Aurélien Berlan

Aurélien Berlan est un philosophe-jardinier qui partage son temps entre activités vivrières, politiques et intellectuelles. Il a contribué aux écrits du Groupe Marcuse (De la misère humaine en milieu publicitaire, La Découverte, 2004 ; La Liberté dans le coma, La Lenteur, 2013) et a publié un essai remarqué sur la critique de la modernité industrielle par les sociologues allemands (La Fabrique des derniers hommes, La Découverte, 2012). Depuis septembre 2022, il est maître de conférence à l’université de Toulouse.

 

Aurélien Berlan, vous êtes notamment l’auteur de l’ouvrage Terre et liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, dans lequel vous proposez une riche réflexion sur la liberté et la manière dont elle s’est articulée autour d’un idéal d’émancipation comme arrachement aux contraintes, non seulement celles de l’autorité et de la religion, mais aussi celles de la nature. Vous identifiez ainsi un « fantasme de délivrance » qui traverserait l’ensemble de la modernité politique et auquel vous opposez un idéal écologiste d’autonomie défini comme réappropriation des moyens de subsistance. André Gorz est l’un des protagonistes de ce récit, à la fois comme inspirateur et comme illustration des limites d’un certain rapport à l’émancipation. Avant d’y revenir, pourriez-vous pour commencer nous expliquer à quoi tiennent selon vous les contradictions de l’aspiration moderne à la liberté ?

La liberté est une valeur qui est au cœur de la civilisation occidentale . Nous l’avons en quelque sorte rivée au corps, littéralement. Et l’une des spécificités, peut-être, de notre civilisation occidentale moderne, est d’avoir prétendu rendre ce bien inestimable accessible à tous les êtres humains, lorsque d’autres civilisations, d’autres cultures s’étaient souvent satisfaites de l’idée que certains naissaient libres et d’autres naissaient esclaves ou le devenaient, qu’il était dans l’ordre des choses que la liberté demeure le privilège d’une petite minorité d’êtres humains. Au cœur de la manière dont nous nous pensons nous-mêmes, il y a cette idée d’une modernité reconnaissant la liberté comme une valeur universelle. C’est là, sans doute, un aspect positif de notre héritage moderne. Mais le contrepoint de cet aspect positif, c’est la présence, au cœur de cette conception occidentale de la liberté, d’un élément qui rentre en contradiction complète avec cette prétention universaliste, et qu’on retrouve dans d’autres civilisations : depuis les aristocrates grecs jusqu’à la bourgeoisie moderne, et même, aussi étonnant que cela puisse paraître, jusqu’au socialisme, la liberté a été associée à l’idée d’être libéré d’un certain nombre de tâches quotidiennes, d’être délivré des nécessités de la vie, c’est-à-dire d’un certain nombre de tâches de subsistance vécues comme fatigantes et routinières, contraignantes et oppressives.

Or cet élément de notre conception partagée de la liberté n’est absolument pas universalisable. Car pour être délivré des nécessités de la vie, et donc des tâches de subsistance liées au fait de devoir satisfaire un certain nombre de besoins, il n’y a pas trente-six solutions. Soit nous les faisons faire à d’autres personnes, qui se retrouvent donc, en plus de leurs nécessités propres, ployer sous le poids des nécessités que leurs imposent leurs maîtres – c’est la solution aristocratique. Mais alors nous ne sommes pas toutes et tous également libres : pour être délivré, les nobles ont besoin d’esclaves, de serf et/ou de domestiques. Soit nous les faisons faire, ou plutôt nous imaginons pouvoir les faire faire, par des machines, des robots, des engins et des dispositifs mécaniques plus ou moins sophistiqués – c’est la solution industrialiste. Cette seconde solution nous renvoie à une  idée que l’on retrouve au cœur de notre civilisation occidentale moderne : en asservissant, en exploitant et en dominant la nature, nous pourrions à terme être toutes et tous délivrés des nécessités de la vie, et donc, aussi, délivrés de la nécessité d’avoir à asservir, exploiter et dominer d’autres êtres humains (esclaves, serfs, ouvriers, femmes, etc.) pour assouvir les besoins dont on estime qu’il faut qu’ils soient assouvis, sans pour autant avoir envie d’assumer soi-même les tâches correspondantes.

