La vidéo pourrait paraître anecdotique. Elle réalise pourtant une synthèse des enjeux environnementaux touchant le Moyen-Orient : en juillet 2018, les habitants de la ville irakienne de Mossoul, face à l’incapacité des pouvoirs publics de rétablir la distribution de l’eau, ont restauré un puits de trois siècles construit en 1756 par la famille Jalili et attaché à la mosquée Al-Pasha[1]. Rétablissant un service de base, cette démarche témoigne d’une volonté d’action collective autour d’une ressource environnementale indispensable à la vie de la communauté.

Différents facteurs contraignent l’environnement et ses ressources au Moyen-Orient. Les conflits représentent évidemment l’un d’entre eux. Détruisant les infrastructures nécessaires à l’accès et à la redistribution des ressources, ces conflits et leurs conséquences occupent régulièrement l’actualité. Les conflits ne sont cependant pas les seuls éléments pesant sur l’environnement. D’autres éléments ayant un impact fort sont aussi au cœur du devenir des sociétés. Les changements climatiques, la mauvaise gouvernance, l’accroissement de la population, etc. font partie de ces perturbateurs touchant espaces et populations.

Comment, dès lors, s’organise la prise de conscience des communautés locales face à ces transformations ? Cette prise de conscience se réalise à plusieurs niveaux. Il est, en effet, nécessaire de se rendre compte que celle-ci ne repose pas uniquement sur la perception des changements en cours à travers notamment la responsabilité des activités humaines. Cette prise de conscience s’accompagne des modalités d’actions pour répondre à ces enjeux, en fonction des circonstances locales. La forme de l’agir, la praxis, qui met en évidence l’activité consciente et son appropriation par rapport à son contexte est, dès lors, à étudier. À travers ces formes d’agir émerge l’empowerment des communautés et des individus. Sensible, cet enjeu de l’empowerment soulève des interrogations quant aux rapports avec l’État ainsi qu’entre les individus et communautés.

Pour répondre à ces questions, les approches suivant la praxis instituante des communs soulevée par Elinor Ostrom ainsi que la définition des mouvements collectifs d’acteurs non collectifs proposée par Asef Bayat seront utilisés[2]. Ces deux outils conceptuels permettent d’analyser l’histoire de l’action en temps de contraintes, ces contraintes étant aussi bien environnementales que politiques, sociales et économiques[3]. L’objectif final est de contribuer à un approfondissement de l’ethnoécologie du Moyen-Orient, autour de la manière dont les différentes communautés humaines se sont adaptées et s’adaptent à leur environnement.

Au sein des dynamiques de conscientisation environnementale, l’approche liée à la question de l’eau apparaît comme la plus intéressante. Les sécheresses et le manque d’accès à l’eau sont les facteurs environnementaux qui ont le plus d’influence sur les sociétés humaines. Déjà, cette question de l’eau permet de se pencher à la fois sur l’accès à une ressource fondamentale dans une région aride. Ensuite, elle met en évidence les techniques sociales inventées pour organiser son partage, techniques qui finissent par jouer un rôle politique au sein des communautés. Enfin, les pressions dues aux changements environnementaux mettent en évidence des contestations et mobilisations participant à la conscientisation environnementale.

  1. Entre épuisement des ressources et réchauffement climatique : les contraintes environnementales sur l’espace moyen-oriental

Région parmi les plus arides de la planète, le Moyen-Orient fait l’objet de contraintes environnementales affectant ses ressources en eau et leur distribution. Déjà, les précipitations, faibles, placent régulièrement les communautés locales dans des situations de tensions hydriques, bien que la répartition de ces ressources soit inégale suivant les territoires. Ces précipitations varient d’une moyenne de 100mm par an en Arabie Saoudite à 190mm en Irak et 250mm en Syrie et en Iran, pour une moyenne mondiale de 860mm. Outre ces variations, de profondes disparités existent entre certains pays, ceux bénéficiant de bassins versants ayant un avantage sur ceux en étant dépourvus. Trois bassins jouent un rôle important dans le réseau hydrographique de la région : le bassin mésopotamien, le bassin du Jourdain et le bassin du Nil. Délaissée par des cours d’eaux importants, la péninsule arabique repose sur d’autres ressources hydriques. Ainsi, le Yémen, qui ne recense aucune rivière, ne détient des ressources en eau que via les précipitations et les nappes phréatiques.

