Notre régime politique (belge) n’accomplit pas les valeurs démocratiques fondamentales que sont « la responsabilité, l’égalité et l’autonomie » [1]. Il concentre le pouvoir formel d’initiative et de décision dans les mains des gouvernants, réduisant l’immense majorité à l’inexpérience politique et au sentiment d’impuissance dans les affaires publiques. Ensuite, la capacité d’influencer les décisions des gouvernants est de toute évidence très inégalement répartie et corrélée au pouvoir économique dont on dispose. Enfin, les citoyens partagent-ils le sentiment de vivre selon des règles « codécidées », ou du moins dans lesquelles ils pourraient reconnaître le résultat d’un processus délibératif équitable et transparent ? Si l’on en croit un certain sondage récent (dont il sera question plus loin), nous pensons pouvoir répondre par la négative à cette question.
Ces constats de déresponsabilisation, d’inégalité d’influence et d’hétéronomie, joints à celui de la montée généralisée de populismes autoritaires, obligent à chercher les moyens d’une réalisation plus effective de l’idée démocratique. Pour des raisons que nous développons plus loin, il nous semble que l’adoption de leur budget annuel par les pouvoirs publics constitue un terrain privilégié de mise à l’épreuve de différentes modalités de démocratisation des choix publics.
Le budget, un acte politique central…
L’élaboration d’un budget public est certes un acte technique, mais surtout un acte politique. Le budget exprime les orientations politiques du gouvernement proposées à l’Assemblée. Il synthétise de nombreux choix passés, dont les effets sont toujours en cours (ce que le jargon nomme « la politique constante »), et prévoit les moyens nécessaires pour les politiques dites « nouvelles » (qui désignent toute augmentation liée à de nouvelles décisions politiques). Ces orientations déterminent le niveau et la structure des recettes fiscales ou parafiscales, le niveau et la structure des dépenses ainsi que le rapport entre recettes et dépenses exprimant un déficit ou non. Nul n’ignore l’importance des arbitrages (y compris bien entendu le choix de ne pas changer) relatifs à ces différents points et leurs effets socioéconomiques différents. Pour ne prendre qu’un seul exemple, il est évident que le choix de réduire les cotisations patronales des entreprises au titre de la compétitivité et de réduire de façon compensatoire les dépenses de sécurité sociale afin de ne pas accroître le déficit public n’aura pas les mêmes effets que choisir d’investir dans les économies d’énergie et les énergies renouvelables et de compenser cela par la suppression de niches fiscales inefficaces, ou de n’en compenser qu’une partie seulement.
…contraint, pour une part importante, par les règles européennes…
Jusqu’ici nous avons fait comme si les choix budgétaires relevaient encore des seuls choix politiques nationaux. Tel n’est évidemment plus le cas dans le cadre des traités européens en général, du Pacte dit « de stabilité et de croissance » et du récent Pacte budgétaire européen [2] en particulier. Par l’intermédiaire de ceux-ci, ont été rendues obligatoires, quasiment « constitutionnalisées » et donc soustraites à tout changement futur de majorité politique, des mesures de politique économique (néo-)libérales. Dans l’exemple ci-dessus, ne compenser qu’une partie des dépenses supplémentaires, c’est-à-dire accroître le déficit budgétaire, ne serait en réalité pas une option étant donné la « trajectoire budgétaire » que doit respecter la Belgique ainsi que son niveau d’endettement au regard de la norme européenne. Par ailleurs, la libre circulation des capitaux oblige à user de l’outil fiscal avec prudence.
L’échec du combat mené par la gauche grecque pour « adoucir » l’application des règles comptables et budgétaires européennes a illustré combien ces dernières constituent un outil puissant de soumission des pouvoirs publics. Beaucoup plus proche de nous, le Parlement bruxellois vient d’adopter une résolution « visant à adapter les contraintes budgétaires et comptables européennes pour stimuler les investissements publics » : pour faire simple, il est demandé de pouvoir comptabiliser autrement les investissements publics « dont la plus-value économique et stratégique est avérée ». Signalons encore qu’il est indiqué dans ce document que « Pour faire face aux difficultés découlant de l’application des règles budgétaires et comptables et rencontrer les besoins d’investissement de la Région, le Gouvernement bruxellois a déjà pris la décision d’exclure de sa trajectoire budgétaire pour 2016 et 2017 certaines dépenses stratégiques ». La Région bruxelloise a donc choisi de pratiquer la politique du fait accompli à l’égard du gouvernement fédéral (responsable final devant la Commission européenne).