Si l’on prend au sérieux l’aspiration universaliste, si l’on maintient que tous les hommes naissent libres et égaux et que cet idéal doit être réalisé, nous n’avons alors pas d’autre choix que de renoncer à ce fantasme d’être délivré des nécessités de la vie.

Mais cette solution industrialiste est illusoire. Pour exploiter la nature, il faut toujours, en première ligne, des êtres humains exploités dans les usines, dans les plantations, dans les mines, etc. Et quand bien même on réussirait à tout robotiser, il n’y aurait pas assez de ressources minérales pour fabriquer ces machines pour tout le monde, ni de ressources énergétiques pour faire fonctionner tous ces engins. Il n’y en aura jamais assez pour le nombre d’êtres humains que nous sommes sur Terre. La délivrance restera quoi qu’il arrive le privilège d’une minorité. Il s’agit d’une conception aristocratique de la liberté, et qui est vouée à le demeurer, aussi large que puisse devenir cette aristocratie. Dans les pays riches, elle inclut  aujourd’hui une partie des classes moyennes, et peut-être même certaines franges des classes populaires qui sont en partie délivrées d’un certain nombre de nécessités, notamment des travaux les plus pénibles physiquement. Mais cela ne sera jamais le lot de l’humanité entière. Si l’on prend au sérieux l’aspiration universaliste, si l’on maintient que tous les hommes naissent libres et égaux et que cet idéal doit être réalisé, nous n’avons alors pas d’autre choix que de renoncer à ce fantasme d’être délivré des nécessités de la vie.

Pour rebondir sur cette idée que notre rapport à la liberté suppose de faire faire à d’autres ce que nous ne voulons pas faire nous-mêmes, vous affirmez ainsi dans votre ouvrage que « la formule clef de la liberté libérale n’est pas le “laisser-faire”, mais le “faire-faire” ». À vous suivre,  « dire que la liberté consiste à “faire ce qu’on veut” masque le fait qu’en pratique cela suppose de faire faire aux autres ce qu’on ne veut pas faire soi-même : car pour jouir du vertige des possibles, encore faut-il ne pas être accablé par le poids du nécessaire ». En quoi l’idée libérale de la liberté est-elle selon vous paradoxale ? Et en quoi la pensée socialiste a-t-elle à vos yeux prolongé ces contradictions du libéralisme ?

J’ai fait des études de philosophie et, pour moi, la philosophie consiste avant tout à réfléchir sur les mots les plus simples, sur le sens des mots qui sont les plus courants mais que, justement, on peine à définir : la liberté, la vérité, le temps, l’espace, etc. Le mot « liberté » est non seulement extrêmement équivoque, mais il est entouré d’une confusion de plus en plus grande qui se traduit aujourd’hui par le fait que nous continuons à définir les sociétés dans lesquelles nous vivons, pour s’en réjouir ou pour le déplorer, comme libérales, ultralibérales ou néolibérales, lorsque l’une des caractéristiques de nos sociétés est précisément qu’elles sapent le supposé noyau dur de la conception libérale de la liberté, c’est-à-dire le principe d’inviolabilité de la vie privée. N’était-ce pas cela, en effet, l’élément central qui distinguait, par exemple, pendant la guerre froide, le « monde libre » du monde soviétique où n’importe qui pouvait avoir le KGB ou la Stasi au-dessus de son épaule à la moindre conversation et dans le moindre moment de sa vie ?  Or ce à quoi aboutit le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), c’est ce que l’on appelle aujourd’hui le « capitalisme de surveillance » : un monde  dans lequel notre vie privée n’est plus du tout inviolable. Elle est observée, épiée en permanence. Il y a  là un paradoxe complet, qui était en réalité déjà perceptible avant  l’affaire Snowden. Nous assistons à un effondrement de l’intérieur du concept libéral de liberté. Et pourtant nous persistons malgré tout à analyser le présent en termes de libéralisme, néolibéralisme, etc.

