« Signes intérieurs de résilience »
Hugues Latteur
Introduction
« Déchets nucléaires : où trouver les milliards ? » écrivait Guy Duplat dans le journal Le Soir, le 2 novembre 1988. J’ai retrouvé la coupure de presse dans une farde rassemblant des dizaines d’articles que je découpais au début de la mobilisation écologiste dans les années 80. Ces témoignages sur papier journal jaunissant démontrent que, si les humains étaient à l’époque déjà conscients des menaces pesant sur leur avenir, ils n’étaient pas pressés de rejoindre le paradis écologique (« Le paradis écologique n’est pas pour demain », Jacques Dujardin, L’Echo, 10 juin 1989).
En 2006, j’ai lu et vulgarisé l’inquiétant best-seller de Jared Diamond, intitulé « Effondrement : Comment les sociétés choisissent d’échouer ou de survivre ». Fort d’une solide analyse historique des civilisations humaines, l’auteur défendait que nous avions encore le choix de déjouer les drames environnementaux à condition de revoir rapidement nos valeurs et d’élire des leaders visionnaires.
Au XIXe siècle, l’utopie était de croire en la fin de l’esclavage ou en l’instauration du suffrage universel. En ce début de XXIe siècle, « l’utopie serait de croire que vivre comme aujourd’hui pourrait encore durer longtemps », annonçait feu Jacky Morael, Ministre d’État. Après avoir converti le monde à la démocratie libérale et au capitalisme, notre civilisation fossile interconnectée se rapproche d’une bifurcation d’une ampleur comparable à la chute de l’empire romain.
La mutation risque juste d’être plus brutale, car les menaces sont intriquées dans un système mondial où des évènements à l’autre bout de la planète influencent une situation locale (et inversement). Citons, pêle-mêle, l’endettement colossal universel et la faillite virtuelle des pouvoirs publics ; la chute des revenus du travail et le chômage chronique ; l’explosion des inégalités, la disparition de la classe moyenne et l’inflation des foules sous le seuil de pauvreté ; l’exacerbation de l’individualisme associé au culte de l’enfant-roi ; l’érosion du sens civique et la méfiance à l’égard des institutions ; la radicalisation du phénomène religieux sur fonds de crise migratoire et d’explosion démographique (aux portes de l’Europe); la déconstruction européenne, le recul de la démocratie et le délitement de l’hégémonie occidentale ; la surveillance numérique des masses hyperconnectées ; la montée du communautarisme entretenue par les réseaux sociaux et la libération de la parole raciste; la sécurité vacillante des réacteurs nucléaires et le risque d’utilisation de l’arme atomique ; la raréfaction des ressources naturelles conjuguée à un emballement climatique historique sur fonds de risque imminent d’extinction de masse. Ces dangers sont liés par des liens de cause à effet redoutables. Ainsi, le réchauffement climatique pousse ses victimes à l’exode et les vagues de migrations résultantes alimentent l’idéologie suprémaciste, tout en sensibilisant les couches précaires des populations autochtones aux discours extrémistes.
Malgré les nombreuses conférences internationales sur le développement durable et le climat qui se sont succédées à travers le monde depuis quelques décennies, nous avons collectivement continué à préparer la catastrophe, au prétexte de défendre la liberté individuelle face à la « dictature verte ». Sur une planète surpeuplée aux frontières naturelles inamovibles, les émissions mondiales de gaz à effet de serre continuent à croître chaque année, les pires scénarios esquissés par le Club de Rome dans les années 70 se vérifient et il reste environ une décennie pour éviter un effondrement de la civilisation et une extinction massive de la vie terrestre.
Feux de forêt extrêmes, accident nucléaire, crise financière, pénurie alimentaire, sécheresse globale, black-out électrique, raz-de-marée migratoire, … Je ne suis pas devin mais, si rien ne change, tôt ou tard, quelque chose va déclencher par effet domino un dérèglement général de l’ordre mondial et tu risques de commencer à manquer d’espace, d’eau, d’électricité ou d’air. Cette disruption révélera que les acquis sociaux et les libertés individuelles de l’Occidental moyen ne sont pas généralisables et que, même si, comme l’affirme Edgar Morin, « Pour la première fois de son histoire, l’humanité est interconnectée, (…) paradoxalement, elle est incapable de développer une conscience commune et globale » .