…et, pour le reste, capté par des experts
Cependant, la complexité indéniable – quoi que fortement exagérée !- de l’acte technique que constitue l’élaboration d’un budget public, favorise l’appropriation des choix politiques qui le sous-tendent par un nombre (très) réduit d’experts, de conseillers et de décideurs finaux, relevant quasi tous du pouvoir dit exécutif (et des partis). L’élaboration du budget constitue de fait un moment fort de la vie d’un exécutif, beaucoup moins de l’assemblée (qui généralement l’adopte à peu près tel qu’il lui est présenté), et encore moins des citoyens en général (qui n’en ont qu’une vague information médiatique sur le moment même et n’en perçoivent réellement les enjeux qu’a posteriori, lorsqu’ils en subissent les conséquences).
En synthèse, donc, l’élaboration du budget constitue, selon nous, un acte politique majeur qui, d’une part, est fortement orienté et déterminé par les règles européennes et, d’autre part, en ce qui concerne les choix à l’intérieur des marges de manœuvres restantes, est de toute évidence l’affaire quasi exclusive d’un groupe très restreint. Nous voudrions maintenant mettre ces constats en relation avec la défiance profonde que suscitent dans une large majorité de l’opinion publique les institutions politiques belges et européennes.
Noir Jaune Blues
Un sondage récent (publié le 9 janvier par le journal Le Soir), titré Noir Jaune Blues. L’inquiétude des belges, faisait état notamment de la perte de confiance très significative dans les institutions et dans les institutions politiques tout particulièrement : les décideurs politiques européens chutent ainsi de 47% en 1997 à 9% en 2016, le Parlement belge de 26% à 12% et les partis politiques, non mesurés en 1997, sont à 9% de confiance… Par ailleurs, 68% estiment qu’”actuellement en Belgique le système démocratique fonctionne plutôt mal” ; 63% que “le système politique actuel est globalement mis en échec” ; 62% que “la société va droit dans le mur” ; 80% que “les dirigeants politiques ont laissé la finance prendre le pouvoir” ; et, last but not least, 70% considèrent qu’il “faut un pouvoir fort pour remettre de l’ordre”, 13% étant mitigés et 17% pas d’accord…
Bien entendu, selon la formule consacrée, “ce n’est qu’un sondage”, un instantané plus ou moins fiable d’opinions formulées à chaud. Cependant, dans l’état actuel de nos institutions politiques, qui ne donnent aux citoyens aucune occasion de délibérer utilement quant aux décisions possibles (on l’a vu plus haut sur le cas exemplaire du budget), ce sondage pourrait se traduire un jour directement dans les urnes de façon extrême. En effet, outre le rejet des partis traditionnels, il est possible que joue aussi le mécanisme suivant : plus est ressenti un sentiment d’impuissance à provoquer les changements souhaités, plus est réduite la capacité d’influence politique (un vote tous les 5 ans et des manifestations superbement ignorées), plus est grande la tentation de voter aux extrêmes dans l’espoir d’obtenir un effet maximal d’un geste en soi infinitésimal. Inversement, plus les responsabilités citoyennes seront étendues et régulières, et l’occasion de délibérations de qualité, plus elles seront exercées avec prudence.
Restaurer la confiance par la redistribution des responsabilités politiques
Si une majorité de citoyens belges considère aujourd’hui qu’un « pouvoir fort pour remettre de l’ordre » pourrait être souhaitable, c’est bien que nos institutions politiques sont jugées, d’une manière ou d’une autre, défaillantes. Une défiance à l’égard du gouvernement représentatif et des partis s’est installée en profondeur, on ne croit plus en leur capacité [3] , voire même leur volonté [4], de résoudre les problèmes que doit affronter la société. Un sentiment toxique d’impuissance, mêlée de rancœur, semble avoir gagné une part majoritaire de la population. Comment sortir par le haut de cette situation critique ?
Il n’est plus temps de tergiverser ! Il faut se réveiller du sommeil dogmatique de la « démocratie représentative » et entreprendre une véritable refondation des institutions politiques belges plutôt que formuler des propositions ponctuelles ou offrir des “aménagements raisonnables” localisés et sans cohérence globale. Il faut recréer des liens entre les citoyens et les institutions politiques, ou plutôt il faut que les institutions politiques redeviennent, non pas proches des citoyens, mais l’affaire des citoyens. Qu’ils puissent les réinvestir et y exercer une capacité d’agir et de décider de façon régulière. Pour cela, bien entendu, les institutions elles-mêmes doivent basculer dans un nouveau mode de fonctionnement.
