L’auteur s’exprime ici à titre personnel.

La thèse centrale du livre de Tim Jackson est assez simple : la poursuite de la croissance est incompatible avec le développement durable mais ce n’est pas grave puisque la richesse ne fait pas le bonheur. D’autres considérations de l’auteur sur la crise financière et la dépendance du modèle de croissance anglo-saxon à l’endettement risquent de perdre progressivement de leur actualité même si elles ont vraisemblablement contribué au succès de l’ouvrage.

Le mythe du découplage

Le point central du propos de Tim Jackson est que le découplage entre croissance et pression sur l’environnement relève du mythe. Si le découplage relatif, à savoir la baisse en intensité énergétique de la croissance est avéré, il ne serait pas suffisant pour conduire à un découplage absolu : « Dans le meilleur des cas – pour seulement deux pays –, on a pu observer une évolution de l’ordre d’une stabilisation des besoins en ressources, en particulier depuis la fin des années 1980. Mais même cette donnée n’est pas totalement fiable car il est difficile d’identifier toutes les ressources dans les biens échangés » (p. 81). Il cite alors une étude suggérant que la baisse de 6% des émissions de CO2 au Royaume-Uni de 1990 à 2004 correspond en réalité à une hausse de 11% si l’on tient compte des émissions contenues dans les échanges internationaux.

Sans être un spécialiste de la question, ce constat fort négatif apparaît en contradiction avec celui posé par l’EEA qui, dans son rapport 2010, indiquait : « …the EU is well on track to achieve its 2020 reduction of 20% with domestic emission reductions only. […] Despite possible short-term increases in European emissions subsequent to economic recovery, European Commission projections show that over the full commitment period 2008-2012 the EU-15’ aggregated emissions will stay well below its Kyoto target with current policies in place »[[ Tracking progress towards Kyoto and 2020 targets in Europe, EEA Report No 7/2010, Copenhagen, 2010, p.6.

]]. En 2008, la majorité des états membres avaient déjà réduit leurs émissions à un niveau inférieur à l’objectif de Kyoto qui prévoit une réduction des émissions de 8% par rapport à 1990 à l’échelle européenne. Reste l’argument de Jackson sur la délocalisation des émissions. Notons à cet égard la situation atypique du Royaume-Uni qui connait une désindustrialisation plus poussée que le reste du continent et un déficit très important de sa balance commerciale. Aussi, le secteur manufacturier au sens large représente dorénavant moins de 20% des émissions de CO2 en Europe, dont une partie est non délocalisable. Il me semble donc difficile de renverser le constat général posé par l’EEA sur base d’un argument de délocalisation, même si des indications plus précises en la matière seraient les bienvenues.

La référence de Jackson aux travaux du Club de Rome, qui se seraient avérés « remarquablement exacts » (p.26), étonne aussi sachant que ceux-ci prédisaient erronément l’épuisement de nombreuses ressources naturelles pour la fin du siècle passé, sur la base d’extrapolation qui ne tenaient pas compte de la réaction des prix à la raréfaction de ces ressources. Il me semble que l’expérience du Club devrait au contraire nous rappeler que les tendances observées dans des environnements non contraints offrent peu d’indications fiables sur un avenir contraint. Cela ne veut certes pas dire que nous atteindrons naturellement un découplage absolu mais que l’extrapolation d’un passé sans tarification des GES ne peut servir de base pour prédire le comportement d’un monde ou les coûts externes des émissions de GES seraient internalisés (au moyen du mécanisme d’échange européen ou de taxes et réglementations plus spécifiques).

Reste évidemment la question du niveau de prix nécessaire afin de réduire les émissions à un niveau acceptable et son impact sur la croissance. À cet égard, l’auteur fait un raccourci saisissant en reprenant les résultats de l’étude de PWC sur les coûts de réduction des émissions de GES de moitié d’ici à 2050 : « Donc, si les coûts représentaient réellement une baisse annuelle[[ Souligné par l’auteur de l’article.

]] de deux à trois pour cent du PIB, ils feraient en substance disparaître la croissance » (p. 92). Or, l’étude citée parlait bien d’un coût de 3% du PIB mondial d’ici à 2050, soit un impact sur la croissance de moins de 0,1% du PIB par an ! On est donc très loin d’une économie sans croissance ! Cette erreur n’épuise sans doute pas le débat mais jette un trouble sur la rigueur de l’auteur dont la « démonstration » apparaît au final très légère.