Ce ne sera pas nécessairement la fin du monde mais au moins la phase terminale d’un vieux concept productif du siècle dernier, axé sur la maximisation du profit des actionnaires et l’anesthésie des foules dans l’hyperconsommation ostentatoire. Nous allons devoir réapprendre des compétences oubliées, telles que faire le deuil de ce qui semble acquis, développer notre résilience ou nous relier à ceux qui partagent notre destinée.
Je te conseille de cesser d’espérer que ta richesse, tes enfants, ta pension, un messie, une base lunaire ou l’intelligence artificielle te préserveront des bouleversements à venir. Face à de nouveaux risques systémiques majeurs, tu as besoin d’une nouvelle forme d’assurance.
« Donne-moi un point d’appui et je soulèverai la Terre », aurait énoncé Archimède il y a plus de 2000 ans. Aujourd’hui, le changement de mentalité individuel est le premier levier pour changer le système. Si tu le choisis, si tu as trouvé ta place dans le monde, si tu aimes qui tu es, ton entourage et les membres de ton espèce, si tu te sens appartenir à une totalité non totalitaire, si, enfin, tu sais ce que signifie vivre mieux (avec moins), alors tu peux devenir ce levier.
Dans cette modeste contribution figurent des suggestions pour donner du sens aux grandes mutations en cours et contribuer à préserver tout ce qui touche à ta « sécurité sociale ». En te mêlant de ce qui te regarde, tu pourras incarner le changement que tu attends : un monde solidaire, décroissant, résilient, chaleureux et désencombré.
Cerveau dénaturé
Comment se fait-il que, malgré les cris d’alarme répétés des scientifiques depuis bientôt 40 ans et en dépit du constat que « tout se déroule comme prévu pour que survienne le désastre »[1], la mobilisation écologique soit si hésitante ? Serions-nous hypocrites en marchant pour le climat, tout en n’hésitant pas à prendre l’avion pour passer un week-end à Barcelone ?
Le nœud du problème (et de la solution) réside dans le psychisme humain. Il comporte six failles de taille.
La première tare est bien connue. Aujourd’hui, nous sommes totalement déconnecté·es de la nature. Alors que nos aïeux chasseurs-cueilleurs vivaient intensément dans l’instant présent, les sens en éveil, à l’affût des proies ou des prédateurs, nous passons la majeure partie de notre temps « hors-sol » , « assignés à résidence » dans le béton, immobiles comme des prisonniers de droit commun entre quatre murs, ou sur le bitume, entre quatre portières. Comme nos yeux regardent davantage les écrans, la télé-réalité et les lumières artificielles que les vrais gens, nous sommes aussi tout simplement déconnecté·es de la réalité. Quant aux produits qui débordent de nos caddies, ce sont des « boîtes noires » dont l’origine nous laisse indifférent·es. Nous oublions que le lait sort du pis d’une vache privée de son enfant ou que le jaune d’œuf est l’ovule d’une poule cloitrée dans un espace équivalent à une feuille de format A4. Nous ne comprenons pas le lien de cause à effet entre le sac en plastique jeté par terre ou le pesticide pulvérisé au jardin et la qualité de l’eau qui sort du robinet. Nous perdons de vue que la nature nous nourrit et qu’elle est belle à regarder, à écouter et à sentir.
La faiblesse de la mobilisation pour sauver la planète s’explique ensuite par notre façon destructrice de répondre à nos besoins physiologiques, de sécurité ou d’appartenance, tout autant que par notre avidité à chercher toujours plus de récompenses immédiates. Nous mangeons trop pour gérer le stress chronique d’un train de vie surchargé ou pour compenser notre isolement, nous nous déplaçons en voiture ou consommons du jetable parce que nous n’avons pas le temps de marcher ou de cuisiner, nous achetons des produits dont nous n’avons pas besoin pour épater la galerie et être « quelqu’un », nous nous déplaçons dans de grosses cylindrées pour nous sentir en sécurité ou faire étalage de virilité et nous nous tuons à la tâche pour nous prémunir face à un avenir incertain. Nous renonçons à réduire notre « confort » matériel parce que nous ignorons que nous pourrions satisfaire autrement nos besoins légitimes, par exemple en nous reconnectant à nous-mêmes, aux autres et à la nature, sans qu’il ne soit question de sacrifice.
