A l’occasion de la publication d’une étude menée par la banque centrale de Suède, on se demande si on doit laisser l’exclusivité des moyens de paiement électronique dans les mains du secteur privé ? Et quelles en seraient les conséquences ? Y a-t-il une place pour une monnaie électronique publique ? Et quelles en seraient les caractéristiques ?

Introduction

Dans de récents articles [1], j’évoquais la disparition quasi inéluctable de l’argent liquide, des billets de banque et des pièces de monnaie considérés par les banques commerciales et le états comme des reliques à faire disparaître au plus vite pour des raisons de sécurité, de coût, d’efficacité, de transparence et de répression des fraudes. J’y soulignais que c’était là, aller un peu vite en besogne, qu’il convenait de considérer aussi les dimensions sociale et démocratique à côté des dimensions économique et politique notamment en résolvant des questions comme la fracture numérique, l’obligation de détenir un compte en banque, l’enfermement de la population dans un système financier largement dominé par les banques privées atteignant ainsi à la liberté individuelle. J’y proposais ensuite quelques pistes de solutions dont la création d’un « compte de transit monétaire en monnaie de banque centrale » et la possibilité de détenir des « cartes de paiement anonymes à montants limités  ».

Je reviens aujourd’hui sur ces solutions à la lumière d’une excellente étude qui vient d’être publiée par la banque centrale de Suède [2], étude qui éclaire les enjeux démocratiques, monétaires, économiques et financiers qui se cachent derrière des débats que les technocrates nous présentent souvent comme étant trop techniques pour être compris par la population. Ce sont bien sûr, derrière ces débats-là que se cachent les enjeux les plus importants, il faut d’autant mieux les éclairer.

Commençons par un petit rappel

Rappel : Dans notre système monétaire, il existe deux sortes de moyens de paiement : 1° La monnaie de la banque centrale

 

  • qui circule dans la population sous forme de billets et de pièces et
  • qui circule entre les banques commerciales, d’une part, et entre celles-ci et la banque centrale, d’autre part. Elle circule sous forme de transferts entre comptes des banques commerciales tenus par la banque centrale.
    2° Les moyens de paiement des banques commerciales qui circulent entre les comptes en banque des clients via les cartes de débit, de crédit, les terminaux dans les magasins, le home-banking, les virements, etc.Ces moyens de paiement ne constituent pas de la monnaie officielle. La preuve en est que le montant total des soldes des comptes des clients d’une banque est toujours supérieur au solde que cette banque a sur son compte auprès de la banque centrale.La différence entre ces soldes provient des lignes de crédit que les banques commerciales accordent à leurs clients. Donc, les banques commerciales prêtent plus qu’elles n’ont en caisse, elles créent donc des moyens de paiement que l’on considère comme de la monnaie mais qui ne l’est pas au sens strict. C’est ce que les spécialistes appellent de la « monnaie-crédit » et c’est ce qui explique que si tout le monde va retirer « son argent » de la banque au même moment, la banque est toujours dans l’incapacité de rembourser et pourrait faire faillite. Cette faillite ne peut d’ailleurs être évitée que si la banque centrale lui prête, à son tour, de la monnaie de banque centrale, de la monnaie légale. C’est pour cette raison que l’on appelle la banque centrale « le prêteur en dernier ressort ».Par conséquent, pour une personne, détenir un montant d’argent sous forme de billets de banque ou sous forme de solde bancaire n’est pas équivalent. Dans le premier cas, la personne détient de la monnaie et dans le second cas, elle détient le droit de retirer de la monnaie auprès de sa banque dans les conditions fixées par celle-ci [3] et si la banque détient suffisamment de liquide. La monnaie a un cours légal et ne présente pas de risques financiers. Les moyens de paiement bancaires n’ont pas de cours légal et ne sont pas garantis de façon absolue.

La disparition du cash en Suède et son remplacement par l’e-krona

Venons-en à l’étude de la banque centrale de Suède. Elle constate que l’utilisation de la monnaie fiduciaire [4] est en régression constante dans la masse des paiements du pays au profit des paiements électroniques privés. Certains commerces refusent à présent la monnaie liquide et exigent des paiements électroniques. La banque centrale se demande si la couronne [5] fiduciaire n’est pas entrée dans un mécanisme infernal où moins on l’utilise, moins on l’accepte et moins on l’accepte, moins on l’utilise. Ce qui fait que les traditionnels circuits d’approvisionnement en monnaie fiduciaire tendent à être démantelés. Un cercle vicieux se serait donc enclenché entraînant de multiples conséquences néfastes :

  • la population ne pourrait plus avoir accès à la monnaie légale sans risque,
  • le monopole privé pourrait faire courir un risque de résilience au système de paiement,
  • le droit d’émission monétaire serait totalement privatisé par le biais du crédit et,
  • la banque centrale serait obligée de garantir la monnaie électronique privée sans contrôle. Dès lors, elle s’interroge sur les alternatives qui se présentent à elle.