Quant à la manière dont la courbe environnementale de Kuznets est envoyée dans les roses, elle tient en un seul et unique paragraphe : « Mais cette relation ne tient, selon l’économiste Douglas Booth que pour les répercussions environnementales visibles, comme les fumées, la qualité de l’eau de rivière et les polluants acides. Et même pour ces polluants, la règle n’est pas uniformément valable. Quant aux indicateurs clés de qualité environnementale comme les émissions de carbone, l’extraction de ressources, la production de déchets municipaux et la disparition des espèces, elles n’existe simplement pas » (p. 85).

Cela me semble un peu maigre comme argument pour un sujet qui se trouve au centre des préoccupations de l’ouvrage, à savoir le lien entre croissance et pression sur l’environnement. A lire ce paragraphe, on en viendrait presque à regretter le smog londonien, les fleuves sans poissons, l’essence plombée et l’industrie lourde des pays communistes. Aussi, je me demande en quoi l’extraction des ressources ou la production de déchets municipaux sont en soi des indicateurs pertinents de la qualité de notre environnement sans tenir compte des efforts de recyclage qui y sont associés ou des émissions de CO2 et d’autres polluants générés par l’incinération des déchets.

Vous l’aurez compris, Tim Jackson me fait l’impression de quelqu’un qui veut prouver son point et qui choisit pour ce faire les données qui servent sa cause en passant très rapidement sur les autres. Est-ce à dire que la question du découplage absolu est tranchée ? Vraisemblablement pas. Mais le livre de Jackson ne me convainc pas que la seule solution réside dans la fin de la croissance. Jusqu’à preuve du contraire, et c’est une bonne nouvelle, les coûts associés aux réductions de pollutions dans des domaines aussi variés que la qualité des eaux, les émissions de CFC et de particules fines, les pluies acides et même les émissions de CO2 se sont avérés faibles à très faibles et certainement pas de nature à stopper la croissance.

L’appel de l’auteur pour « réexaminer les concepts de rentabilité et de productivité » (p. 146), « développer une nouvelle théorie macroéconomique orientée vers la durabilité » (p. 175) ou « pour soulever des questions difficiles concernant la propriété des actifs et le contrôle des excédents de ces actifs » (p. 177) me semble tenir soit d’un discours de gauche classique, soit offrir une lecture assez caricaturale de l’analyse économique en général et de l’économie publique en particulier.

Le fait que les externalités doivent être prises en compte dans les analyses coûts-bénéfices des projets d’investissements est connu depuis longtemps et suggère la mise en œuvre d’incitants appropriés qui peuvent prendre la forme de subsides, bonifications d’intérêts, taxes ou avantages fiscaux ; arsenal d’instruments du reste assez largement utilisé dans notre pays dans le domaine environnemental, sans mentionner le débat sur le green tax shift auquel je me rallie bien volontiers. En outre, le problème ne me semble pas tant la nécessité de développer une nouvelle théorie macroéconomique que d’enrichir les modèles existants sur la base d’analyses microéconomiques et d’études de cas portant sur les coûts de réduction des pollutions. En Belgique, une institution comme le Bureau fédéral du Plan s’y emploie d’ailleurs activement.

L’argent de fait pas le bonheur

Pour nous encourager à rejeter notre modèle de croissance, Tim Jackson nous rappelle le lien ténu entre richesse et bonheur et s’attaque de front au consumérisme débridé. Le débat est pour partie philosophique et l’ouvrage n’apporte pas grand-chose de neuf au-delà d’une revue engagée de la littérature. Il s’agit cependant d’un vrai sujet qui ne peut être simplement écarté sans autre forme de procès. Je me risque donc à quelques considérations personnelles.

D’abord, le graphique de la page 55 qui montre une relation faible entre revenu et bonheur à partir d’un PIB d’environ 15.000$ me paraît en contradiction flagrante avec le constat selon lequel « La société de consommation semble courir droit au désastre » (p. 171). Il montre en effet qu’environ 90% des habitants des pays riches se déclarent heureux ou satisfaits. D’un point de vue méthodologique, une mesure plus discriminante eût sans doute été plus pertinente pour analyser la situation des pays riches (pourcentage des heureux ou des très heureux ?). Le même constat peut être fait, mutatis mutandis pour les graphiques des pages suivantes. Je note d’ailleurs qu’une synthèse récente de cette même question de la relation entre richesse et bien-être dans un numéro récent de The Economist arrivait à des conclusions plus encourageantes sur le lien entre PIB et « satisfaction » (en ayant recours à une transformation logarithmique)[[ « The rich, the poor and Bulgaria », The Economist, December 18th, 2010

]].

