Une politique économique qui fonde sa compétitivité sur la sobriété dans l’utilisation des ressources et non sur l’épuisement des personnes et de la planète constitue certes une étape importante dans le renforcement de la cohésion sociale. Mais cela est loin d’être suffisant.
Notre modèle social montre en effet de toutes parts des signes d’usure évidents. Les inégalités socio–économiques se creusent pour atteindre des niveaux qu’on n’avait plus connus depuis plusieurs décennies. À titre d’illustration, un récent rapport de la Banque nationale de Belgique évaluait que 20 % des Belges les plus riches possèdent 61,2 % du patrimoine national. Quant aux 20 % des plus pauvres, ils n’en possèdent que 0,2 %, soit… 300 fois moins[[Ph. Du Caju, « Structure et répartition du patrimoine des ménages : une analyse menée sur la base de la HFCS », Revue économique de la BNB, septembre 2013.]].
La réduction du niveau d’inégalités constitue pourtant une condition de réussite de toutes les autres politiques publiques. J’ai été particulièrement interpellée par la lecture du livre de deux épidémiologistes, Richard Wilkinson et Kate Pickett. Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous[[R. Wilkinson et K. Pickett, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Les petits matins, Paris, 2013.]] explique, exemples à l’appui, que les sociétés plus égalitaires, c’est–à–dire celles où les écarts de revenus sont les plus faibles, sont aussi les plus durables… et que l’égalité profite également aux riches.
En effet, à l’aide d’une série impressionnante de données recueillies sur plusieurs décennies et dans une trentaine de pays, Wilkinson et Pickett démontrent que des difficultés sociales comme l’alcoolisme, l’abandon scolaire, l’emprisonnement, etc., sont moins fréquentes dans les sociétés égalitaires. Ce ne sont pas seulement les pauvres qui en sont moins affectés, les riches également. Pour résumer, l’égalité constitue un bien commun profitant à tous, y compris aux plus riches. Comme j’ai coutume de le dire depuis la lecture de ce livre, mieux vaut être riche au Danemark qu’aux États–Unis, quand bien même vous êtes moins riche et que vous payez plus d’impôts.
L’égalité comme condition de la durabilité
Les pays les plus inégalitaires sont aussi ceux où le niveau de confiance entre personnes est le plus bas. Dans ces sociétés de défiance, la mise en œuvre des politiques publiques s’avère évidemment complexe. À titre d’exemple, il existe une corrélation forte entre le niveau d’égalité et le taux de recyclage des déchets par les ménages, comme si la perception d’un monde commun était nécessaire pour que chacun contribue à la préservation de l’environnement et se sente investi d’une parcelle d’intérêt général. Avoir le sentiment que le monde appartient vraiment à chacun s’avère indispensable à sa préservation par tous, ce qui n’est guère étonnant.
La transition écologique requiert d’en finir avec la dictature du PIB
Depuis trente ans, la « croissance » ne tient plus ses promesses : pas de baisse du chômage, pas de réduction des inégalités. Il n’existe rien de pire qu’une société de croissance sans croissance. Or, le PIB n’enregistre que l’activité produisant quelque chose en échange d’une contrepartie monétaire – qu’il s’agisse de la réparation d’une voiture accidentée ou de l’achat d’un vêtement. Le reste compte pour… zéro[[D. Méda, La Mystique de la croissance. Comment s’en libérer, Flammarion, Paris, 2013.]]. Lorsque nos sociétés se fixent pour seul objectif des taux élevés de croissance, les informations sur l’état de la société et de son support physique, la Terre, sont balayées. Le PIB est aveugle à l’efficience des ressources.
Or, qui se fie à une boussole défectueuse n’arrive pas à destination, même en sachant où il veut aller. C’est pourquoi, plutôt que la seule croissance, nous devons nous doter d’autres indicateurs, complémentaires, plus à même de mesurer le bien–être d’une société et d’orienter les politiques en sa faveur.
Sous l’impulsion d’Ecolo, le gouvernement wallon a été le premier, en Belgique, à se doter formellement d’un ensemble d’indicateurs complémentaires au PIB. Il s’agit de deux indicateurs sociaux (l’indice de situation sociale et l’indice de bien–être), deux indicateurs environnementaux (l’empreinte écologique et l’indice de situation environnementale) et un indicateur mesurant le capital économique.
Étendus à l’ensemble des niveaux de pouvoir, ce changement, pour technique qu’il puisse apparaître, porte en lui les germes d’une transformation fondamentale dans l’art délicat de gouverner car il traduit un changement d’imaginaire et d’objectifs.
Mais d’ascenseur social bloqué en générations sacrifiées, les politiques d’austérité détruisent, peu à peu ou rapidement selon les pays, les éléments constitutifs de ce monde commun. Se développe alors une société de séparatisme social, de cloisonnement, de « chacun pour soi ». Au caractère socialement inacceptable d’une telle situation s’ajoute son désastre écologique, dicté par la course effrénée à la surconsommation. Ce n’est pas en courant droit dans le mur avec des baskets toujours un peu plus légères que nous parviendrons à l’éviter.