Lorsque je me suis rendu compte de ce paradoxe, il m’a semblé important de creuser un peu les choses, et je me suis donc tourné vers la tradition libérale pour essayer de comprendre ce qui constituait, en réalité, son noyau dur. J’ai ainsi progressivement réalisé que derrière la vitrine constitutionnelle de l’inviolabilité de la vie privée, il y avait cette histoire du « faire faire ». On trouve cela dans de nombreux textes libéraux. Par exemple dans La Richesse des Nations, la bible du libéralisme. Dans cet ouvrage où il défend le « système de la liberté naturelle », c’est-à-dire l’économie de marché contre les interventions de l’État dans l’économie, Adam Smith  ne cherche certes pas à définir le concept de liberté. Mais il note que la valeur d’une marchandise, c’est sa faculté à nous épargner un certain nombre d’efforts et de peines. De fait, l’argent permet de faire faire par d’autres un certain nombre de choses dont on a besoin mais que l’on ne veut pas faire soi-même – et plus le marché se développe, plus s’étend l’éventail des tâches dont l’argent, pour celles et ceux qui en ont, permet d’être délivré. À bien y regarder, c’est cela le véritable noyau dur de la liberté libérale. Mais c’est une idée que l’on retrouve aussi dans d’autres contextes historiques, en particulier dans l’Antiquité grecque. Les Grecs aussi défendaient cette idée selon laquelle un homme libre est un homme qui a des esclaves qui lui permettent de se libérer de la nécessité. Et on la retrouve aussi, assez curieusement, chez Karl Marx : la seule fois où il cherche à définir l’idée de liberté, dans un passage du Livre III du Capital, il oppose le règne de la liberté au règne de la nécessité, c’est-à-dire au travail dicté par les besoins extérieurs. Pour Marx, la condition de l’émancipation est par conséquent la réduction du temps de travail et la maîtrise de la nature via l’industrialisation. Ce programme de développement économique, technologique, scientifique et industriel est partagé tant par les libéraux que par les marxistes ; la seule différence étant que les uns estiment que c’est par le marché libre que l’on aura le meilleur développement, et les autres que c’est par la planification. Mais c’est un objectif partagé, parce qu’il y a au fond cette même idée que la liberté consiste à être délivré de la nécessité. À partir de Marx, cette idée va devenir hégémonique et hanter la plupart des pensées socialistes. Et la gauche va se mettre au service d’un développement industriel dont on commence à comprendre aujourd’hui qu’il nous conduit dans une impasse sociale et écologique.

Pour en venir à André Gorz, la place que vous lui accordez au sein de ce récit est à cet égard ambivalente. Il y a d’un côté des aspects positifs, vous citez notamment ce passage des Métamorphoses du travail où Gorz critique la figure du  « producteur-consommateur » qui « ne produit rien de ce qu’il consomme et ne consomme rien de ce qu’il produit ». Mais il y a d’un autre côté des aspects négatifs, qui sont précisément selon vous liés à la façon dont Gorz s’inscrit dans cet héritage industrialiste. Dans votre livre, vous formulez ainsi une critique appuyée de sa théorie de l’autonomie. Pour Gorz, écrivez-vous, « l’autonomie ne s’oppose pas à l’hétéronomie industrielle, elle la présuppose : elle est son complément. Elle ne se conquiert (toujours) pas dans le domaine de la nécessité, mais seulement au-delà – comme un “supplément d’âme” ». Pouvez-vous nous expliquer les raisons de cette critique, et pourquoi la limite que vous pointez chez Gorz est selon vous symptomatique de la prégnance de ce fantasme de délivrance, y compris chez des penseurs socialistes et écologistes ?