Une première possibilité serait de renforcer la législation sur la détention de monnaie fiduciaire en obligeant les banques commerciales à en détenir. La Banque de Suède juge cette voie conservatrice et peu prometteuse.

La deuxième possibilité serait d’émettre un substitut électronique à la monnaie fiduciaire, une monnaie électronique de banque centrale. C’est pourquoi, elle envisage l’émission d’ « e-krona », des « e-couronnes », des couronnes électroniques. Cette e-couronne aurait la même valeur que la couronne et pourrait se présenter sous la forme

  • d’un compte en banque ouvert auprès de la banque centrale,
  • d’un porte-monnaie électronique sur carte ou dans une application sur smartphone que le détenteur pourrait recharger en e-kronas [6] et utiliser pour ses paiements. Ces deux solutions pouvant, le cas échéant, coexister.

L’avantage de l’e-couronne est que la banque centrale peut bâtir une solution à la mesure des ambitions que le législateur lui fixe. En effet, suivant les caractéristiques données à cette solution, elle sera plus ou moins concurrentielle avec celles des banques commerciales, d’autant que, immense avantage, cet e-krona facile à utiliser ne présentera aucun risque financier. Comme le billet de banque est aujourd’hui en concurrence avec le paiement électronique bancaire. Dès lors que l’on accepte ce concept de monnaie électronique de banque centrale, des questions stratégiques se posent au législateur :

  • Faut-il que la banque centrale accepte des soldes de compte illimités au risque de vider les banques commerciales ou bien faut-il plafonner les soldes pour ne pas entraver les banques commerciales ?
  • Les sommes versées en compte doivent-elles porter des intérêts ou non ?
  • Les sommes versées en compte peuvent-elles subir un intérêt négatif ou faire l’objet de prélèvements pour frais de fonctionnement ?
  • La banque centrale doit-elle, elle-même, mettre en œuvre un système de paiements ou doit-elle laisser des prestataires de services privés mettre en œuvre des applications de paiement qui accèderaient aux comptes détenus à la banque centrale ? Selon les réponses données à ces questions, la banque centrale pourrait devenir un acteur plus ou moins important des systèmes de paiement et entrer plus ou moins fortement en concurrence avec les banques commerciales et les services de paiement privés. Il est, dès lors, intéressant d’analyser les diverses approches selon une gradation dans le niveau d’ambition du législateur.

Une approche minimaliste

Les activités de la banque centrale étant définies par des textes légaux issus de compromis historiques [7], l’hypothèse minimaliste consiste modifier les moins possible le cadre existant. L’éventuelle émission d’une « e-monnaie centrale » [8] est vue dans cette approche comme un simple remplacement de la monnaie fiduciaire. Un peu comme aujourd’hui pour les billets de banque, l’e-monnaie centrale viserait essentiellement les personnes physiques, les montants acceptés en dépôt à la banque centrale seraient limités, ils ne porteraient pas d’intérêt, les comptes n’autoriseraient pas de soldes négatifs et le service de paiements serait probablement assuré par des entreprises privées.

Un pas plus loin, un outil de politique monétaire ?

On peut imaginer aller un pas plus loin sans remettre en cause fondamentalement le cadre monétaire actuel et sans remettre en cause l’existence de la monnaie-crédit. On peut imaginer que la banque centrale permette l’ouverture de comptes par quiconque le désire. Ces comptes permettraient des soldes positifs illimités mais pas de soldes négatifs. Ces soldes seraient porteurs d’intérêts selon des taux fixés unilatéralement par la banque centrale. Le cas échéant, la banque centrale pourrait même imposer des taux d’intérêt négatifs.

Dans ce cas-ci, la banque centrale peut utiliser l’attractivité de son e-monnaie centrale dans le cadre de sa politique monétaire en créant un nouveau canal de transmission de sa politique. Ce nouveau canal agirait directement sur les dépôts du public (particuliers, entreprises, entités publiques) alors que la politique monétaire actuelle n’agit que sur les dépôts des banques commerciales. La banque centrale, en augmentant le taux d’intérêt serait plus attractive et attirerait plus de capitaux vers elle, ce qui se traduirait par la nécessité pour les banques commerciales de s’adapter soit en augmentant leurs taux d’intérêt offerts à leurs déposants, soit en acceptant une diminution du total de leurs dépôts avec, comme corollaire, une diminution de leur capacité à prêter les sommes déposées et à créer de la monnaie-crédit. Par conséquent, comme aujourd’hui, la hausse des taux de la banque centrale aurait pour effet de freiner l’activité économique mais, à l’inverse d’aujourd’hui, le frein actionné par la banque centrale serait beaucoup plus puissant. Inversement, en baissant les taux d’intérêt offerts, voire même en les faisant passer en négatif, la banque centrale serait moins compétitive, les dépôts de monnaie centrale la quitteraient pour aller vers les banques commerciales à la recherche d’un meilleur rendement en prenant un peu plus de risques. Les banques commerciales pourraient à leur tour diminuer les rendements offerts à leurs clients et pourraient accorder plus de crédits à des taux moins élevés. Cela tendrait à relancer l’activité économique.