L’épuisement des ressources en eau est un des signes les plus manifestes des transformations environnementales qui frappent aujourd’hui la région. Différentes études scientifiques récentes ont mis en avant une réduction importante des niveaux d’eau en Irak, au Yémen, en Syrie, en Arabie Saoudite, en Iran, etc. L’aridité climatique, le pompage excessif des nappes phréatiques, la mauvaise gestion des infrastructures et des politiques publiques incohérentes favorisent les séquences de pénurie d’eau. Celles-ci seraient susceptibles de s’aggraver à court et moyen terme au regard de l’accroissement de la demande et des effets des changements climatiques. L’ensemble de ces facteurs finit par déstabiliser des communautés locales déjà fragilisés par maintes transformations sociales et économiques.

  1. Fragmentations : les impacts des transformations sociales et économiques

Qualifiées de « civilisations de l’eau », les régions du Moyen-Orient ont vu, depuis le début de l’ère historique, l’hydraulique occuper une place importante dans l’organisation des sociétés. La variété des techniques d’irrigation dans l’espace moyen-oriental met en évidence la capacité d’adaptation des moyens utilisés suivant les cultures et communautés locales. Le système d’acquisition de l’eau via les canalisations drainantes en est un exemple explicite. Ces systèmes traditionnels renvoient à des pratiques sociales qui contribuent à prendre en considération le milieu environnemental et ses influences sur le développement des communautés locales. Loin d’être uniforme, les techniques de répartition de l’eau peut suivre différentes logiques, aussi bien spatiales (comme au Yémen ou en Iran) que temporelle (comme à Oman). Parmi les différentes techniques traditionnelles, le qanât iranien est un des éléments le plus emblématique. Système de tunnels souterrains amenant les eaux à la surface de la Terre grâce à la force gravitationnelle, le qanât s’est exporté un peu partout dans la région[4].

Si ces différentes techniques pèsent parfois par leurs complexités et leurs contraintes, elles permettent cependant une égalité et une transparence entre les différents usagers, ayant de la sorte contribué à sa pérennité. Les relations sociales bâties autour du partage de l’eau ont permis aux communautés de développer un Commun. En outre, les différentes techniques favorisent une acquisition de connaissances et d’expertises sur l’environnement bénéficiant à la communauté. Outre l’ingénierie technique développée et entretenue sur le long terme, l’ingénierie sociale promeut différentes méthodes de consensus dont les modalités finissent par être exportables en-dehors des seuls aspects liés à l’eau[5]. Enfin, le transfert de technologies se réalise dans le temps, entre générations. 

La coopération, qui repose sur une cohésion forte, s’estompe progressivement sous la pression de nouvelles dynamiques externes. Soumis à différentes pressions, les techniques traditionnelles tombent en désuétude voire sont progressivement abandonnées au cours du XXème siècle. Les causes sont tout d’abord naturelles. Tremblements de terre, extension des zones irriguées, détérioration physique des tunnels, assèchement des nappes phréatiques, etc. ont de tout temps provoqué le déclin de certains systèmes. À ces éléments se sont ajoutés des facteurs issus de changements sociopolitiques. Parmi ceux-ci, l’impératif de « modernité » imposé par les États durant deux séquences charnières jouent un rôle non négligeable.

Dans un premier temps, dès les années soixante, le discours modernisateur porté par les pouvoirs en place dans la région amène une rupture avec les pratiques anciennes et collectives de distribution d’eau. Les projets hydrauliques menés en Syrie, en Irak ou en Iran s’inscrivent dans le cadre d’une nationalisation et d’une modernisation censées permettre aux États du Moyen-Orient de rattraper leur retard par rapport aux États industriels occidentaux. De plus, l’objectif de développement se double d’une intention politique visant à affirmer le pouvoir de l’autorité centrale via une logique de centralisation. Ce pouvoir cherche à mettre en vitrine sa politique de développement et ses capacités de production en faisant table rase de techniques anciennes jugées archaïques.

Dans un deuxième temps, l’expansion des politiques de libéralisation économique menées durant les années quatre-vingt, dans la suite de l’infitah initiée par le président égyptien Anouar el-Sadate, achève de fragiliser les structures économiques et sociales. Visant à rationaliser et à rendre plus efficace des secteurs considérés comme peu rentables, ces politiques économiques aboutissent à un large mouvement de privatisations. Le succès de cette ouverture est cependant très relatif. Déjà, l’accaparement des profits se réalise autour d’une caste privilégiée. Ensuite, les pratiques imposées et l’abandon d’une aide de l’État aboutissent à une déstabilisation des milieux plus faibles et à une vulnérabilité accrue des ressources environnementales. Enfin, plus récemment, les impacts des changements climatiques accroissent la fréquence de séquences climatiques extrêmes frappant de plein fouet aussi bien les villes que les villages de la région.