Gorz est un auteur qui m’a longtemps accompagné et qui continue à m’accompagner. Je trouve notamment que Métamorphoses du travail est un ouvrage  fondamental et passionnant. Quand je critique Gorz à la fin de mon livre,, ce n’est pas  pour le bannir de la pensée, mais  pour  montrer à quel point le fantasme  de  délivrance imprègne les aspirations sociales à l’émancipation, à partir de Marx et tout au long du XXe siècle, en dépit de ses origines aristocratiques puis bourgeoises. Or pour montrer la puissance de ce fantasme, quoi de mieux que de montrer qu’il nous traverse toutes et tous ? Je le dis  honnêtement, il me traverse moi-même. Mon propos n’est pas de pointer une mauvaise conception de la liberté chez « les autres », par exemple les gens de droite. Il s’agit de comprendre à quel point toute notre pensée et tout notre être, tout notre habitus sont traversés par une conception de la liberté qui nous accule à des contradictions insolubles. En critiquant Gorz, il s’agit donc en quelque sorte de procéder à une auto-critique. Et tout ce livre est aussi une tentative d’autocritique, de la part de quelqu’un qui vient de la gauche et en particulier d’une  gauche radicale qui a complètement fantasmé le dépassement du travail et de la nécessité. Pour illustrer la puissance de ce fantasme, j’ai donc choisi deux  auteurs qui m’ont particulièrement intéressé et accompagné dans mon parcours : André Gorz et Herbert Marcuse. Il y a chez eux une conscience très nette et très précoce des impasses de l’industrialisme. Et ce dès les Trente glorieuses, quand tout le monde croyait au progrès industriel et technoscientifique et qu’une inconscience complète régnait sur le plan écologique. Gorz et Marcuse font partie des rares auteurs à avoir eu une vision critique du développement technologique et industriel, en pointant l’impasse dans laquelle on est en train de s’enfoncer. J’aurais pu en prendre d’autres, comme Murray Bookchin par exemple. Dans tous les cas, c’étaient des auteurs très importants justement parce qu’ils ne tombaient pas dans le piège de l’apologie pure et simple du développement. Il y avait aussi chez eux une critique très nette du marxisme. Il s’agissait de sortir d’un marxisme complètement sclérosé autour de l’idée que le développement des forces productives est ipso facto émancipateur. C’étaient donc des penseurs visionnaires, particulièrement lucides.

Malgré tout, ils n’ont pas réussi à mettre en question l’idée que la liberté implique de dépasser la nécessité. Non pas de faire face à la nécessité de manière égalitaire et auto-gérée, mais de la « dépasser » . Autrement dit,  tant qu’on sera confronté à la nécessité et donc aux besoins, on ne pourra pas être pleinement libres selon eux. Pourtant, Gorz et Marcuse avaient  tous les moyens pour se libérer de ce fantasme aristocratique, puis industrialiste. Gorz en particulier, à travers  l’influence d’Ivan Illich, savait qu’il y avait une autre conception de la liberté que celle de la délivrance : non pas être déchargé des nécessités de la vie quotidienne, mais les prendre en charge nous-mêmes, c’est-à-dire l’autonomie au sens d’Illich. Grâce à lui, Gorz avait donc vraiment tous les moyens de sortir du marxisme et de comprendre le caractère délétère, problématique, contradictoire et même absurde de l’aspiration à la délivrance,  au « dépassement de la nécessité ». Mais malgré tout, il n’a pas complètement réussi à faire ce pas. À partir des années 1980, il retombe sous l’emprise du fantasme marxiste de dépassement de la nécessité, et  cela  le conduit, à mon avis, à entrer en contradiction avec certaines de ses meilleures intuitions. On le voit notamment avec cet exemple, qu’il propose dans Métamorphoses du travail, des deux collectifs qui produisent leur propre pain, l’un en ville, l’autre dans une campagne non développée :  seul le premier est vraiment libre, nous dit Gorz, parce que cette pratique n’est pas dictée par la nécessité (ce collectif pourrait s’en passer car il y a du pain pas cher à portée de main). Mais alors, le développement industriel et marchand devient la condition de la liberté.

