En l’espace de quelques semaines, à la fin de l’année passée, deux informations se sont télescopées. Tout d’abord, la Cour de justice européenne donnait raison à la banque Argenta dans son litige contre l’État belge. La banque estimait en effet injuste de ne pouvoir profiter de l’aubaine des intérêts notionnels que pour sa société mère installée en Belgique, et pas pour sa filiale sise aux Pays–Bas. Cet arrêt de la Cour s’avérait potentiellement désastreux pour les caisses de l’État. Si le système devait être étendu à l’ensemble des filiales européennes des sociétés de droit belge, son coût s’apprêtait à devenir vertigineux.
En l’occurrence, le verbe « s’apprêter » tient de l’euphémisme car, quelques semaines plus tard – et c’était là la seconde information –, on apprenait que le système avait coûté 6,16 milliards au budget de l’État fédéral en 2012. À ce niveau d’abstraction, il vaut sans doute mieux diviser la somme par le nombre d’habitants. Cette année‑-là, les intérêts notionnels ont représenté pour chaque Belge, bébé, travailleur ou pensionné, un coût de 550 €.
Étant donné le caractère exorbitant du montant, la question de ses effets et de son utilité est plus que légitime.
Si le principe des intérêts notionnels, qui revient à appliquer un traitement équivalent à l’investissement sur fonds propres et à celui réalisé via l’emprunt, n’est pas critiquable en soi, l’utilisation qui en a été faite est à la fois scandaleuse et inefficace. En effet, la loi s’abstient de toute sélectivité ou conditionnalité dans l’application du principe. Créateur d’emplois ou de spéculation, investisseur réel ou fictif, tous sont traités de la même façon. Au moment où le leitmotiv sur l’impuissance du politique se fait tristement insistant, cette manière d’abandonner volontairement sa capacité d’agir sur des masses financières aussi importantes a quelque chose de proprement stupéfiant. Il n’y a pire impuissance que celle que l’on s’inflige.
C’était exactement le sens de l’intervention du chef de groupe Ecolo à la Chambre en 2005, lorsque Ecolo fut le seul parti à voter contre ce dispositif, faute de balises empêchant le dérapage et les injustices.
Même si je n’aime pas les Cassandre, je dois bien reconnaître que nous n’avions pas d’autre choix. Des dérapages et des injustices, il y en a eu, tel Arcelor-Mittal, qui a constitué il y a quelques années une société baptisée ArcelorMittal Finance and Services Belgium. L’objectif était de profiter de ce système à une échelle gigantesque et ainsi d’éluder non seulement l’impôt que le groupe devrait payer en Belgique (s’il y faisait du bénéfice), mais surtout une bonne partie de l’impôt que le sidérurgiste aurait dû payer à l’étranger. ArcelorMittal serait ainsi l’entreprise ayant le plus profité des intérêts notionnels en 2011, en déduisant 1,597 milliard d’euros.
Une prime au chômage
Quelles sont les balises qui ont manqué ? La première concerne le lien à l’emploi. Permettre la déduction des intérêts notionnels à des entreprises qui licencient n’est rien d’autre qu’une prime à la mise au chômage.
La seconde de ces balises concerne le type de société bénéficiaire. La taille et les capacités de recours à la consultance fiscale des plus grandes entreprises leur donnent un avantage dans l’utilisation – et l’abus – du système au détriment des PME qui, faut–il le rappeler, sont les plus grandes créatrices d’emplois dans nos régions. Faute d’un traitement significativement plus favorable accordé aux PME dans l’utilisation de ce -dispositif, son effet ne se limite pas à un manque à gagner pour les budgets publics : s’y ajoute un transfert intolérable de la charge fiscale des plus grandes entreprises vers les PME.
Au fond, notre proposition ne vise qu’à atteindre les objectifs que les auteurs du projet de loi sur les intérêts notionnels lui avaient assignés dans leur exposé des motifs : « Ses avantages sont en effet ciblés sur les entreprises qui subissent aujourd’hui les handicaps les plus importants et dont le maintien et le développement sont indispensables à l’économie d’un pays, à savoir tout particulièrement les PME et les entreprises qui doivent pouvoir immobiliser d’importants capitaux là où sont développées leurs activités opérationnelles et les emplois qu’elles génèrent au travers des investissements qui y sont effectués. »
Un système pervers à modifier d’urgence
En parcourant la liste des principaux bénéficiaires – avec, au sommet, les diverses entreprises de la galaxie Mittal –, on constate que ce qui s’est passé est exactement l’inverse de ce qui était annoncé : au lieu de favoriser « les PME et les entreprises qui doivent pouvoir immobiliser d’importants capitaux là où sont développées leurs activités opérationnelles », les intérêts notionnels ont essentiellement servi aux multinationales et à toute l’industrie de l’ingénierie fiscale. Les grands groupes ont en effet créé des organismes financiers ad hoc, jouant le rôle de « banque » pour leurs différentes entreprises, leur permettant ainsi d’éviter l’impôt dans les pays voisins.
Dans les faits, le système des intérêts notionnels a donc accru l’injustice qui lui préexistait : la pression fiscale était déjà beaucoup plus importante sur les PME que sur les grandes entreprises et les multinationales. Ceux qui étaient censés gagner à la mesure en ont été les premières victimes, avec l’ensemble des contribuables. Sa révision urgente est donc au cœur des propositions écologistes en matière de fiscalité.
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