Comment parvenir à ce changement ? Il est impossible de déterminer a priori à partir de quel moment une majorité de citoyens jugera que la situation est devenue intolérable [5]., qu’il n’est « plus possible de continuer ainsi » et que les institutions doivent changer radicalement. Peut-être un vaste mouvement démocratique naîtra-t-il alors ? Peut-être certains responsables politiques actuels comprendront-ils que le temps est venu de mettre un terme au caractère purement représentatif de nos institutions et de les faire évoluer dans le sens d’une démocratie plus directe, avant qu’un quelconque « populisme » autoritaire ne s’en empare… Toujours est-il que de nouvelles institutions politiques sont devenues, selon nous, absolument nécessaires si l’on veut que les citoyens retrouvent confiance en leurs institutions.
Le budget étant, de fait, « le nerf de la guerre » dans de nombreux choix politiques, il nous semble pertinent, dans cette entreprise de restauration de la confiance entre citoyens et institutions (recomposées), d’en faire un des tout premiers axes du changement démocratique. Il ne manque d’ailleurs pas d’expériences en la matière. En guise d’hypothèse(s) de travail, nous en exposerons brièvement trois : les initiatives d’audit de la dette et des finances publiques, les budgets participatifs et les référendums financiers. Ces trois pratiques présentent des degrés de radicalité différents quant au partage des responsabilités politiques. Cependant, elles ne constituent pas à nos yeux des alternatives entre lesquelles il y aurait lieu de choisir mais nous paraissent plutôt pouvoir se compléter et se renforcer mutuellement.
Les audits citoyens des finances publiques
Ce mode d’action, initié dans certains pays lourdement endettés d’Amérique latine et paraissant condamnés à des cures d’austérité drastiques, vise à analyser la dette publique pour en distinguer la part légitime de l’illégitime : il va de soi que cette distinction n’est pas fixée a priori dans le « ciel des idées » et repose sur des options idéologiques (qualifiables « de gauche » en l’occurrence), mais c’est justement tout l’intérêt de cette démarche que de faire voir, derrière le faux-semblant d’une « nécessité économique », les choix politiques passés et les alternatives encore possibles aujourd’hui. Pour ne prendre qu’un seul exemple, il ne va pas de soi que les pouvoirs publics, à la recherche de recettes budgétaires, décident d’emprunter (et donc d’augmenter l’endettement public) sur les marchés financiers au lieu d’imposer plus efficacement les revenus élevés et les capitaux. De telles initiatives d’audit citoyen existent également en Europe, notamment en France [6]->http://www.audit-citoyen.org] et en Belgique [7]->http://www.auditcitoyen.be]
Quels sont les modes d’action de ce mouvement ? Obtenir l’accès à l’information financière ainsi que sa transparence et son exhaustivité, auditer les comptes et les budgets publics, faire voir les choix sous-jacents (qu’ils soient volontaires ou par défaut), rendre public ceux-ci et susciter le débat, ouvrir largement ce mode d’action en favorisant la constitution de groupes locaux… On le voit, ces différents moyens peuvent s’appliquer autant à la question de la dette proprement dite qu’aux budgets annuels (puisqu’ils s’impliquent mutuellement), ils sont susceptibles de jeter une lumière citoyenne sur les choix souvent peu explicites de politiques publiques, et cela quel que soit le niveau de pouvoir concerné (du local à l’Europe).
Cela dit, de tels audits des finances publiques, même s’ils apportent des informations indispensables au débat démocratique et sont susceptibles d’exercer une forme de pression publique, ne permettent pas aux citoyens de passer les portes d’entrée des institutions représentatives et de prendre part aux choix de politiques publiques. Ils gagneraient beaucoup, non seulement à être généralisés à chaque entité publique, mais surtout à être intégré comme outil d’information et de formation des citoyens dans le cadre d’une démarche démocratique plus ambitieuse telle que celle du budget participatif (dans sa version « radical-démocratique »).