Reste que le constat selon lequel le bonheur est pour partie chose relative est difficilement contestable. La nature est ainsi faite que nous nous habituons aux bonnes choses. Et cela vaut malheureusement pour bien d’autres sujets que l’argent. D’où cette équation du bonheur comme fonction de la différence entre attentes et réalisations ou cette impression navrante d’une course éperdue vers un arc en ciel qui s’éloigne à mesure que l’on s’en approche. Mais où s’arrêter ? à Misère au borinage, au Christ s’est arrêté à Eboli, au PIB belge actuel ? Si le bonheur dépend des attentes, la manifestation récente en Belgique contre le blocage des salaires montre que nous ne sommes pas encore mûrs pour la fin de la croissance.

La référence aux « capabilités » de Sen pose aussi la question du lien entre liberté et bonheur et donc entre choix et bonheur. En nous engageant dans la croissance, nous avons touché au fruit défendu du progrès technique et bâti une société où les « capabilités » ont fortement augmenté au prix sans doute d’une plus grande angoisse existentielle face à un monde qui n’en finit pas de changer. D’où ces bouffées récurrentes de nostalgie envers des sociétés plus stables et traditionnelles auxquelles Tim Jackson n’échappe pas lorsqu’il stigmatise l’accroissement substantiel du taux de divorce (p.149). On n’est pas loin des craintes exprimées par les communautaristes. Pour le reste, je ne crois pas que notre monde politique soit tant obsédé que cela par la croissance. Les moyens publics sont majoritairement orientés vers des politiques sociales et les dépenses de soutien à l’activité économique sont devenues assez marginales.

Comment éviter que les individus soient « à la merci de la comparaison sociale » (p. 108) ? Jackson offre en réalité peu de réponses crédibles à cette question. On lui sent l’envie d’interdire une série de choses qu’il n’aime pas, couplée à une référence aux « communautés intentionnelles » dont il admet qu’elles restent très marginales (pp. 153-154). L’analyse de Jackson revient en fait à dire que les gens ne savent pas ce qui est bon pour eux et qu’ils sont victimes d’une société qui leur impose des normes inadéquates. Mais qui, et de quel droit, devrait imposer aux autres des comportements plus conformes au bonheur ? Faut-il supprimer la honte en interdisant les différences ou en apprenant à assumer ses choix de vie ? Et s’il faut interdire les différences, lesquelles ? Pourquoi se limiter à la richesse et ne pas aussi interdire la honte causée par les plus beaux, les plus intelligents ou les plus populaires ?

Jackson tend aussi à oublier que nous vivons dans des économies mixtes où la moitié du PIB est déjà soustraite au « libre arbitre du marché » pour être affectée démocratiquement sous diverses formes de dépenses publiques. En Wallonie, les dépenses primaires atteignent même deux-tiers du PRB et, avec 47% de l’emploi salarié, la Région bénéficie sans doute de l’un des plus hauts taux d’emploi non-marchand des pays de l’OCDE[[ Voir www.ces-ulg.be

]]. Selon les conceptions jacksoniennes, nous devrions sans doute approcher le bonheur absolu !

Pour conclure, je voudrais encore souligner un problème plus général dans l’approche de Jackson et de nombreux critiques du modèle libéral d’économie de marché : ils comparent un monde perfectible à une utopie dont ils rêvent mais dont ils ne peuvent offrir aucune concrétisation pertinente hic et nunc. Or, une société sans croissance n’est pas assurée de devenir le paradis égalitaire de Jackson. Elle pourrait tout aussi bien tourner à la dictature écologico-communiste ou se traduire par un « grand bon en arrière » vers des communautés archaïques. Après tout, si le problème est que les gens cherchent avant tout à se distinguer de leurs voisins, revenir à un jeu à somme nulle risque d’exacerber les comportements corporatistes, la recherche de rentes de situations et le développement de nouvelles hiérarchies sociales. Il nous faut donc d’abord un homme nouveau ! Or, un homme nouveau et la fin de la croissance, cela ressemble fort au communisme (utopique pour le premier argument, réel pour le second).

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