Troisièmement, nous éprouvons une difficulté majeure à nous intéresser au long-terme. Notre cerveau (surtout sa partie reptilienne) fut optimisé dans les temps reculés pour maximiser nos chances de survie face à un danger immédiat, comme un prédateur ou un clan ennemi, ou pour activer le circuit de la récompense immédiate. La prévoyance, la volonté, la recherche de gratifications différées dans le temps et la sagesse, qui sont assurées par les aires du cortex préfrontal, sont moins utiles en termes de survie immédiate. La facilité, le plaisir impulsif et le confort immédiat ont plus de poids dans nos choix que le souci de l’avenir lointain car, comme le disait déjà l’illustre économiste Keynes, « In the long run, we are all dead ». C’est d’ailleurs ce que pensent celles et ceux qui choisissent de fumer ou d’entamer une relation sexuelle non protégée. Les femmes seraient néanmoins plus réceptives car, pendant des générations, elles ont appris à se soucier de l’avenir de leur progéniture, vu l’importance de l’investissement qu’elles lui consacrent (grossesse, accouchement, allaitement, …). Aujourd’hui, le temps s’accélère, on n’a plus le temps de planifier et la pression du court terme est immense, encore plus pour ceux qui connaissent la précarité.
Ensuite, l’épuisement des écosystèmes et l’effondrement de la civilisation nous renvoient à notre propre mortalité, une issue fatale que nous avons pris l’habitude de ne pas regarder en face. Puisque « à long terme, nous sommes tous morts » et que c’est la mort d’un modèle de société et d’une vision (matérialiste) du bonheur qui est annoncée, il est tentant pour le commun des mortels de se réfugier dans le déni. Seuls ceux qui ne redoutent pas la mort sont capables d’affronter sereinement l’imminence d’une sixième extinction de masse des espèces terrestres.
Une cinquième cause d’immobilisme est notre résistance au changement. Nous avons tendance à répéter jour après jour les mêmes habitudes et routines, dont la plupart ont été inculquées par nos parents ou éducateurs et nous avons souvent une aversion pour l’inconnu. Les remettre en cause exige non seulement de l’énergie et un effort mais, en outre, une faculté à reconnaître que l’on peut s’être égaré ou trompé dans le passé. Or, si le monde redoute le changement, c’est pourtant la seule chose qui lui a permis de progresser.
Enfin, nous sommes complices malgré nous d’un système économique gouverné en coulisse par les lobbies des grandes familles de l’oligarchie capitaliste et les actionnaires de quelques multinationales et fonds de pension. Nous n’osons ni renoncer aux produits de luxe offerts à nos egos hypertrophiés ni élire des gouvernants capables de résister au chant des sirènes patronales dominantes. Les politiques professionnels sont pieds et poings liés à un système productif axé sur la maximisation du profit et de la croissance, puisqu’il faut rembourser les dettes du passé tout en essayant de redistribuer plus à tout le monde. « L’action écologiste reste un leurre sans pression pour infléchir les rapports de pouvoir et de richesse au sein des sociétés » résume Paul Géradin[2]. En effet, si le gâteau cessait de grandir, la seule manière d’avoir plus serait de prendre aux nantis. Pour espérer faire accepter les inégalités, le système est donc obligé d’offrir aux moins favorisés l’espoir d’imiter le mode de consommation des hyper riches (notamment en contractant des dettes). Il faut donc faire croitre à tout prix les richesses, et, puisque la croissance est matérielle, elle devient une arme de destruction massive de la planète. Comme l’élite financière croit pouvoir se mettre à l’abri dans des ghettos dorés le jour où les écosystèmes seront épuisés, elle ne change pas le cap du paquebot de l’économie mondiale.