Les budgets « participatifs »
L’exemple emblématique du budget participatif est celui mis en place à Porto Alegre (ville d’environ 1,4 millions d’habitants) à la fin des années 80 lors d’un changement de majorité municipale. Sur le plan des principes politiques, il s’agit de donner à l’ensemble des citoyens, à travers un processus pyramidal d’assemblées, la possibilité d’exprimer leurs besoins locaux, d’en délibérer et d’en codécider en interaction avec le Conseil municipal élu. Pour ce faire, la ville est divisée en secteurs (comportant chacun plusieurs quartiers) : des assemblées, ouvertes à tous, se tiennent au niveau des quartiers, puis des assemblées plénières (de même que des assemblées thématiques) au niveau des secteurs, également ouvertes à tous les habitants du secteur, et enfin un Conseil du budget participatif (composé des conseillers élus par chacune des assemblées de secteur et dont les mandats sont courts et révocables). Outre son rôle d’arbitrage des priorités des secteurs, ce Conseil a la possibilité (en interaction avec les délégués des assemblées plénières) d’analyser l’ensemble du budget municipal et d’en discuter les options, aussi bien en matière de dépenses que de recettes [8].. Les audits des finances publiques dont il a été question plus haut constitueraient sans aucun doute un outil précieux à ce stade.
Bien entendu, pour atteindre ses objectifs démocratiques (participation populaire, transparence de la gestion publique, contrôle citoyen) et d’amélioration des politiques publiques (meilleure réponse aux besoins, et singulièrement des plus défavorisés, qui sont rarement impliqués dans les procédures institutionnelles classiques), un tel processus doit réunir différentes conditions : qualité et publicité de l’information, animation communautaire, implication véritable des élus et des services de l’administration,… [9]
On le voit, il s’agit d’un processus exigeant, du moins dans sa version « radical-démocratique » fort éloignée d’une certaine logique “paternaliste” qui verrait dans le budget participatif une modeste enveloppe financière destinée à de petits projets citoyens d’amélioration du cadre de vie. Le point crucial pour qu’un budget participatif soit crédible démocratiquement est qu’il vise une réappropriation par les citoyens des enjeux de la politique communale. Il doit être conçu comme un moment d’une démarche plus large dont l’objectif réside dans l’acquisition d’une réelle expérience politique par les citoyens et dans leur émancipation continue.
La loi communale autorise actuellement l’organisation de budgets participatifs (limités). Par exemple, pour Bruxelles : « Le conseil communal peut affecter une partie du budget, appelée budget participatif, à des projets émanant de comités de quartier ou d’initiatives citoyennes, sur proposition d’un jury composé majoritairement de citoyens domiciliés dans la commune et ne siégeant pas au conseil communal » [10]. Cette possibilité existe depuis 2009 à Bruxelles, mais aucune commune ne l’a mise en pratique [11]. Il en va de même pour la Région wallonne qui a adopté une disposition proche en 2012. Dans la perspective d’un rétablissement de la confiance des citoyens, rien n’empêcherait d’en faire une lecture plus volontariste et de mettre en place une organisation proche du modèle décrit plus haut [12]. Insistons cependant sur une condition sine qua non de succès de ce dispositif : l’engagement des élus de suivre les propositions émanant du processus de délibération propre au budget participatif. Néanmoins, il serait préférable, dans l’optique de la nécessaire redistribution des responsabilités politiques, d’aller un (grand) pas plus loin et d’institutionnaliser (via notamment un changement constitutionnel) une nouvelle répartition du pouvoir de décision permettant, dans l’exemple présent, une décision directe du Conseil du budget participatif.
Venons-en maintenant au troisième procédé de redistribution des responsabilités politiques. Celui-ci comporte comme qualité complémentaire à celles des méthodes précédentes d’impliquer de droit l’ensemble de la population d’un territoire (l’ensemble des contributeurs, sous l’angle des finances publiques). Les audits de finances publiques améliorent très nettement la qualité de l’information disponible, les budgets participatifs accroissent et diversifient la participation en même temps qu’ils obligent à une délibération plus transparente et plus impartiale. Pourtant, plus que probablement, ils ne concerneront malgré tout qu’une minorité de la population, même si, dans l’hypothèse où différents médias veilleraient à diffuser les informations et délibérations, un public plus large pourrait éventuellement se tenir informé. Par conséquent, un dispositif référendaire spécifique apporterait le moyen d’élargir encore le public amené à prendre part aux responsabilités politiques, public qui, grâce aux précédents dispositifs, pourrait bénéficier d’informations et d’argumentaires de qualité.
Le référendum financier (suisse)
De quoi s’agit-il ? De la possibilité pour les citoyens d’approuver toute dépense publique d’un certain niveau. Celui-ci n’existe pas au niveau de la fédération suisse elle-même, mais bien dans quasiment tous les cantons et les grandes municipalités qui en font partie. Chacun des cantons peut en effet décider en toute autonomie, moyennant référendum et dans le respect de la Constitution fédérale, des droits politiques exercés par les citoyens du Canton. On n’abordera pas ici les possibilités générales, très larges, de référendums et d’initiatives populaires, qui peuvent porter notamment sur les matières fiscales.
