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Jeunes étudiants en quête d’une vie sensée, nous avons été, en quelque sorte, « happés » par l’action sur notre campus universitaire. Nous prenions très au sérieux les buts de l’action étudiante dans laquelle nous nous étions engagés : par exemple obtenir de pouvoir faire son mémoire de fin d’études en deux ans sans devoir payer un minerval la seconde année ou réduire la part des cours ex cathedra au profit de débats interdisciplinaires, etc[[Nous avons décrit celles-ci dans «A la recherche de nouvelles formes de citoyenneté», Revue du Mauss n°6, 2e semestre 1995. Pour les cours Méta et Métis en particulier, voir «1991-2006, chronique d’une récurrence étudiante», in Actes du colloque Prêt-à-penser ou prêts à penser du 20 février 2006», Editions AGL, 2006.]]. De tels objectifs nous paraissaient pouvoir apporter des gains concrets, directs aux étudiants. Mais ils comportaient également un enjeu plus large ou plus symbolique : la résistance à la soumission croissante des universités à des impératifs externes de type économique, ayant pour effet de réduire la part consacrée à la formation de l’esprit critique que doit apporter l’Université.

Avec le recul, même si nous ne renions en rien de tels objectifs, nous avons compris qu’à l’échelle d’une vie humaine ce qui a constitué l’expérience la plus importante pour nous résidait non pas tant dans le fait d’avoir atteint ou pas nos buts, mais bien dans l’action elle-même. Nous avons été absorbés par l’intensité du jeu, totalement investis dans son déroulement. Toute notre énergie et tous nos sens furent mobilisés par les débats sur les objectifs et l’organisation des actions. Fondamentalement, au-delà des choix idéologiques ou des stratégies pratiques, ce qui comptait c’était de créer ensemble quelque chose de nouveau dans le monde (représenté alors par l’institution universitaire). C’était de prendre des initiatives à plusieurs par rapport au monde dans lequel nous allions entrer. De nous insérer par la parole et l’action dans celui-ci. Et, au fond, d’exercer collectivement notre liberté pour construire le monde de demain, ensemble.

Au cours d’une vie, les circonstances, les lieux, les occasions, les buts peuvent changer, et changent inévitablement. Mais, le sens que l’on éprouve dans l’échange de paroles et dans l’action collective appliqués aux questions importantes qui conditionnent le monde des hommes, cela ne change pas.

Nous pouvons dire que la lecture à cette époque de « Condition de l’homme moderne » de Hannah Arendt a illuminé notre expérience. Sa pensée a éclairé ce que nous n’aurions pu formuler que confusément, bien que nous l’éprouvions intensément. Se proposant elle-même dans son avant-propos de « penser ce que nous faisons », elle nous permettait effectivement de comprendre l’action et d’en distinguer la saveur particulière parmi l’ensemble des activités humaines. Et le moins que l’on puisse dire est que cette prise de conscience revêtait pour nous une énorme importance à l’heure de quitter la liberté qu’offrait la vie d’étudiant pour rentrer dans la vie professionnelle.

Bien souvent, on referme la parenthèse des études supérieures comme une boîte à souvenirs qu’on rouvrira de temps à autre avec plus ou moins de nostalgie. On accepte l’idée qu’il est temps de passer aux choses sérieuses, c’est-à-dire de travailler pour gagner sa vie. Nous quittions quant à nous cette période munis d’un goût pour l’action – et le bonheur qu’elle apporte – mais aussi de la compréhension de son sens dans le monde moderne (on y reviendra plus loin). Cela devait rester notre boussole pour la vie.
En fin de compte, n’est-ce pas là le but central de l’éducation, celui du moins qu’elle devrait viser ? Faire en sorte que les nouvelles générations soient à même de renouveler le monde toujours plus vieux qu’elles et qui, sans cela, déclinerait inéluctablement ? Dans son article sur « La crise de l’éducation », Hannah Arendt développe cette idée en parfaite cohérence avec l’importance qu’elle accorde à l’action :
« Pour préserver le monde de la mortalité de ses créateurs et de ses habitants, il faut constamment le remettre en place. Le problème est tout simplement d’éduquer de façon telle qu’une remise en place demeure effectivement possible, même si elle ne peut jamais être définitivement assurée. Notre espoir réside toujours dans l’élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle… [l’éducation] doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaires que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine. »

Quel rapport avec l’écologie politique ?