Au final, ce paradoxe va conduire Gorz à faire preuve d’un singulier aveuglement vis-à-vis des enjeux écologiques de la révolution numérique. Il avait pourtant, je pense, tous les éléments pour comprendre qu’elle allait se traduire par une nouvelle couche de gadgets aliénants, s’ajoutant aux gadgets aliénants déjà produits par la société de consommation et qu’il avait très bien critiqués dans toute son œuvre. Mais sous l’emprise du fantasme de  délivrance, il en est venu à affirmer que le numérique serait, littéralement, sans impact écologique. Je pense notamment à une interview donnée à la fin de sa vie, où un journaliste lui demande s’il ne pense pas que l’industrie informatique risque d’engendrer des problèmes écologiques, et où il répond de manière lapidaire : « le silicium est présent en abondance ». Cette réponse est doublement problématique : d’une part, elle sous-entend que l’écologie se réduit à des problèmes de pénurie de ressources (alors qu’elle a plutôt à voir avec les pollutions générées par leur usage industriel) ; d’autre part, elle occulte tout ce que suppose par ailleurs le développement du numérique, non seulement en termes de ressources (notamment de métaux et d’énergie), mais aussi de rapports sociaux dégradés, de concentration du pouvoir et de destruction de cette « culture du quotidien », vernaculaire, que Gorz défendait tant par ailleurs, à juste titre.

Sans nécessairement vouloir sauver Gorz, est-ce qu’il n’y a pas malgré tout chez lui des éléments qui maintiennent une forme d’ambivalence ? Dans l’entretien qu’elle m’a accordé, Françoise Gollain faisait part de sa conviction selon laquelle la « préoccupation fondamentale [de Gorz] a toujours été la réappropriation par les communautés de base de moyens de production évalués, choisis, repensés ». Pour elle, la période des années 1980 que vous mentionnez  constitue chez Gorz une « période réformiste », à la suite de laquelle il serait revenu vers des aspirations plus libertaires. Dans votre ouvrage, vous soulignez ainsi notamment le fait que, dans ses derniers textes, il continue à défendre une « autonomie existentielle des individus » comme « capacité à se prendre en charge ». Que retenir, dès lors, de la perspective gorzienne de l’autonomie ? Et quelles nuances, quelles corrections faudrait-il selon vous lui apporter ?

Ma lecture de Gorz adopte un certain angle, qui tend bien sûr à grossir le trait. Il y a en fait un grand écart permanent chez lui. Car à côté de cette fascination pour l’idée de dépassement de la nécessité, il a toujours défendu l’idée d’autonomie comme prise en charge des besoins de base par les communautés et les individus eux-mêmes. Si on accepte le prisme de lecture que je propose, son œuvre est  fascinante car elle tire dans deux directions. Il y a le fantasme marxiste de délivrance et de dépassement de la nécessité par l’industrie, et il y a la valorisation illichienne de l’autonomie, de la prise en charge des besoins de base par des moyens aussi peu industriels que possible. Ces deux éléments cohabitent dans sa pensée – mais cette cohabitation se traduit par des incohérences, des contradictions qui méritent d’être épinglée.