Il est possible que les problèmes écologiques urgents ne puissent pas être résolus démocratiquement. Selon un expert en sciences politiques de l’environnement, « certaines caractéristiques de notre démocratie – axés sur le court terme, la particratie et l’organisation au niveau national – sont totalement incompatibles avec l’approche globale à long terme nécessaire »[3].
La planète, elle, n’a que faire des destructions dont nous sommes les tristes témoins : c’est la sixième extinction massive qu’elle connait et la vie renaîtra bien plus tard, même après la disparition de l’humain.
Ecrire une autre histoire
En réalité, est-ce la planète ou plutôt toi qui souffre ? Es-tu satisfait de ta vie et l’as-tu vraiment choisie ? Combien de mois dois-tu travailler chaque année pour rembourser une maison trop grande, encombrée, généralement inoccupée et ressemblant à une passoire énergétique ? Ta voiture reste-t-elle synonyme de liberté quand tu es dépassé·e par un vélo qui se faufile dans la ville congestionnée ? Salives-tu de plaisir quand tu délestes ton réfrigérateur plein à craquer de denrées périmées et que tu jettes à la poubelle l’équivalent d’un repas ou deux par semaine ? Reviens-tu ressourcé·e d’un séjour express à l’autre bout d’une planète transformée en parc d’attraction, après y avoir répliqué tes habitudes (notamment de shopping) ? Alors que tu disposes d’une panoplie de coûteuses assurances tous risques (incendie, responsabilité civile, hospitalisation, auto, voyage, décès, vie, …), te sens-tu en sécurité quand les rangs des « perdants » de la mondialisation grossissent dans ta ville et que les écosystèmes agricoles se meurent ? Tu as peut-être tout (ce que propose la société consumériste) mais alors pourquoi restes-tu sur ta faim ?
Je te propose d’écouter une autre histoire : tu es libre et capable de répondre tout de suite à tes besoins légitimes, de choisir tes récompenses, d’augmenter ton bonheur, d’aller au-delà de la simple indignation et de mettre tes talents au service d’une cause supérieure : sauvegarder la beauté de la nature et construire ta résilience personnelle et collective. Le défi est donc simple : au lieu de détruire pour de vrai la planète en répondant mal à tes besoins fondamentaux (être en sécurité, être libre, avoir du temps, devenir quelqu’un, …) et en étant esclave d’envies qui ne sont pas les tiennes, il s’agit de regénérer la nature pour satisfaire en même temps tes attentes, ton désir de vivre et ta soif de liberté et de sécurité.
Psychisme résilient : mode d’emploi
Alors que la société productiviste te pousse à t’épuiser à gagner ta vie ou à vivre (à crédit) au-dessus de tes moyens, plutôt que de multiplier les « signes extérieurs de richesse », le temps n’est-il pas venu d’accumuler des « signes intérieurs de résilience » ? Mais comment désirer profondément un futur où tu passeras de la quantité à la qualité et du plus au mieux ? Que signifie concrètement vivre mieux (avec moins) ?
Pour commencer, rien de tel que de revenir aux sources de ta présence sur Terre. Si ce n’est pas déjà le cas, il est urgent de découvrir puis de commencer à accomplir ta « mission de vie », celle qui te permet d’être intensément vivant dans l’instant présent, celle qui te libère de la pression d’obtenir une validation par autrui. Pour « remplir » cette mission, il faut accumuler des savoirs, assimiler des savoir-faire et nourrir la soif d’apprendre, qui est universelle. Alors, fort de talents reconnus par la société, tu découvriras ta place dans le monde et tu auras envie de te battre pour la sécuriser. Si tu aimes ce que tu es et si tu as conscience de ta valeur (et de tes imperfections), tu aimeras t’ouvrir aux autres et tu résisteras à la tentation d’accumuler, de jalouser ou d’envier.