On peut distinguer deux grands types de référendums financiers : les obligatoires (au-delà d’un certain montant, la dépense envisagée doit être soumise à l’approbation populaire) et les facultatifs (en-deçà de ce montant, les citoyens peuvent provoquer l’organisation d’un référendum). Par exemple, dans le canton suisse des Grisons [13], « toute dépense non-renouvelable de plus de 10 millions de francs suisses (6,6 millions d’euros) fait l’objet d’un vote obligatoire. Les dépenses d’un montant allant de 1 à 10 millions peuvent être combattues par un référendum facultatif, si 1.500 citoyens au moins (environ 1,2% de l’électorat total du canton) en font la demande. Dans le même temps, toute nouvelle dépense récurrente (revenant chaque année au budget, comme par exemple un subside à un opéra ou à un festival culturel) est obligatoirement soumise au vote si elle dépasse un million de francs. Si le montant excède 300.000 francs, la dépense est à nouveau passible de référendum facultatif muni d’au moins 1.500 signatures » [14]
Le premier canton à avoir introduit le référendum financier (en 1869 !) parmi d’autres droits populaires importants, est le canton de Zurich [15]. A titre d’exemple, sur la seule année 2003 [16], 6 élections et 30 votations (municipales, cantonales et fédérales) furent organisées dans le canton de Zurich : parmi celles-ci figuraient notamment deux référendums financiers (municipaux) obligatoires relatifs à un crédit-cadre de 75 millions de FS pour la construction de nouveaux bâtiments des Services électriques de la Ville de Zurich (accepté : 78,13%, participation : 31,27%) et à l’approbation d’une dépense de 47.666.500 FS pour la participation de la ville à la construction de l’infrastructure du stade de football (accepté : 59,19%, participation : 33,25%).
On ne peut qu’être frappé par le contraste entre ces multiples possibilités d’intervention populaire sur des matières relevant des finances publiques et leur absence totale en Belgique : non seulement aucun référendum, à quelque niveau que ce soit, n’y est autorisé, mais même les consultations populaires communales, pourtant purement indicatives, ne peuvent, selon la loi communale [17], porter sur les questions relatives aux comptes, aux budgets, aux taxes et rétributions communales. On soulignera également les restrictions, constitutionnelles cette fois, en matière de consultations populaires régionales. En effet, bien que celles-ci ne soient que consultatives [18], elles ne peuvent porter sur des questions relatives aux finances et au budget (« y compris la fiscalité », a précisé le Parlement wallon dans sa récente proposition de Décret spécial mettant en œuvre cette possibilité constitutionnelle).
L’idée sous-jacente à cette exception est (au mieux) que les citoyens pencheraient systématiquement en faveur d’une baisse des impôts à leur charge et/ou d’une augmentation des dépenses publiques dont ils seraient les bénéficiaires, ce qui ne manquerait pas de provoquer d’importants déficits publics. Outre le côté tragi-comique de ce soupçon d’incompétence citoyenne (quand on voit l’état des finances publiques belges sur lesquelles les citoyens n’ont jamais eu de pouvoir direct de décision), diverses études statistiques [19] permettent de jeter un regard plus nuancé sur l’impact de procédures de démocratie directe en la matière. Celles-ci notent entre autres une corrélation nettement positive entre vote du budget par les citoyens et baisse de la fraude fiscale, ou moindres dépenses publiques, ou encore entre référendum financier et moindre dette publique [20].
Compte tenu des nombreux préjugés relatifs aux référendums, il faut encore ajouter deux remarques. D’une part, il n’est pas question ci-dessus de référendums initiés par les gouvernants (que certains préfèrent nommer « plébiscites »), mais uniquement de référendums obligatoires (automatiques) ou d’initiative populaire. On écarte ainsi une source importante, voir la plus importante, de manipulation de l’outil référendaire. D’autre part, si l’on éprouve encore certaines réticences face au risque de questions trop caricaturales ou d’un vote « émotionnel » de la population, il est tout à fait possible – outre l’apport des budgets participatifs qui seraient instaurés préalablement, voire parallèlement – de renforcer encore la dimension délibérative : on peut prévoir par exemple deux tours de votes séparés par une période suffisamment longue pour permettre aux esprits de reconsidérer les choses calmement ; on peut également dans ce cadre prévoir plusieurs réponses, comportant plus de nuances que la réponse binaire « oui » ou « non » [21], qui favoriseront un second vote encore mieux informé.
