Pour indispensable qu’elle soit, l’idée de stimuler les entreprises individuellement via des audits « ressources » et des soutiens à l’investissement doit être complétée au niveau du territoire entier pour capter l’énorme potentiel lié à la mise en œuvre d’une économie circulaire, et de son application à l’industrie : l’écologie industrielle. Il s’agit de ne plus considérer chaque entreprise isolément mais d’examiner comment ces entreprises peuvent interagir et créer un véritable écosystème industriel au sein duquel, par exemple, les déchets de l’une deviennent les matières premières de l’autre. On parle alors de « coproduits ».
L’économie circulaire
L’économie circulaire est un concept englobant (1) la réduction de déchets en amont par l’écoconception des produits ainsi que le management environnemental ; (2) l’échange de ressources secondaires entre entreprises (l’écologie ou la symbiose industrielle) ; (3) le remplacement de la vente de produits par la vente de services ou la location (l’économie de fonctionnalité), peu génératrices de déchets, et plus largement les business models innovants ; (4) le réemploi ; (5) la réparation ; (6) la réutilisation et (7) le recyclage.
Source : Ademe, n° 59, octobre 2012.
Une fois encore, si pareille approche engendre d’indéniables gains économiques et environnementaux à court terme, ses conséquences sont aussi – et peut–être surtout – mesurables sur la durée, et notamment au niveau de la résilience[[La résilience (écologique) est la capacité d’un écosystème ou d’une population à retrouver un fonctionnement normal après avoir subi une perturbation importante. Une empreinte écologique forte et continue peut l’amenuiser, et inversement.]] de nos systèmes économiques. Un des effets les plus frappants de la mondialisation est de désarticuler, pour ne pas dire détruire, le tissu économique, et de rendre chaque entreprise plus dépendante des caprices et de la volatilité des marchés internationaux que de son environnement local.
Miser sur l’écologie – ou la symbiose – industrielle signifie donc aussi, à long terme, tisser à nouveau ce qui a été détruit au cours des dernières décennies pour rendre nos PME moins dépendantes des marchés internationaux, et donc moins vulnérables face à des retournements de conjoncture sur lesquels elles n’ont aucune prise. C’est aussi leur faire nouer des relations de partenariat et de coopération avec leurs voisins, et non des liens de soumission aux irrationnelles fantaisies des marchés internationaux. La lutte contre l’hégémonie des marchés ne se gagnera pas uniquement sur le plan politique – où elle doit par ailleurs évidemment être menée – mais également du point de vue de la structuration de notre paysage industriel.
C’est en effet par le développement de filières fortes et mutuellement complémentaires que nous pourrons regagner une vraie souveraineté économique et relocaliser durablement notre production. Il ne s’agit pas de pratiquer un quelconque nationalisme industriel mais, plus simplement, de prendre au sérieux l’expression « tissu économique ».
L’Eco-Town de Kawasaki offre un exemple particulièrement intéressant de ce que nous souhaitons démontrer ici. Les pratiques de symbioses industrielles ont été impulsées par les pouvoirs publics et, en peu de temps, plusieurs échanges de matières ont vu le jour. En connectant des entreprises de secteurs très différents, le volume des déchets a été drastiquement réduit, ainsi que les factures des entreprises et l’empreinte environnementale : les rebuts en plastique sont envoyés à l’aciérie comme agent de réduction ; l’aciérie est nourrie d’appareils ménagers (recyclés) pour leurs composants en fer et métaux non ferreux ; les scories servent à la production de ciment ; et l’aciérie fournit de l’énergie à l’usine de pâte à papier grâce au gaz issu du haut fourneau[[O. Derruine, Quels fondements à des démarches d’écologie industrielle en Région wallonne ?, ULB/IGEAT, 2013.]].
Les zones d’activités économiques – et en premier lieu celles à créer sur les nombreuses friches industrielles de Wallonie et Bruxelles – constituent donc des endroits propices pour mettre en œuvre ces principes.
Ça se passe près de chez vous
Un travail pilote a été mené en matière d’écozoning par la Wallonie et par la région bruxelloise au cours de la législature qui s’achève. D’une part, un appel à projets écozoning a permis la sélection de treize propositions de création de nouveaux parcs industriels dans tout le territoire wallon. D’autre part, le lancement d’un centre de référence wallon « circuits courts et économie circulaire » doit permettre la sensibilisation des entreprises à la gestion durable des matières. Un axe prioritaire de cette mesure est la recherche d’opportunités relatives au recyclage des matériaux de construction. Citons également l’embryon de plate–forme d’écologie industrielle Next.