L’égalité au service de l’économie
En outre, le niveau des inégalités a atteint un seuil économiquement explosif. À tel point que des institutions telles que le FMI ou l’OCDE, jusqu’ici peu sensibles à la question des inégalités, ont mis en garde contre l’accroissement de celles–ci[[Voir par exemple : OCDE, Toujours plus d’inégalité. Pourquoi les écarts de revenus se creusent, 2012.]], y décelant des risques pour l’activité économique et la stabilité politique. Ces signaux d’alarme ont même retenti cette année jusqu’aux cimes enneigées de Davos puisque le dernier Forum économique mondial a mis ce sujet au centre de ses réflexions.
Ainsi, l’ancien économiste en chef du FMI, -Raghuram Rajan[[R. Rajan, Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy, Princeton University Press, 2010.]], voit dans le creusement des inégalités de revenus aux États–Unis la principale cause de la bulle des subprimes et de l’effondrement qui a suivi. Quand les ménages pauvres ou de la classe moyenne voient leur salaire stagner ou régresser, quand l’essentiel de la croissance ne profite qu’à une infime minorité de la population, ne reste plus à la masse grandissante de ceux que le « miracle américain » a laissés de côté que l’illusion du crédit : emprunter pour maintenir l’impression de conserver un niveau de vie correct… jusqu’à ce que faillite s’ensuive.
Permettez-moi donc ce rappel : il n’y aura pas de développement économique de long terme sans justice sociale ni respect des équilibres environnementaux.
Une fiscalité juste, encourageante et efficace
L’outil principal dont disposent les pouvoir publics pour agir en matière de lutte contre les inégalités est la fiscalité. Et en la matière, le système belge a encore une large marge de progression, les dernières années ayant été marquées par l’immobilisme – accru par le caractère injuste, inefficace et illisible du système.
Entre l’attitude démagogique se nourrissant de l’illusion selon laquelle la seule « taxe sur les millionnaires » suffira à résoudre l’équation fiscale et le pari du « rasons gratis, ça finira bien par payer », il existe une voie conciliant justice sociale, efficacité économique et durabilité environnementale. C’est évidemment ce chemin que je veux privilégier.
La fiscalité constitue bien entendu à la fois un système complexe et un sujet sensible. Il serait illusoire de ne s’attaquer qu’à un seul de ses aspects : l’ensemble de ses dispositifs doivent être repensés conjointement, en commençant par la lutte contre la grande fraude et l’évasion fiscales, lesquelles coûtent annuellement 20 milliards d’euros à la Belgique[[H. Diallo, G. Karakaya, D. Meulders et R. Plasman, « Estimation de la fraude fiscale en Belgique », Dulbea Research Report, mai 2010. Disponible sur dev.ulb.ac.be/dulbeadocuments/1462.pdf]], et donc aux contribuables belges.
Notre fiscalité qui apparaît progressive, l’est en vérité très peu, notamment en raison des nombreuses niches et du fait que cette progressivité commence tôt et s’arrête rapidement. Prenons l’exemple de deux jeunes femmes (car les femmes constituent la grande majorité des -travailleurs pauvres dans notre pays[[Chiffres du SPF Intégration sociale, février 2014.]]) : une employée d’une entreprise de titres–services et une caissière qui travaille à pause dans une grande surface. Elles gagnent chacune un salaire d’environ 1 200 euros brut par mois et sont taxées au taux marginal de… 40 %. Lorsqu’on gagne moins que le salaire minimum, n’a-t‑on pas besoin de l’intégralité de son revenu pour vivre dignement ? La première travaille chez un trader pressé que la seconde voit parfois passer dans son supermarché. Son salaire à lui est taxé à la tranche maximale de… 50 % ; quant aux revenus spéculatifs de ses actions, ils ne sont pour ainsi dire pas imposés.
Rien ne justifie cette distorsion entre revenus du travail et du capital, qui renforce fortement les inégalités et effrite ainsi la cohésion sociale nécessaire à notre société. C’est la raison pour laquelle Ecolo plaide en faveur d’une diminution de la taxation des revenus du travail par une réforme de l’IPP qui globalisera les revenus et élargira la base de taxation en y intégrant les revenus financiers.
Enfin, la fiscalité environnementale reste à l’échelle européenne peu incitative et peu efficace. Cela est vrai d’un point de vue écologique, mais aussi socio–économique, par l’impact que cette absence de fiscalité environnementale a sur la délocalisation croissante des activités de production hors de nos régions.
L’exemple le plus explicite est selon moi celui des exonérations fiscales dont bénéficie le kérosène. Comment s’étonner, dans ce contexte, que l’oignon d’Argentine, qui a traversé la planète par avion pour arriver dans mon supermarché, coûte moins cher que celui déplanté hier par un agriculteur voisin, payant les accises sur le mazout de son tracteur ?
Dans cette transition écologique de l’économie, l’outil fiscal s’avère ainsi souvent plus encourageant et moins coercitif que la norme, tout en étant efficace : il avantage économiquement les comportements faisant preuve d’une compétitivité durable et générant des emplois qui le seront tout autant.
Lire le livre d’Emily Hoyos “Les temps changent“.