Nous voudrions, en nous inspirant librement de la pensée d’Hannah Arendt, soutenir l’idée suivante – qui peut sembler aller de soi mais qui a des conséquences importantes : la raison d’être de l’écologie politique est de contribuer à réapprendre le bonheur de bien vivre dans un monde durable, c’est-à-dire un monde qui puisse accueillir la succession des générations tout en leur offrant à chaque fois la possibilité de le renouveler (de bien vivre à leur tour).

On sait que l’écologie politique est très attentive à la succession des générations et au fait de pouvoir garantir aux générations futures – ou plutôt à chaque génération présente ou future – la possibilité de (bien) vivre sur cette terre. Elle est très attentive aux conditions dans lesquelles la vie est donnée aux hommes sur terre et donc au fait de vivre en adéquation avec ces conditions. Cependant, nous sommes encore ici dans l’ambiguïté : parle-t-on des conditions de la vie biologique ou des conditions d’une vie « véritablement humaine » ? On a souvent tendance à rester dans le flou sur cette question, à ne pas la trancher parce qu’on se dit qu’en fin de compte, les deux sens sont inséparables. Que serait en effet une vie « véritablement humaine » sans la vie tout court, sans la continuité purement biologique ?

On retrouve une telle ambiguïté dans le concept de « développement durable ». La définition de référence est la suivante :
« Le développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins. Deux concepts sont inhérents à cette notion :

le concept de « besoins », et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité,

l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir. »
On le voit, la préoccupation centrale réside dans la capacité laissée à chaque génération de subvenir à ses besoins et, en particulier, de limiter la satisfaction des besoins non essentiels du présent au nom des besoins essentiels du présent comme du futur. L’insistance sur les besoins essentiels des plus démunis, jointe à celle sur les limites de l’environnement, indique que l’on comprend ces besoins d’abord et avant tout comme ceux liés à la préservation de la vie (alimentation et santé). Ce qu’il faut garantir, c’est alors prioritairement la continuité de la vie humaine de génération en génération. C’est l’immortalité biologique de l’espèce humaine.

Or, il nous semble que ce qu’il faut garantir du point de vue de l’écologie politique, c’est – au-delà de ce qui précède et qui est nécessaire – la durabilité, la continuité du monde pour la succession des générations, parce que le monde protège le sens de la vie humaine.

Qu’est-ce qu’une vie véritablement humaine ?

Nous devons tenir fermement la frontière entre les deux significations de la vie : vie biologique et vie « véritablement humaine ». Car nous sommes dans un monde qui donne la priorité absolue au premier sens, c’est-à-dire en réalité aux questions socio-économiques, à la recherche de la croissance économique et au productivisme qui en découle (qui est censé permettre la lutte contre le chômage et la pauvreté). Or, celles-ci portent sur les conditions nécessaires – mais non suffisantes (tout l’enjeu est justement là) d’une vie véritablement humaine. On se condamne alors à perdre de vue à jamais, ou du moins à toujours reporter à plus tard, la question de ce qui fait qu’une vie vaut la peine d’être vécue.

A cet égard, l’émergence depuis 40 ans de la crise environnementale pourrait ne pas avoir changé fondamentalement la donne. En effet, si elle se borne à provoquer la mise en oeuvre de politiques environnementales – comprises de façon pragmatique comme des régulations technique et sociale des effets de l’activité humaine sur les environnements naturels -, nous restons dans le champ des questions liées aux nécessités biologiques[[Même si la gestion de ce champ en est devenue encore plus complexe et conflictuelle.]].