Acquérir des « signes intérieurs de résilience », cela ne doit pas être déprimant, que du contraire. Pour trouver l’énergie d’accomplir ta mission de vie, il est vital de choisir une pétillante hygiène de vie, qui nourrisse tes neurones, ton optimisme et ton sens de l’humour. Dans ton quotidien, il importe dès lors de te faire plaisir, sans verser pour autant dans l’addiction. Il s’agit d’irriguer ton organisme et ton cerveau d’une bonne dose de dopamine (ni trop ni trop peu), ainsi que de sérotonine, d’ocytocine et d’endorphines. Le secret est mal gardé : le sport, la musique, le jeu, le rire, le sexe, le sommeil et une alimentation saine sont de véritables machines à neurotransmetteurs de bien-être, accessibles à tous.
Par contre, le stress chronique, source de cortisol, aura un effet totalement contre-productif, qui risque de ruiner ta motivation. Il s’agit alors d’apprendre à ralentir ton train de vie, pour cesser d’être obligé d’acheter des biens qui te font « gagner du temps » (objets jetables, plats pré-cuisinés, …) ou qui t’apportent un ersatz de compagnie (suralimentation) ou de sécurité (grosse cylindrée), au détriment de la planète. Puisque ton cerveau a été habitué à des sollicitations et récompenses matérielles incessantes, tu peux aussi commencer à lui faire croire que tu en as « toujours plus ». Comment procéder ? En étant pleinement conscient de ce que tu fais et ressens :, slow food, slow parenting, slow tavel, slow sex, slow fashion, …
Pour entretenir la vigueur, la joie et la résilience de ton cerveau, il existe une foule d’autres outils :
- Remplacer la « fièvre acheteuse » par la « fièvre du samedi soir » : des temps de fête, de pique-niques, de célébrations, de dégustations, …
- Privilégier les bénéfices durables à l’éphémère facilité immédiate : créer du beau et des liens, être en forme physiquement, manger des aliments sains et gouteux, respirer un air pur, savourer la fierté d’autoproduire, …
- Cultiver « l’envie d’être en vie », une sensation jouissive et sans cesse renouvelée que procurent notamment la méditation et la respiration conscientes.
- Apprendre à explorer l’inconnu, à dépasser le cadre de tes certitudes, à réfléchir hors cadre, pour exercer les facultés de ton néocortex préfrontal.
Par ailleurs, effondrement ou pas, il faudra bien mourir de quelque chose, n’est-ce pas ? Pourquoi, dès lors, ne pas tâcher de développer un rapport apaisé à la mort ? Il est écrit que, comme chacun, tu connaîtras, tôt ou tard, l’adversité : tu souffriras probablement, tu verras mourir des proches et tu finiras par mourir un jour toi-même, parce que, ici bàs, le trépas est indispensable à la vie. L’inévitabilité de ton décès te rappelle la valeur inestimable de la santé, de la joie ou de l’amitié, toutes ces nobles choses que tu oublies de savourer quand la mer reste calme trop longtemps. Bien sûr, nous vivons dans une société qui considère la mort comme un sujet tabou. Heureusement, de plus en plus, de nouveaux courants humanistes encouragent les mortels que nous sommes à apprendre à apprivoiser la mort, à l’instar d’un fœtus qui voudrait se préparer à naître au monde. Voici donc un apprentissage supplémentaire pour bâtir ta résilience : explorer progressivement ce qui échappe à ton contrôle et, peut-être, découvrir par la même occasion des aspects nouveaux de ta personnalité.
Enfin, si tu ne crois ni au paradis du livre de la Genèse ni aux paradis artificiels, il te reste à visiter en long et en large les nombreux jardins d’Eden qui survivent encore sur Terre. Parce que les milliers de générations qui te précèdent ont évolué dans la nature, puisque « la Terre n’a pas besoin d’être sauvée mais aimée », tu te ressourceras spirituellement en retournant aux sources : fréquenter des espaces verts, prendre des « bains de forêt », redécouvrir le défilement des saisons, contempler le relief de la terre, observer les animaux non humains à l’état sauvage, peindre les paysages, regarder pousser les légumes, lire les étoiles, renifler l’odeur de l’humus après l’averse, écouter le chant des oiseaux, reconnaître les plantes sauvages ou encore marcher pieds nus dans l’herbe.