À Bruxelles, le projet Irisphère, développé par la société publique de développement CityDev (ex-SDRB), agit avec les entreprises installées sur les sites qu’elle gère à Neder-Over-Heembeek.
Il s’agit désormais de passer du projet pilote à la généralisation et d’étendre progressivement ces succès locaux à l’ensemble des entreprises et des zonings existants et futurs.
Comme pour les Alliances emploi-environnement, cette manière de faire s’appuie sur les intérêts directs des acteurs pour assurer, en période de crise et de restrictions budgétaires, un rendement important et multiple – environnemental, social et économique – sur les investissements publics. Pour son amorçage, cette démarche d’écologie industrielle requiert en effet des investissements publics dérisoires au regard des rendements escomptés et observés dans différentes régions du monde : ils se limitent à l’engagement de facilitateurs à l’échelle des zones d’activités économiques et au développement de logiciels informatiques de gestion des données concernant les flux. Parfois, la simplicité des mesures masque leur efficacité et la profondeur de leurs conséquences. En l’occurrence, ce n’est pas parce que le dispositif proposé est souple et léger que ses effets le seront, bien au contraire. Cela n’empêche évidemment pas que, dans une deuxième étape, les pouvoirs publics pourraient également subsidier une partie des investissements nécessaires à l’écologie industrielle : réseau d’échange de chaleur, transports spécifiques, etc. Et, sur le plan fiscal, encourager les entreprises qui investissent dans l’économie circulaire. On peut imaginer que, sur la base d’une analyse du cycle de vie des ressources naturelles utilisées dans leurs activités, elles seraient exonérées en totalité ou en partie des redevances ou des taxes environnementales.
Pour évoquer les transformations radicales que peuvent amener des stratégies d’écologie industrielle, je me contenterai de quelques exemples, issus de trois continents différents.
Au Royaume–Uni, la National Industrial Symbiosis Programme (NISP) est une plate–forme nationale qui s’appuie sur des réseaux décentralisés d’entreprises et d’agences de stimulation économique. En structurant les interconnexions possibles entre entreprises, elle a produit en l’espace de cinq années des résultats prodigieux :
– 7 millions de tonnes de déchets mis en décharge,
– 6 millions de tonnes d’émissions d’équivalents CO2,
+ 176 millions de livres sterling de chiffre d’affaires,
– 156 millions de livres de coûts,
+ 131 millions de livres d’investissements privés mobilisés en faveur du retraitement et du recyclage,
– 9,7 millions de tonnes de matières premières,
– 9,6 millions de tonnes d’eaux usées,
– 363 000 tonnes de déchets dangereux.
Grâce à la mise en réseau des entreprises, tout cela a aussi permis la sauvegarde de 18 000 à 30 000 emplois et la création de près de 20 000 nouveaux emplois.
À Rotterdam, une compagnie gazière a pris en charge le partage de l’air comprimé avec une usine de pigments, un incinérateur de déchets et deux usines chimiques, en investissant (selon des modalités agréées par tous les participants) dans des compresseurs et des pipelines, dès l’année 2000. En très peu de temps, la facture énergétique avait baissé de 20 % et sept nouveaux utilisateurs se sont joints à l’initiative.
Plus près de chez nous, à Dunkerque, l’écologie industrielle s’est historiquement développée à partir d’une synergie entre deux entreprises emblématiques, Arcelor (à l’époque) et GDF, et a été portée par de nombreux acteurs. Ces derniers sont rassemblés dans l’association Ecopal (Économie et écologie partenaires dans l’action locale) ; son conseil d’administration comporte des représentants très variés du territoire économique. Ecopal a réalisé un inventaire des flux de matière et d’énergie sur le territoire, portant sur plus de 200 entreprises et, lors de celui–ci, a mis en évidence de nombreuses synergies potentielles. L’une d’entre elles a semblé réalisable à très court terme : il s’agit d’une synergie de substitution entre deux entreprises, Seabulk et Arcelor, autour d’un flux de minerais[[C. Decouzon, M. Maillefert, « Évaluer des projets d’écologie industrielle sur des parcs d’activité : Des synergies au territoire », Géographie, économie, société, 4, vol. 14, 2012, p. 411‑434.]].