Nous ne pouvons donc qu’être d’accord avec André Gorz lorsqu’il insiste [[L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation, in Ecologica, Editions Galilée, 2008, pp.43-69.]] sur le fait que l’écologie politique ne résulte pas seulement d’une nécessité scientifique (celles mises au jour par l’écologie scientifique quant aux capacités d’autoréorganisation et d’autorégénération du contexte naturel de l’activité productive humaine). Dès l’origine, il y a plus dans l’écologie politique que la prévention et la gestion des conséquences néfastes du productivisme. Elle interroge aussi le sens de celui-ci en tant que mode de vie, relativement à la condition humaine. Autrement dit la lutte contre le productivisme resterait souhaitable même si nous avions une maîtrise parfaite de ses conséquences écologiques[[Sachant que de toute façon l’hypothèse d’une telle maîtrise relève de la plus parfaite illusion.]]. Car la raison d’être de l’écologie politique réside aussi dans la défense et la reconstitution du monde vécu contre le productivisme. Les nécessités écologiques viennent confirmer la lutte contre le productivisme qui resterait souhaitable même si elle n’était plus nécessaire du point de vue de la vie biologique.

La distinction entre ce qui relève de la nécessité et ce qui donne sens à la vie humaine – c’est-à-dire la liberté – est cruciale ! Elle oriente la réflexion et l’action de façon radicalement différente. Il faut distinguer les activités qui relèvent de la nécessité biologique (du fait de se maintenir en vie ou de reproduire la vie) de celles qui donnent un sens spécifiquement humain à la vie. Font partie des premières, pour l’essentiel, le travail quand nous y sommes contraints pour littéralement « gagner notre vie » et la consommation répondant à des besoins biologiques. Sont les plus représentatives des secondes : la parole par laquelle chacun peut se communiquer et s’insérer au sein de la pluralité humaine, et l’action collective par laquelle nous cherchons à commencer quelque chose de nouveau dans un monde préexistant.

Avant d’aller plus loin dans cette distinction, il nous paraît intéressant d’en faire saisir plus directement la portée. Il suffit pour cela de se souvenir du contexte dans lequel Arendt a écrit « La condition de l’homme moderne ». L’écriture de ce livre a suivi celle de « Les origines du totalitarisme ». La confiance en un déploiement sans fin du métabolisme humain, en une vie infinie de l’humanité progressant, grâce aux sciences et à la technique, vers un état idéal (pourtant indéfiniment reporté) s’est brisée souterrainement, mais sans retour, avec les totalitarismes, Auschwitz, les bombes atomiques (et la constitution d’arsenaux nucléaires). Ces événements ont démontré que rien n’est impossible, qu’aucune limite dans la destruction, l’horreur et la déshumanisation n’est infranchissable. Ni Nature, ni Dieu ne sont venus interrompre le cours désastreux de notre histoire, nous étions, nous serons, nous sommes face à nous-mêmes et il nous revient de comprendre quelle est notre condition humaine. Même si la conscience n’en est apparue que petit à petit, au fur et à mesure que le choc des événements s’estompait et que la mesure de leur portée profonde pouvait l’emporter sur l’enthousiasme des « trente glorieuses », c’est un sentiment de contingence absolue qui a assombri l’horizon, pour un temps indéfini.

Dans cette expérience d’absence de fondement, sur quoi d’autre que sur les « choses mêmes », c’est-à-dire les expériences fondamentales que les hommes ont pu engranger au cours de leur histoire, pourrions-nous donc désormais nous appuyer ? Telle est selon nous la conscience historique que peut porter l’écologie politique, en tant que (seule) pensée politique née dans le monde d’après-guerre, alors que se refermait la parenthèse des Trente glorieuses.

Cette conscience n’est pas malheureuse. Du moins, elle ne l’est que pour celui qui refuse le monde humain, qui veut un ailleurs, un au-delà, une vérité absolue. Si nous partons de notre condition humaine, si nous prenons le temps de bien en percevoir toutes les nuances « phénoménales », sans chercher à en effacer la contingence[[ Comme ceux qui voudraient, par exemple, prendre appui sur des fondements extérieur au sens commun.]], alors nous pouvons y trouver les ressources de sens par lesquelles les hommes sauront habiter ce monde avec bonheur. Arendt parle à ce sujet de l’Amor mundi (l’amour du monde), la distinguant de ceux qui prônent la déconnexion du monde ou, pire, sa détestation.