D’un certain point de vue, les tensions de Gorz sont compréhensibles – elles sont les nôtres, et c’est pour cela que son œuvre est intéressante. Parce qu’effectivement, une vie libre ne peut pas être une vie où tout le temps des individus serait happé, péniblement avalé par le labeur nécessaire à la satisfaction des besoins de base. Notre sens commun de la liberté nous indique bien qu’une vie où on travaillerait douze heures par jour pour se chauffer et se nourrir, ce ne serait pas une vie, ce serait de la survie. Cet élément-là, on ne peut pas l’éluder. La volonté de nous soulager de nos peines et de nos efforts, notamment par des dispositifs techniques appropriés, n’est  pas condamnable. Pour prendre un exemple simple, imaginons un système technique par lequel l’eau peut être amenée à chaque maison d’un village sans avoir à aller la chercher au fond du puits et à la charrier sur des kilomètres comme certaines populations sont contraintes à le faire, si bien que la seule tâche d’étancher sa soif suppose une ou plusieurs heures de travail par jour. Du moment que ce système technique peut être construit et géré de manière autonome, il n’y a aucune raison de ne pas le construire. Le problème se pose dès lors que la volonté de se délivrer de la corvée de la gestion de l’eau conduit à se rendre dépendant d’un système technique géré d’en haut par une organisation hétéronome, qui se retrouve dès lors en situation de pouvoir par rapport à ne population impuissante. La question est donc de savoir si les dispositifs sociotechniques renforcent l’autonomie ou, au contraire, la dépendance – et de fait, les macro-systèmes techniques industriels renforcent la dépendance, en plus de provoquer d’innombrables problèmes écologiques.

Ce sur quoi il faut en revanche insister, c’est sur la manière dont, chez Gorz et plus généralement à gauche, la liberté a été associée au dépassement du travail. En réalité, ce qu’on voulait dire par « dépasser le travail », historiquement, c’était dépasser le salariat, c’est-à-dire le travail dominé, morcelé, discipliné, et notamment le travail associé au monde industriel de l’usine. Mais compte tenu de l’ambiguïté et des équivoques du mot travail, cette idée de dépassement du salariat a vite été confondue avec l’idée d’un dépassement du travail en tant que tel, c’est-à-dire de toute activité pénible, quotidienne, liée à nos besoins de base. Et dans une partie de la gauche radicale, on a dérivé de la critique du salariat et du travail industriel vers la critique du travail comme  rapport à la « nature », à la « nécessité », à la matérialité du monde. Or l’aspiration à ne pas travailler est une aspiration aristocratique. À mon sens, la liberté ne doit pas être définie comme le dépassement du travail en ce sens-là, mais comme une certaine manière d’organiser notre rapport à la matérialité du monde, à la matérialité de nos corps qui ont besoin d’êtres nourris, soignés, chauffés, vêtus. Il ne s’agit pas de fantasmer le dépassement de la corporéité de nos existences, comme le font aujourd’hui les transhumanistes avec leurs projets technoscientifiques  délirants – Gorz ne tombait bien sûr pas dans ce travers. Il s’agit plutôt de trouver des manières de faire face à cette matérialité et à cette nécessité en minimisant autant que faire se peut les rapports de pouvoir et de domination. Et donc en développant ce que Simone Weil appelait des formes libres de labeur, des manières de travailler qui ne soient pas juste oppressives, mais dans lesquelles il puisse y avoir une part de liberté. Cette idée, on la retrouve aussi dans la pensée de Marx, sous l’influence de Hegel :  le travail, sous certaines formes, peut être émancipateur. Parce que le contact direct avec la matière fait gagner en autonomie, en indépendance. On se forge nos facultés. On les développe, etc. Donc le travail – au sens de rapport au monde, de rapport concret à la matière – n’est pas asservissant en soi. Par contre, la manière dont le travail a été capturé et discipliné dans le monde industriel pose problème. Pour moi c’est plutôt dans cette direction-là qu’il faut aller, et c’est dans cette direction-là, me semble-t-il, que la plupart des gens qui aspirent à l’autonomie vont aujourd’hui : reprendre directement, littéralement contact avec le monde par le biais d’activités qui ne sont pas préformatées, standardisées par le modèle industriel.

(…) Il y a ainsi une écologie de la délivrance, plutôt urbaine,  technocratique et pro-technologique ; et une écologie de l’autonomie, plutôt rurale et paysanne, anti-industrielle et libertaire.