Face à la raréfaction des ressources en eau, les agriculteurs de plusieurs régions n’ont d’autres choix que d’adapter leurs consommations. Or, l’absence de structures de gouvernance efficaces, liée au manque de régulation des conflits, accroissent les tensions sur les ressources disponibles. Théorisée par Garrett Hardin , cette situation abouti à une  « tragédie des biens communs », accélérant les contraintes, entraînant perte d’emplois, désertification et migrations[6].

Le secteur agricole est la première victime de ces épuisements hydriques. En 2018, selon le ministère irakien de l’agriculture, la quantité des terres agricoles du pays a été réduite de 50% par rapport à 2017 en raison de ce manque[7]. La région de Bassorah est parmi les plus touchées : la salinité sans précédent, associée au manque d’eau et aux activités pétrolières, a éliminé 87% des terres arables de la province. L’Iran est frappé, de son côté, par de pareilles crises agricoles dans les provinces du Khouzestan, au sud-ouest du pays et d’Ispahan, vers le centre. En Syrie, la sécheresse de 2006 à 2010 a été particulièrement dure contre les exploitations agricoles du nord-est du pays.

Pour parvenir à encore exploiter leurs lopins de terres, des fermiers s’engagent dans le forage de puits clandestins afin d’atteindre des nappes phréatiques plus profondes. Cependant, loin d’être efficaces, ces forages illégaux renforcent la déstabilisation des exploitations agricoles. Déjà, le coût matériel est lourd pour certaines familles déjà dans des situations financières précaires[8]. Ensuite, ces pompages illégaux accroissent les tensions entre fermiers voire entre communautés entrant dans une logique de concurrence. En Irak, différentes tribus sont ainsi entrées en conflit de manière violente pour le contrôle des nappes phréatiques. Certains clans détournent les flux d’eau afin de privilégier l’irrigation de leurs propres terres mais aussi afin d’empêcher d’autres tribus d’irriguer leurs fermes. Avec le renforcement des périodes de sécheresse et de pénuries des ressources en eau, ces conflits tribaux s’aggravent, entrant dans un cycle de violences d’autant plus fort que l’absence de l’autorité de l’État renforce les hostilités.

Confrontées à la perte de leur emploi, fermiers et agriculteurs du Machrek se retrouvent dans une situation économique difficile, les obligeant à trouver des revenus alternatifs. Les communautés les plus exposées, à savoir les fermiers et agriculteurs, adoptent dans un premier temps différentes manœuvres pour pallier les baisses de revenus ou les pertes d’emploi liés à l’épuisement des ressources en eau ou à la désertification des sols. Face toutefois à l’impossibilité pour certains ménages de parvenir à s’en sortir, la migration devient le seul choix restant. Ces flux migratoires environnementaux obéissent, cependant, à certains principes. Ils ne se réalisent pas suite à un changement environnemental per se. Les migrants, en effet, semblent choisir de quitter leur région d’origine après que d’autres stratégies d’adaptation se soient révélées infructueuses. Ces flux sont déjà actifs au Moyen-Orient, suivant des intensités variables. La sécheresse dans  nord-est syrien de 2006 à 2010, aurait entraîné le déplacement de 200 000 à 300 000 personnes. En Iran, l’assèchement du lac d’Ourmia a entraîné le départ des milliers de familles.

Ces flux se dirigent, pour la plupart, vers les villes secondaires proches, entraînant un accroissement de la population dans des zones périphériques déjà saturées. Aux crises environnementales s’enchevêtrent, au final, des crises sociales dont les répercussions sont des coups durs contre divers aspects de la vie courante.

  1. Reconfigurations : entre conflits et réappropriations environnementales

Comment s’organise, dans ce contexte, la prise de conscience par rapport aux enjeux environnementaux ? Cette prise de conscience est-elle effective dans les différents États ou bien ne relève-t-elle que de quelques espaces ?