Face au désespoir humain que provoque la pensée du totalitarisme, à ce qu’il a montré quant à la possibilité de rendre la vie humaine superflue et d’anéantir toute spontanéité individuelle, nous nous devons de garantir ici-bas (laïquement) que les hommes ne sont pas superflus. Autrement dit, la possibilité qu’ils puissent exprimer leur unicité par la parole et l’action. Ce qu’il faut traquer sans relâche, si l’on veut éviter que le pire ne redevienne possible un jour, c’est tout ce qui réduit les vies humaines à des vies interchangeables sans expression possible et suffisante de la pluralité humaine, cette « paradoxale pluralité d’êtres uniques ».

Le travail, l’œuvre et l’action

Plus précisément, Arendt dégage et hiérarchise trois articulations dans la « vie active »[[Voir notamment A. Enégren, La pensée politique de Hannah Arendt, P.U.F, 1984 ou J. Taminiaux, La fille de Thrace et le penseur professionnel : Arendt et Heidegger, Critique de la politique, Payot, 1992.]] : le travail, l’oeuvre et l’action. Il existe différents traits de la condition humaine et c’est dans l’adéquation de notre activité à ceux-ci que nous pouvons accéder à une vie sensée. Ces traits ne sont pas découverts de façon extérieure (par une religion, par exemple) mais à partir des expériences et événements de l’histoire humaine : nous sommes traversés par les cycles biologiques, nous édifions des mondes d’objets et de significations stables, nous sommes une pluralité d’êtres humains, à la fois semblables et uniques, qui pouvons agir ensemble. Pour procéder à cette différenciation, plusieurs critères sont combinés : l’activité concernée est-elle spécifique aux hommes ? Sa finalité est-elle imposée ? Réside-t-elle dans l’activité elle-même ou l’activité n’est-elle qu’un moyen pour une autre fin qu’elle-même ? Bien entendu, dans nos vies, un grand nombre de nos activités comportent une proportion de chacun de ces traits.

Sur cette base, on peut mettre en évidence, premièrement, le travail, dont la fin n’est pas spécifique à l’homme et lui est imposée pour répondre à la nécessité vitale et à ses cycles (répétitivité du cycle production-consommation). Il se caractérise notamment par l’interdépendance des corps (la division sociale du travail), l’anonymat de l’agent (son interchangeabilité), et par le fait qu’il n’en reste pas de produit durable puisque, par définition, cette activité est absorbée par le cycle production-consommation.

Signalons également que chaque fois que l’homme est contenu dans ce type d’activité, il ne peut avoir qu’un rapport défensif à la nature environnante, à laquelle il doit arracher les conditions de sa survie et dont il doit se protéger. Il se trouve dans une situation similaire à celle de l’animal cherchant sa nourriture ou fuyant l’orage ou un tremblement de terre. Parler de protection de la nature dans ce rapport quasi animal à celle-ci semblerait plutôt incongru : quand vous luttez pour votre survie, pour satisfaire vos besoins élémentaires, la force de l’instinct de survie emporte tout. Et cela de façon continue, étant donné le caractère cyclique des besoins biologiques. L’homme qui a froid coupera le bois qui lui est nécessaire pour se chauffer sans pouvoir s’interroger sur les conséquences de la désertification.

Comment une mise à distance des besoins vitaux, qui nous enchaînent au cycle biologique, va-t-elle pouvoir s’opérer ? C’est là qu’intervient un deuxième type d’activité, l’œuvre dont la fin est spécifique à l’homme et non imposée, mais qui reste une fin externe à l’activité. Il s’agit la fabrication d’objets qui ne sont pas consommés immédiatement. Son sens est de produire une région stable de choses durables. C’est-à-dire un environnement artificiel qui protège les humains de la nature et de ses cycles répétitifs, leur assure un séjour durable entre vie et mort, stabilise leur vie, leur assure une continuité et une identité qui ne pourraient émerger sans la durabilité de ces choses artificielles. Ainsi, par l’œuvre nous arrachons à la nature les éléments constitutifs d’un habitat durable.