Pour terminer sur l’actualité de ces aspirations à l’autonomie, vous avez  signé avec Geneviève Pruvost un chapitre dans l’ouvrage collectif en soutien au mouvement des Soulèvements de la Terre, qui a été dissous par le gouvernement français au mois de juin 2023 (la dissolution a été suspendue par le Conseil d’État en aout). Vous y écrivez notamment que pour « construire un monde plus juste et soutenable », nous n’avons pas d’autres choix que de chercher à nous « réapproprier concrètement nos conditions de vie, c’est-à-dire défendre et reprendre des terres, réenclencher des cycles de subsistance et réinventer localement des collectifs de vie ». Quelle est votre regard sur les mobilisations écologistes contemporaines et sur l’horizon des luttes pour les années à venir ?

Ce qui est intéressant dans le mouvement des Soulèvements de la Terre, et  plus généralement dans l’orientation que prennent certaines luttes écologiques aujourd’hui, c’est justement d’aller dans le sens d’une quête de plus en plus cohérente d’autonomie matérielle et politique, et de se nourrir d’une critique radicale du développement industriel et capitaliste. Je n’ai pas écrit mon livre Terre et liberté avec l’impression que j’avais découvert moi-même quelque chose de nouveau. J’ai plutôt cherché à mettre des mots sur des intuitions assez largement partagées, mais un peu confuses, autour de la question de la liberté. Et c’est, je crois, ce qui a fait que le livre a suscité de l’intérêt : le fait de venir mettre le doigt sur des contradictions, des tensions, des questionnements qui traversent les mouvements sociaux et écolos. Il y a de plus en plus, dans les luttes aujourd’hui, une conscience assez nette que le destin de la Terre (avec une majuscule) est complètement et étroitement lié à notre désir et à notre capacité, soit d’être délivré de la terre (avec une minuscule), soit de nous la réapproprier pour gagner en autonomie par rapport à un système  capitaliste destructeur.  C’est en tout cas très net avec la réémergence de luttes sociales et écologiques radicales autour de la question de la terre et de la condition paysanne, de la réappropriation des ressources, des communs, etc.

En même temps, de l’autre côté, il y a le développement d’une écologie très technocratique,  branchée sur les high-tech, les smart cities, les fantasmes cybernétiques de pilotage du système Terre par la géo-ingénierie, voire la terraformation d’autres planètes ! L’écologie contemporaine est traversée par deux grandes tendances, deux grandes conceptions de l’émancipation que j’essaye de distinguer dans mon livre. D’un côté, une écologie de la délivrance industrielle et technologique, qui nous appelle à vivre dans des environnements artificiels, entièrement pilotés par informatique. Il y a aujourd’hui par exemple des gens soucieux d’écologie que les innovations technologiques dans le monde agricole font rêver, qui nous promettent une production entièrement bio, sans pesticides, mais entièrement hors-sol. En dépit du fait que cette agriculture n’aurait plus aucun lien avec la terre, et qu’elle demanderait des quantités folles d’énergie pour faire pousser des aliments dans des milieux artificiels. Mais de l’autre côté il y a « Des agros qui bifurquent », il y a des luttes contre les grands projets industriels et pour la réappropriation paysanne des terres, qui inventent de nouvelles organisations collectives de production. Pour prolonger l’analyse de Romain Felli des « deux âmes de l’écologie », il y a ainsi une écologie de la délivrance, plutôt urbaine,  technocratique et pro-technologique ; et une écologie de l’autonomie, plutôt rurale et paysanne, anti-industrielle et libertaire. Parfois, certains tentent de trouver un compromis entre les deux – dans le sillage de Gorz ou de Bookchin. Mais je crois qu’en réalité, la plupart des gens sont conscients que l’écologie véritable est du côté des aspirations à l’autonomie, et que l’écologie de la délivrance par la technologie relève tout simplement.

Un entretien réalisé par Marc-Antoine Sabaté pour Etopia.

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