Divers outils permettent de constater que la perception des changements climatiques et du manque d’accès aux ressources est bel et bien présente au sein des populations du Moyen-Orient. Un sondage réalisé en 2017 par l’Arab Forum for Environment and Development (AFED) auprès des populations des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient démontrait la prise de conscience des changements climatiques dans la région. Plus de 60 % des populations consultées des pays du Golfe et du Levant considéraient qu’au cours des dix dernières années la situation environnementale de leur pays s’était dégradée. Les résultats font état d’une vision négative voire pessimiste de la situation, avec les plus hauts niveaux de mécontentement public enregistrés en Syrie (96%), au Liban (91%), au Yémen (90%) et en Irak (74%). Même si la guerre, les conflits et l’instabilité politique nuisent à la situation environnementale de ces pays, l’incapacité des pouvoirs publics à répondre aux menaces constitue aussi un grief de la part des populations. Les principaux défis environnementaux que ces populations mettaient en évidence avaient d’ailleurs trait à une déficience dans l’action de l’État, notamment dans la gestion des déchets, suivis de la faible sensibilisation à l’environnement, de la détérioration des ressources en eau et de la pollution en général.

Loin d’être un tabou, l’enjeu environnemental fait l’objet d’un traitement médiatique certains dans plusieurs pays de la région. Même non libre, la presse relaie les phénomènes naturels impactant villes et villages.  Des campagnes de sensibilisations environnementales existent, d’autre part, informant les habitants sur les transformations en cours. Les espaces numériques participent également de leur côté aux mobilisations et aux dynamiques de conscientisation. En Irak, des plate-formes comme « Sauver le Tigre » œuvrent à la diffusion des informations concernant l’état du fleuve. En Iran, Telegram, Twitter et Facebook servent à la sensibilisation aux enjeux écologiques. Enfin, des voies indirectes œuvrent également à la prise de conscience environnementale. Les milieux culturels, religieux, sanitaires, etc. sont autant d’espaces secondaires actifs et porteurs de nouvelles mobilisations[9].

Le manque d’action voire d’efficacité des politiques publiques contre les changements naturels accroît cependant les mécontentements. Ceux-ci tendent d’ailleurs à devenir de plus en plus actifs à mesure que les contraintes s’accroissent, notamment sur l’eau. Là où les politiques publiques font défaut, la « pression de la base[10] » tend à devenir plus importante. Le retrait de l’État quant à la protection des populations semble représenter un facteur nourrissant les dynamiques de contestations et de protestations. Ces manifestations sont soit uniquement organisées autour d’une situation de crise, comme la pénurie de l’eau ou la pollution de l’air (à l’image de celles dans la région de Khorramshahr en Iran en juillet 2018) soit sont un syncrétisme de plusieurs tensions au sein desquelles s’insèrent les enjeux environnementaux (comme dans la région de Bassorah en Irak en juillet 2018 ou dans diverses villes en Iran en décembre 2017-janvier 2018).

Différents types de revendications environnementales émergent durant ces mobilisations. Celles-ci, majoritairement, tournent autour d’un problème de l’accès à l’emploi lié à une dégradation des ressources naturelles. Ensuite viennent les revendications sur le cadre de vie, comme la demande de services de base, en particulier l’eau potable (soit en pénurie soit polluée). Enfin, dans certaines régions, les expulsions et saisies de terres font l’objet de mobilisations tant de la part d’agriculteurs que de militants environnementaux. Luttant contre les « mangeurs de terres » (zaminkhar en persan), ces manifestations mettent en évidence les inégalités quant à l’accès aux marchés fonciers et à la distribution des ressources naturelles[11].

Outres dans les espaces numériques, les griefs et protestations s’expriment dans les espaces publics, principalement dans les rues. L’absence de mouvements environnementaux institutionnalisés et représentatifs des intérêts de la population entraîne des disparités dans les formes de mobilisations. La principale caractéristique de ces mouvements s’incarne dans leur évolution en-dehors des cadres formels d’organisation. Comme le résume Asef Bayat, ces revendications environnementales se développent autour d’actions collectives d’acteurs non-collectifs. Même si les homogénéisations abusives doivent être évitées, chaque mouvement reposant sur un itinéraire particulier ayant favorisé son éclosion, certaines caractéristiques semblent se retrouver dans nombre d’entre eux[12]. La plupart sont ainsi rarement organisés autour d’une idéologie déterminée, d’un leadership identifiable et d’une organisation structurée. Une autre caractéristique de ces mobilisations est celle permettant à des communautés fragmentées ou isolées de visibiliser à la fois leur existence et les changements sociaux subis par les transformations environnementales. Les rues facilitent les nouvelles formes de solidarité entre individus partageant les mêmes attributs et se reconnaissant au sein de mêmes revendications[13]. Espaces des « sans voix », les rues sont réappropriées, dans les moments de tensions, comme les parlophones d’opinions et de réseaux informels.

