissolution automatique des Chambres et la convocation d’élections : l’élection est présumée permettre une consultation indirecte de la population au sujet de la révision de la Constitution mais ce moyen apparaît en réalité bien peu efficace. Enfin, une majorité spéciale est nécessaire à l’adoption de la révision par les Chambres constituantes. Le moins que l’on puisse dire est que le rôle laissé à la population belge est très indirect au regard des procédures en vigueur ailleurs. Il faut noter que la 6ième réforme de l’Etat a contourné même cette procédure.

[20Double filtre décidé par le « Comité central » composé de divers grands noms de la résistance au joug hollandais, étant parvenus à s’emparer du pouvoir immédiatement après la débâcle de l’armée hollandaise. Voir Else Witte, La construction de la Belgique, Le Cri éditions, Bruxelles, 2010, p. 66.

[21Ibid., p. 94.

[22Anne-Emmanuelle Bourgaux, « La Belgique est-elle démocratique », Revue « Politique », janvier-février 2014.

[23Déclaration du comte de Robiano à la séance du Congrès national du 23 novembre 1830. Cité par Jean Stengers, La révolution de 1830, dans Les grands mythes de l’histoire de Belgique, de la Flandre et de la Wallonie, Anne Morelli (dir.), EVO-Histoire, 1995, p. 140

[24Anne-Emmanuelle Bourgaux, op citum. Pour être complet, précisons que l’auteur ajoute « Mais il en va de même de la question sociale. »

[25Else Witte, op citum, p.108.

[26Piliers constitués à partir des trois grands clivages ayant structuré historiquement la société belge : les clivages Eglise-Etat laïc, flamands-francophones et capital-travail.

[27Il va sans dire que les « affaires », liégeoises, kazakhes ou du Samu social, n’ont rien arrangé à la situation.

[28Le Parlement wallon peut, à la demande d’au moins 60 000 habitants de la Région wallonne ou à l’initiative d’au moins la majorité simple de ses membres, décider de consulter les habitants de la Région wallonne sur les matières de compétence régionale (moyennant d’importantes exclusions et conditions). Lorsqu’elle émane d’habitants de la Région wallonne, l’initiative doit, en outre, être soutenue par au moins 2% des habitants dans la majorité des circonscriptions élec­torales arrêtées pour les élections du Parlement wallon.

[29Par exemple, en Suisse seuls dix pourcents des lois fédérales font l’objet d’un référendum facultatif dont moins de la moitié entraînent effectivement le rejet de la loi.

[30S. Schott, p. 77-78.

[31Hannah Arendt, Essai sur la révolution, ch. VI

Share This