Cette stabilité nouvelle permettra d’ailleurs à l’homme de nouer un autre rapport, moins immédiat, plus réflexif, à la nature environnante comme à lui-même, il « temporalise » autrement : l’immédiateté devient durée, le temps cyclique devient linéaire. L’objet, qui se maintient dans la durée, crée une permanence à laquelle l’homme peut se rapporter au fil du temps, il peut servir de point de repère fixe à sa mémoire comme à sa projection dans le futur. Ainsi, quelles que soient les variations biologiques de son corps, l’homme peut maintenir une identité dans la durée. Nous pourrions presque dire que les objets durables sont constitutifs de son identité, que je peux m’y rapporter comme à moi-même.

Sous cet angle, il n’est pas étonnant que tous les éléments d’un habitat durable – d’abord, les œuvres de nos mains, mais aussi les éléments naturels stables auxquels notre identité peut également s’attacher désormais grâce à la sécurité apportée par les premiers – puissent susciter un attachement identitaire : maisons, places, institutions, arbres, patrimoine, paysages, oeuvres d’art,… Dès lors, sur fond de la violence exercée par l’œuvre sur elle, notre rapport à la nature proche, considérée comme notre terroir, peut devenir protecteur.

Il faut encore que l’habitat dégagé par l’œuvre sur la nature – et grâce à laquelle cette nature a pu en outre nous devenir familière – devienne le lieu du sens, éclaircie remplie de la parole des hommes, espace parcouru par leurs actions. Une troisième activité humaine est donc requise ici : l’action et la parole. Car se maintenir en vie et produire un habitat nous enferme d’une part dans la nécessité des besoins vitaux (la lutte pour la vie) et d’autre part dans une mentalité utilitaire (pour laquelle tout ce qui existe est perçu sur étant un moyen pour atteindre une fin). Ces deux activités prises ensemble conduisent au productivisme, soit l’instrumentalisation de tout ce qui existe pour la compétition économique. Qui va réduire de plus en plus les expressions possibles de la pluralité humaine et rendre un nombre croissant de vies humaines superflues en tant que vies d’individus uniques.

C’est pourquoi l’action est non seulement spécifique à l’homme, mais possède en outre une valeur intrinsèque (elle n’est pas seulement un moyen pour atteindre un but, mais elle est aussi une fin en soi). Grâce à l’action, chacun peut apparaître en tant qu’individu singulier parmi d’autres individus singuliers dans l’échange de paroles et la prise d’initiatives, avoir une histoire singulière, un sens à sa vie, entre naissance et mort. Par l’action, on s’insère dans un réseau préexistant de paroles et de relations, donc on est autant patient qu’agent (acteur mais pas auteur de l’histoire). Ce réseau est ouvert, ce qui rend l’action imprévisible (nul ne sait où elle se terminera, ni comment, étant donné les réactions potentielles). Chaque génération est un flux de nouveaux venus susceptibles par leur action de renouveler le réseau existant (il n’y a pas de limite assignable à l’action).

L’action présuppose une pluralité d’égaux rassemblés au sein d’un espace d’apparences : elle n’est jamais solitaire, elle est collective, interaction entre plusieurs individus rassemblés. Sa production propre est de mettre en rapport une pluralité (égalité et distinction) d’hommes dont la diversité est fondamentale. Elle n’est certainement pas ce qui unifie ceux-ci dans un moule unique mais, au contraire, ce qui les rassemble dans la création d’un espace public où ils sont reconnus comme des individus égaux et spécifiques. Elle est échange de paroles individuelles (c’est-à-dire d’opinions, de jugements propres, et non de vérités qui mettraient fin au débat) et individualisantes (par lesquelles l’individu se révèle).