Ces attitudes et cheminements, qui se situent à la frontière de l’éco-psychologie, de la philosophie et du développement personnel, pourraient a priori te sembler hors de portée. Les découvertes récentes de la science démontrent heureusement que, à tout âge, ton cerveau est capable de créer de nouvelles connexions et de se transformer, grâce à l’entrainement, à la volonté ou à la répétition d’expériences gratifiantes.
En d’autres mots, vive la plasticité cérébrale ! Elle t’ouvre les portes d’un « vivre mieux », avec plus de résilience, d’autonomie, de plaisir, de sens, de talent, de temps, d’espace, de qualité, de conscience, de choses simples, de « zenitude », d’aventure, de nature, de liens et … moins de biens.
Très concrètement, la résilience, c’est plus de marche, de vélo, de trains de nuit, de végétal, de minimalisme, de solaire, de zéro-déchet, de low tech, d’habitat léger, de jardinage, de permaculture, de circuit-court, de bio, de crowd-funding et … c’est moins de voiture, d’avion, de viande, de dette, de possessions, de supermarché, de « made in China », de high tech (sauf dans la médecine …), d’emballage, etc.
La clé personnelle de la résilience collective
Si tu as la chance de vivre au-dessus du seuil de pauvreté, les propositions précitées te sont accessibles individuellement, sans besoin d’intervention nouvelle de l’État-Providence.
Néanmoins, tu ne vis pas seul·e sur une île déserte, tu es un animal grégaire et tu partages un destin commun avec ceux à qui tu dois ce que tu es : tes proches, tes amours et ta communauté. La collectivité pourvoit ainsi à nombre de tes besoins (accès à la santé, à l’eau, à l’énergie, à l’éducation, …). Or, aujourd’hui, notre société est peu résiliente : en cas de choc ou de crise systémique, sa capacité de rebondir pour évoluer vers un nouvel équilibre est très limitée. Tu as donc personnellement intérêt à t’engager aujourd’hui pour le bien-être de ton entourage, la solidité de ta communauté et l’évolution de la démocratie. Cet engagement est intéressé et sensé parce que la meilleure façon de faire ton bonheur est encore de contribuer à celui des passagers qui sont dans le même bateau que toi : ta famille, mais aussi l’ensemble des êtres humains et jusqu’à la totalité du règne animal et végétal, dont ta survie dépend.
Comment dès lors œuvrer individuellement à l’émergence d’une conscience commune qui sécurise la résilience de ta communauté ?
Une première piste consiste à choisir le bénéficiaire de ta force de travail. Un employeur ou un client résilient privilégie la prestation de services à la communauté plutôt que la réalisation de bénéfices, qu’il s’agisse d’une association à but non lucratif, d’une société coopérative ou d’une société commerciale non cotée en bourse. Dans un monde du travail résilient, la prise de décision est démocratique ou sociocratique, avec peu de niveaux hiérarchiques, un plafonnement du salaire maximal et un partage équitable des bénéfices entre les travailleurs. Si tu as la fibre entrepreneuriale, pourquoi ne pas viser un secteur émergeant, tel que, par exemple, la production de vélos, l’agriculture extensive, le maraichage bio, la rénovation des logements, les énergies renouvelables, la finance locale ou l’économie collaborative de la fonctionnalité ?
Ensuite, il est vital de retisser des liens avec tes semblables, pour que le bateau qui vous transporte ne se transforme pas en vaisseau fantôme. Alors, tu veilleras à utiliser tout ce qui favorise le vivre ensemble, comme les transports en commun, les parcs publics, les espaces multiculturels ou les écoles pratiquant la mixité sociale. Si tu as un peu de temps libre, tu pourrais faire du bénévolat dans un domaine qui correspond à tes talents : aumônier dans une prison, professeur dans une école de devoir, secouriste auprès de la Croix-Rouge, volontaire dans une ferme pratiquant l’agriculture biologique, musicien pro deo dans un lieu public, sponsor d’une ONG d’aide au développement, de protection sociale ou de défense de la nature. Tu peux aussi choisir de participer à la vie de ton quartier, en organisant par exemple une collecte de déchets sauvages ou un service d’échange d’outils de jardinage et de bricolage.