Ces moments de revendications émanant de groupes subalternes sont d’autant plus représentatifs que les espaces publics, dans les villes du Moyen-Orient, sont contrôlés, impropres à l’organisation de manifestations voire les deux. Toutefois, nombre de ces mouvements sont cependant vite réprimés soit par les structures d’État souhaitant éviter l’essor de nouvelles formes de contestations, soit par des structures concurrentes voulant garder le monopole de la mobilisation (comme en Irak de la part de partis islamistes basant leur pouvoir sur des bases communautaires). Ces différentes mobilisations se heurtent, en outre, à une collusion entre la bureaucratie de l’administration et les gros propriétaires fonciers œuvrant pour le maintien de leur intérêts égoïstes au détriment de l’intérêt général. La logique de certains pouvoirs en place pousse enfin à une politique de soutien en faveur de minorités jugées non hostiles, au détriment d’autres, contribuant à isoler les revendications.

  1. Vers des communautés résilientes ?

Face à ces désœuvrements, certaines communautés locales tendent à répondre, avec leurs moyens, aux défis environnementaux. S’inspirant des techniques traditionnelles et les remettant à jour, des groupes locaux inscrivent les techniques d’adaptation face aux changements environnementaux au sein de processus sociaux. La restauration de qanâts est défendue dans les régions qui ont vu leur développement. De même que des modèles d’exploitations agricoles adaptés aux contextes locaux commencent à avoir la faveur de certains agriculteurs. Ces exemples contribuent à voir émerger, dans la prise de conscience environnementale, un forme de subsidiarité, horizontale, dans laquelle les usagers concernés parviennent à activer de nouveaux modèles de prise de décision interagissant avec des facteurs tels que le type de sol ou la localisation des espaces de vie et de production économique[14]. D’autres milieux ont démontré que l’identité et la mémoire sociale jouaient un rôle dans la résilience des communauté à travers les individus (histoires de vie personnelles) et les groupes de collectifs (mémoire des communautés)[15]. Ces phénomènes mettent in fine en évidence l’impact négatif des flux migratoires environnementaux, qui non seulement dépeuplent des espaces, mettant leur survie économique en danger mais, de plus, entraînent une perte de liens sociaux et de pratiques collectives ad hoc.

Si une prise de conscience politique est en train de se mettre en place, autour de différents plans notamment sur la gestion de l’eau, le manque d’efficacité des politiques publiques ainsi que le rapport vertical de l’autorité empêche néanmoins ces projets de réellement se déployer. Mais peut-être surtout, la conception classique du fonctionnement de l’État et de ses prérogatives représente un obstacle à une adaptation efficace face aux changements environnementaux. L’établissement d’une atmosphère de dialogue entre le gouvernement et les populations productives des bassins hydrographiques est une nécessité du jour. Sans l’investissement actif des communautés locales, les politiques d’atténuation et d’adaptation face aux changements environnementaux resteront lacunaires. Or, le déficit en capital social rencontré dans certaines communautés pèse sur ces processus de réhabilitation, comme l’exemple du bassin versant du lac d’Ourmia le montre. Les logiques claniques encore à l’œuvre, notamment en Syrie et en Irak, entretiennent leurs propres mécanismes de solidarités et de mobilisations sociales. Dans ces deux derniers pays, les conflits civils et la déliquescence des États centraux ont ouvert une fenêtre d’opportunité redonnant à ces logiques tribales une place plus importante qu’auparavant. Insistant notamment sur des référents tels que la solidarité (al-nakhwa) et la dignité (alkarama), les tribus occupent une place à ne pas négliger dans le cadre des mobilisations socio-politiques. En Iran, l’accent est ainsi mis sur la gestion cohérente et coopérative dans chacune des zones d’attraction[16] La revalorisation et la mise à jour des techniques traditionnelles, notamment dans la distribution et le partage des eaux, peuvent aider à atténuer les effets liés au manque d’eau dans les régions frappés par les sécheresses. Une forme de l’agir tend à émerger, autour de nouvelles praxis instituantes permis par l’activité pratique de autour de choses identifiées comme communes[17]. Néanmoins, ces techniques ne représentent pas les seuls moyens œuvrant à la résilience des communautés.