L’action est fondamentalement innovation, interruption du cours des choses, comme le dit Arendt
«…les hommes, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir mais pour innover.» [[Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, in L’humaine condition, Quarto Gallimard, p. 277.]]

Cette capacité d’initiative de l’action à plusieurs nous confronte à notre responsabilité par rapport à ses conséquences en partie imprévisibles (car il y a des effets de composition inattendus).

Ces différents traits de l’action, qui procèdent de la capacité d’initiative de chaque être humain et de leur pluralité (des égaux tous différents), rendent les affaires humaines extrêmement fragiles et instables. D’où le besoin d’institutions qui puissent les stabiliser, tout en préservant la capacité d’action de chacun au sein de la pluralité, c’est-à-dire en préservant une véritable pluralité. Tel doit être le rôle particulier des institutions politiques : celui de sauvegarder et de favoriser l’être-ensemble comme lieu du sens, par-delà les nécessités vitales et l’utilité.

C’est pourquoi le coeur de l’idée de démocratie réside dans le pouvoir-en-commun, dans la possibilité de contribuer individuellement aux choix collectifs. Le pouvoir n’est pas un pouvoir de contraindre mais un pouvoir d’initiative exercé en commun, un pouvoir instituant, l’exercice collectif de la liberté.

«Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé…» (ou, comme le dit Paul cf. Ricoeur : « le pouvoir naît quand les hommes s’unissent, et disparaît quand ils se divisent »)

Conclusion

Le monde moderne a fait du processus socio-économique – du « processus vital de la société » comme disait Arendt – de sa continuité et de son développement (représenté par la croissance) sa raison d’être. Il s’y accroche désespérément car il lui semble qu’en dehors de cela, il n’y ait plus rien aujourd’hui qui puisse faire consensus pour orienter le travail politique. La crise écologique ou environnementale se caractérise par la rencontre des limites du milieu naturel à absorber les effets de nos activités socio-économiques. La continuité du processus vital est aujourd’hui menacée au travers des risques liés au réchauffement climatique, à la perte de biodiversité, etc. Cette menace englobe d’autres aspects plus circonscrits tels que les atteintes au cadre de vie ou les questions de santé environnementale, par exemple.

L’écologie politique veut apporter une réponse à cette menace pesant de plus en plus sur la continuité de la vie humaine en général. Elle a entendu l’appel de Hans Jonas dans son « Principe Responsabilité ».

A nos yeux cependant, nous considérons que ce n’est pas le tout de l’écologie politique. Celle-ci doit se préoccuper également de l’ensemble des aspects de la condition humaine (vie, monde durable et pluralité humaine) et des activités qui leur correspondent (travail, œuvre et action). Le sens de l’écologie politique est de redonner sa pleine consistance anthropologique à l’homme : réapprendre le bonheur de bien vivre dans un monde durable, c’est-à-dire un monde qui puisse accueillir la succession des générations tout en leur offrant à chaque fois la possibilité de le renouveler et, par là, de bien vivre à leur tour.

C’est à partir de là que peut se comprendre le rapport au temps de l’écologie politique. Pour elle, seul le monde est le lieu du sens. Et il ne peut l’être que parce que les hommes peuvent y trouver un cadre de vie plus durable que leurs propres vies – un monde d’hommes et d’objets – et s’y insérer d’une façon telle que leurs identités uniques puissent s’y révéler tout en contribuant à son constant et nécessaire renouvellement. Ce qu’il faut comprendre ici, de façon quasi charnelle, c’est l’accent qui est mis sur le monde en tant que lieu durable pour l’habiter humain. Il s’agit de donner sens ici et maintenant à ce que nous faisons et ne pas le perdre de vue en nous laissant enfermer dans les seules activités liées aux besoins biologiques ou à la raison instrumentale, tel le productivisme, dont l’essence semble être la destruction de toute durabilité (l’obsolescence programmée n’est rien d’autre).

C’est pourquoi il est fondamental à nos yeux que l’écologie politique, au-delà des questions socio-économiques et écologiques, continue de viser, quelles que soient les lourdeurs du monde moderne à cet égard, une profonde radicalité démocratique.

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