En conclusion
En réponse à la défiance profonde des citoyens à l’égard des institutions politiques actuelles, nous avons soutenu l’idée qu’il fallait démocratiser radicalement la vie publique, c’est-à-dire redistribuer les responsabilités politiques vers l’ensemble des citoyens, à tous les niveaux de pouvoir, faute de quoi le « pouvoir fort », le populisme autoritaire, le « bonapartisme » aurait toute ses chances. On ne peut attendre de citoyens véritablement déresponsabilisés par des institutions purement « représentatives » – et qu’ils perçoivent, à juste titre, comme soumises à des règles européennes favorisant « le pouvoir de la finance » – qu’ils défendent le statu quo institutionnel.
Nous avons donc tenté de montrer, sur la question sensible des finances publiques, quelles voies de sortie « par le haut » nous paraissaient possibles. Celles-ci, prises ensemble et dans leur complémentarité, ouvriraient aux citoyens l’espace de la responsabilité politique, leur permettant non seulement de réduire un toxique sentiment d’impuissance mais aussi, et surtout, d’échanger régulièrement sur les affaires publiques, d’en faire leurs affaires et, au final, d’y prendre goût, ce qui serait, selon nous, le meilleur antidote possible à la crise de légitimité actuelle.
[1] Joshua Cohen et Archon Fung, Le projet de la démocratie radicale, Revue Raisons politiques, n°42
[2] Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG)
[3] Compte tenu de la « cage de fer » des règles européennes en matière de concurrence et de politique budgétaire et monétaire ainsi que plus largement la dérégulation financière mondiale.
[4] Les calculs électoraux pour le maintien ou l’accession au pouvoir semblant primer sur les propositions réellement capables d’apporter des solutions (inversion du moyen et de la fin : il faut être au pouvoir, veut-on croire, pour être capable d’agir mais on reste bien en-deçà des propositions nécessaires…)
[5] L’affaire Publifin aura certainement encore rapproché beaucoup de citoyens du seuil de l’inacceptable
[8] Pour plus de précisions sur le budget participatif de Porto Alegre tel qu’il se déroulait encore fin des années 90 (depuis lors, sa portée a été nettement réduite) : entre autres, http://www.igapura.org/porto_alegre.htm
[9] Pour aller plus loin, voir le site de l’a.s.b.l. Periferia.
[10] Article 258 bis de la Nouvelle Loi communale.
[11] Des budgets participatifs limités et temporaires ont cependant été initiés dans le cadre des contrats de quartier ou du programme régional “quartiers durables”.
[12] Si l’on doute de la capacité de mobiliser les citoyens dans l’état actuel des choses et/ou si l’on craint d’importants biais de participation (faible participation populaire), il est tout à fait envisageable de recourir également au tirage au sort en s’inspirant par exemple de la pratique des jurys citoyens berlinois.
[13] Environ 200.000 habitants.
[14] Guide de la démocratie directe en Suisse et au-delà, Bruno Kaufmann, Rolf Büchi, Nadja Braun, IRI, 2007, p. 31.
[15] Environ 1,4 million d’habitants.
[16] Guide de la démocratie directe en Suisse et au-delà, p.116.
[17] S’agissant d’une compétence régionalisée, cette règle relève de l’ordonnance bruxelloise ou du décret régional wallon ou flamand.
[18] Même s’il est évident que dans certaines circonstances particulières (forte participation, taux d’approbation ou de refus élevé) le Parlement pourrait se sentir lié par les résultats.
[19] Par exemple : L.P. Feld/J.G. Matsusaka, « Budget referendums and government spending : evidence from Swiss cantons » [Référendums sur le budget et la dépense gouvernementale : données provenant des cantons suisses], Journal of Public Economics 87, 2003, p.2703-2724. Cette étude est citée parmi d’autres dans : Jos Verhulst et Arjen Nijeboer, Démocratie directe, faits et arguments sur l’introduction de l’initiative et du référendum, Democracy international, 2007, p.54-55.
[20] Cela ne nous donne certes pas encore d’informations qualitatives suffisantes (en particulier sur la question d’éventuelles inégalités sociales) mais permet de nous éloigner du simple préjugé d’incapacité citoyenne.
[21] Benjamin R. Barber, Démocratie forte, Desclée de Brouwer, 1997, 296-306.