Plusieurs questions restent, enfin, en suspens, notamment autour des formes d’actions environnementales et leurs capacités de transformation[18]. L’autre question est celle de l’autonomie de ces communautés et notamment de la place des groupes subalternes, comme les femmes, les précarisés et les minorités. Dans le secteur agricole, en 2017, les femmes représentaient encore 33 % de la force de travail. Les variations sont cependant importantes, allant de moins de 10 % en Arabie Saoudite à 66 % au Yémen[19]. Alors que dans certaines régions rurales, comme au Yémen, les femmes participent à l’approvisionnement en eau des ménages, celles-ci sont presque invisibles en matière de prise de décisions et d’élaboration de politiques concernant les ressources en eau vitales.

Au-delà de la seule sécurité environnementale se pose dès lors celle de la souveraineté environnementale à savoir la capacité d’action et de gestion des ressources reposant dans les mains des communautés concernées. Sortant d’un rapport vertical, cette souveraineté environnementale, horizontale, renforçant l’autonomie des acteurs locaux se pose avec d’autant plus d’acuité dans ces systèmes politiques peu ouverts à ce genre de transformations.

 

[1]Mosul Eye [@MosulEye], (26 juillet 2018). They Never Give Up, to provide water, the Mosulis have restored a 3 centuries old Well which was built 1756 by Jalili family and attached to al-Pasha mosque. [Tweet]. Aperçu à l’adresse https://twitter.com/MosulEye/status/1022587386633576449.

[2]Elinor Ostrom, La Gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck, 2010 ; Asef Bayat, Revolution without Revolutionaries. Making Sense of the Arab Spring, Stanford University Press, 2017.

[3]Asef Bayat, Street politics, Stanford University Press, 2013.

[4]Par exemple à Oman où il devient le falaj dâ’ûdî.

[5]Ali Asghar Semsar Yazdi, Majid Labbaf Khaneiki, Qanat Knowledge: Construction and Maintenance, Springer, Doordrecht, 2017, p. 3.

[6]Garrett Hardin, La tragédie des communs, traduction par Laurent Bury et présentation par Dominique Bourg, Presses universitaires de France, 2018.

[7]Iraq News, Inkhifaḍ al-masaḥat al-mazri‘a bil-‘Iraq ila al-niṣf, 12 août 2018, [en ligne], http://iraqnewsapp.com/1/Article/2244/165093578#.W2gHzbM9uRs.

[8]Dans le sud de l’Irak, le coût de tels puits s’élèvent autour de 1600$.

[9]Thanassis Cambanis, Introduction to Arab Politics beyond the Uprisings, Experiments in an Era of Resurgent Authoritarianism, The Century Foundation, 8 février 2017, [en ligne], https://tcf.org/content/report/introduction-arab-politics-beyond-uprisings.

[10]Asef Bayat, Social Movements, activism and social development in the Middle East, Civil Society and social movements, Programme paper n° 3, United Nations Research Institute for social development, novembre 2000.

[11]World Bank, Jobs in Iraq: a primer on job creation in the short-term, Washington, juin 2018, p. 17.

[12]Leyla Dakhli, Stéphanie Latte Abdallah, « Un autre regard sur les espaces de l’engagement : mouvements et figures féminines dans le Moyent-Orient contemporain », in Le mouvement social, n° 231, 2010/2, Paris, La Découverte, 2010, p. 184s.

[13]Asef Bayat, Social Movements, op. cit., p. 104.

[14]The implications of rural perceptions of water scarcity on differential adaptation behaviour in Rajasthan, India

[15]Olick, J. K., Robbins, J. (1998), “Social memory studies: from collective memory to the historical sociology of mnemonic practices”, in Annual Review of Sociology 24, no.1, 1998, p. 105–140.

[16]Meidaan, Manabe-ye ab qorbani mohadensi tahadjemi, 4 janvier 1394, https://meidaan.com/archive/46309.

[17]Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIè siècle, Paris, La Découverte, 2014, p. 49.

[18]Charles Tilly, Sidney Tarrow, Politique(s) du conflit. De la grève à la révolution, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2008, p. 318s.

[19]World Bank, Jobs in Iraq: a primer on job creation in the short-term, op. cit., p. 18.

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