Ces exemples, dont on s’aperçoit bien qu’ils concernent l’ensemble des secteurs d’activités économiques, et pas uniquement l’industrie lourde, ne demandent qu’à être politiquement soutenus et généralisés. Ils ne constituent que quelques–unes des pistes que les principes de l’économie circulaire et de l’écologie industrielle nous amènent à explorer[[Sur l’économie circulaire, sa promotion au plus haut niveau, son potentiel par secteur, ses exemples phares, on peut se rendre sur le site de la fondation Ellen McArthur : www.ellenmacarthurfoundation.org]]. L’étape suivante sera de concevoir la Wallonie et Bruxelles en tant que telles, comme des régions d’écologie industrielle, notamment en utilisant les voies d’eau et ferrées pour faire voyager les ressources, dans une approche qualifiée très justement de « métabolisme territorial ». Dans cet esprit, l’ensemble des stratégies économiques régionales, parmi lesquelles le plan Marshall 2.vert, seront progressivement orientées vers la durabilité.
« L’ensemble des stratégies économiques » : l’expression recouvre un vaste champ de décisions publiques et privées évoquées tout au long des pages qui précèdent. Une n’a pas encore été abordée ; elle me semble pourtant source de grandes promesses : la modification profonde de la manière même de concevoir les produits et leur « comportement ». J’évoquerai à ce sujet deux pratiques économiques émergentes.
La première est basée sur l’idée du « concevoir pour démanteler ». En anglais, on utilise les termes de « up cycling » ou encore « cradle to cradle » (« du berceau au berceau »). Cette philosophie d’écodesign industriel consiste à imaginer les produits comme des éléments d’un écosystème. À l’instar de la feuille d’arbre, chaque produit arrivé en fin de vie doit pouvoir se décomposer en éléments nutritifs pour l’économie. Les éléments de nature biologique sont compostés ou valorisés en énergie, les éléments de nature technique (produits chimiques ou métaux, par exemple), quant à eux, doivent être intégralement recyclés dans le système productif. Cette approche encourage de surcroît les -producteurs à minimiser le recours aux produits toxiques, à maximiser l’utilisation d’énergies renouvelables et à recourir à la collaboration entre acteurs économiques pour développer leur produit et son système de recyclage. Cette manière de concevoir des produits est aussi un engagement du producteur envers le consommateur : le produit doit pouvoir, une fois utilisé, soit être recyclé, soit être entièrement réparé. Elle est donc basée sur le principe du « zéro pollution et 100 % recyclage, ou 100 % réparable » à chaque étape de la vie du produit.
La seconde pratique, est en lien direct avec la précédente. Il s’agit du biomimétisme[[Vulgarisé à la fin des années 1990 par la biologiste américaine Janine Benyus.]] ou « inspiration de la nature pour innover vers plus de durabilité ». L’homme s’est de tout temps inspiré de la nature. Face à nos défis contemporains, le biomimétisme se propose d’aller puiser dans la diversité des formes, procédés et stratégies mis en place par les quelques dizaines de millions d’espèces que compte la planète. Il s’agit d’apprendre de ces champions de la durabilité pour, par exemple, fabriquer des produits sans toxicité, à température et pression ambiante ; produire de l’énergie en s’inspirant de la photosynthèse ; ou encore gérer nos villes comme des forêts, sans déchets et en misant sur la collaboration.
Ces pratiques innovantes sont particulièrement cohérentes avec les principes à la base de ce que j’évoquerai dans le chapitre suivant : l’économie collaborative.
Les qualités requises pour explorer ces pistes font défaut aux politiques traditionnelles : la foi dans un avenir industriel basé sur l’économie circulaire et les opportunités d’affaires générées par l’utilisation rationnelle des ressources. Nos entrepreneurs sont prêts : les plus innovants et les plus audacieux sont déjà passés par des transformations radicales malgré un -environnement encore instable, voire nébuleux. Au politique de s’inspirer de leurs réussites et de mettre en place la régulation pour que ces succès soient non seulement admirés, mais surtout suivis. Au politique de jouer le rôle de chaînon manquant.
Lire le livre d’Emily Hoyos “Les temps changent“.