Par ailleurs, qui dit société résiliente dit identité culturelle forte. Composée de valeurs partagées, la culture permet d’unir des individus issus d’origines différentes et de les mobiliser pour entreprendre ensemble des projets. Selon l’historien Yuval Noah Harari[4], c’est précisément cette capacité à coopérer à grande échelle qui conféra sans doute à l’humain un ascendant sur toutes les autres espèces. C’est en coopérant que nous avons pu concevoir des cités tentaculaires, des cathédrales à l’épreuve du temps, des empires gigantesques, des monnaies sonnantes et trébuchantes, des expéditions transatlantiques, des missions lunaires, des conceptions du bien et du mal et des systèmes de sécurité sociale. Là où tu résides, tu pourrais donc contribuer à construire, entretenir et faire évoluer une « culture primordiale », une identité forte et partagée par ta communauté, un sentiment d’appartenance qui rassemble et rapproche, sans besoin de désigner un ennemi ou un bouc-émissaire. Qu’est-ce qui nous rapproche, au-delà de ce qui nous sépare ? Une langue, un sens de l’humour, une histoire commune, une pomme de terre frite, une spiritualité cosmique, du pain liquide fermenté, une équipe sportive, un chanteur, une religion, un esprit d’auto-dérision, le sentiment d’habiter une planète vulnérable, une tradition joyeuse apportée par une communauté étrangère ou héritée de tes ancêtres ?
Sans entraide, tu iras vite mais pas très loin. Pour augmenter ta résilience et celle du milieu naturel qui te nourrit, il s’agit de coopérer avec des personnes rapprochées qui disposent de compétences (et de déficiences) complémentaires aux tiennes. Le phénomène des « villes en transition » est à cet égard inspirant. Ce sont des dynamiques collectives imaginées par l’Anglais Rob Hopkins, qui visent l’autonomie énergétique et alimentaire, le « zéro déchet » et la cohésion sociale dans de petites communautés de gens qui se connaissent et pratiquent l’intelligence collective. A moins d’être très individualiste, tu pourrais aussi expérimenter la vie dans un habitat groupé, participatif et/ou intergénérationnel. Tout en autorisant le maintien d’unités de logements individuelles, ce mode d’habitat permet de partager des savoirs, du temps, des salles communes, des jeux, des équipements, des chambres d’amis, des jardins, de la nourriture, des fours à pain, etc.
Sécuriser la résilience
En conclusion, tu disposes de nombreux leviers pour créer, concrétiser et personnaliser ici et maintenant ton chemin vers un futur qui soit à la fois résilient et plus en phase avec les cycles de la biosphère.
Cet article n’aborde délibérément pas les leviers politiques susceptibles de rendre les entités publiques plus résilientes. Pourtant, il t’appartient de soutenir les mandataires politiques qui considèrent la protection de la planète, la résorption des inégalités et la résilience du territoire comme le top 3 de leurs priorités.
Pour que chacun se sente en sécurité et désire s’engager résolument dans la transition écologique, il importe notamment de soutenir des propositions politiques qui imposent des règles collectives contraignantes. Parmi les mesures urgentes, que dirais-tu d’octroyer à chaque citoyen[5] un droit d’accès gratuit à un socle minimal de services de base, tels qu’un forfait minimal d’énergie et d’eau, un droit à l’isolation, un abonnement aux transports en commun, un logement de taille décente à proximité raisonnable de l’employeur, une parcelle pour produire de la nourriture, etc. ?
[1] Version actualisée en 2012 du rapport Meadows “Halte à la croissance?” de 1972, Smithsonian Institution
[2] Paul Géradin, Professeur émérite en sciences sociales de l’ICHEC, ICHEC-News n°35, janvier 2008
[3] Pieter Leroy, Radboud University, interviewé par Simon Demeulemeester et Jeroen de Preter, Knack, 04/06/2019
[4] Yuval Noah Harari « Sapiens – Une brève histoire de l’humanité »
[5] « Pour une économie régénérative respectueuse des limites planétaires », Manifeste et Plaidoyer à destination des politiques, rédigé par la Coalition des entreprises de la transition écologique, 2019