On voit que dans cette hypothèse, la politique monétaire serait beaucoup plus puissante qu’actuellement au risque de présenter une certaine instabilité financière puisque les dépôts seraient plus mobiles et pourraient quitter plus facilement le secteur bancaire commercial. Or, on l’a vu plus haut, des retraits massifs peuvent déstabiliser une institution financière et la mettre en faillite par manque de liquidités même si elle ne présente aucun défaut de gestion ou de rentabilité. Cela étant dit, ce risque existe à l’heure actuelle par le jeu de la concurrence entre banques et il ne se matérialise pratiquement jamais.

L’approche maximaliste, 100% monnaie centrale

On peut imaginer d’aller encore plus loin dans le développement de nos hypothèses. Ce que l’étude de la banque de Suède ne fait pas. Certains économistes, parmi les plus réputés, et déjà au début du XXème siècle, ont poussé le raisonnement monétaire jusqu’au bout bien avant l’apparition du concept d’e-monnaie centrale, ils ont préconisé un système monétaire où la monnaie est toujours créée par la banque centrale et jamais par les banques commerciales qui ne pourraient jamais émettre de moyens de paiement non-couverts par de la monnaie centrale. Autrement dit, les banques commerciales peuvent alors prêter l’épargne qui leur est confiée pour être investie mais ne peuvent pas prêter les sommes laissées en dépôt sur des comptes à vue et, surtout pas, créer de la monnaie-crédit. Ces économistes rejettent la monnaie-crédit parce qu’elle est, entre autres, à la source des « booms spéculatifs », des crises financières et des périodes de récession qui les suivent. L’émergence des nouvelles technologies permet de faire ré-émerger leurs idées sous la forme d’e-monnaie électronique qui pourrait être mise en circulation à moindre coût. L’émission de la monnaie centrale pourrait prendre des modalités différentes :

  • des dons à la population,
  • des dons à l’état,
  • des prêts à 0% pour le financement des investissements publics et
  • des prêts contre nantissement [9] aux banques commerciales afin qu’elles puissent financer le développement économique. Bien sûr, pour répondre immédiatement et positivement aux critiques disant que l’état ferait fonctionner la planche à billets à tout vitesse et créerait une inflation incontrôlable, il faudra mettre en place des mécanismes empêchant l’algorithme créateur d’e-monnaie de tourner à toute vitesse et sans contrôle afin de limiter le volume de la création monétaire aux besoins de la société. La surveillance des paramètres d’inflation, de croissance, de taux de chômage et de dette publique seront, à ce titre, d’un précieux secours.

Par contre, la banque centrale ne pourrait pas financer l’activité spéculative des banques commerciales.

L’approche maximaliste s’inscrit en rupture tant par rapport au modèle monétaire actuel que par rapport aux modèles présentés par la banque de Suède. Tout d’abord ; appelons les choses par leur nom ; il s’agit clairement et indiscutablement d’une nationalisation du droit d’émission monétaire. La monnaie est créée par la banque centrale et personne d’autre. A l’inverse de l’hypothèse précédente, elle conserve la distinction des métiers. Les particuliers et entreprises n’ont pas le droit d’ouvrir un compte auprès de la banque centrale, seuls les organismes financiers commerciaux conservent cette prérogative. Le secteur bancaire continue à évoluer dans un marché libre et concurrentiel. Il se voit supprimer la possibilité de créer de la monnaie-crédit – mais peut se refinancer auprès de la banque centrale contre nantissement – et n’est plus autorisé à se servir des dépôts à vue pour financer ses activités de crédit ou ses activités spéculatives. Les banques sont alors beaucoup plus sûres pour les clients dont les dépôts à vue sont protégés et dont seule l’épargne court un risque ; comme elle le court aujourd’hui d’ailleurs. Les avantages de cette solution sont nombreux. L’endettement de l’état diminue automatiquement et un niveau adéquat de financement des investissements publics est garanti, la pression fiscale peut diminuer puisque la charge de la dette publique se trouve allégée, la course à la croissance économique se ralentit puisque l’état n’est plus à la recherche de nouvelles ressources financières. On peut même imaginer le financement à grande échelle et à bon prix des investissements publics de la transition écologique !

Enfin, la stabilité économique s’accroît puisque le financement de l’économie est plus stable, moins sujet à des spirales infernales de crédits pour des investissements excessifs entraînant des surévaluations d’actifs comme on l’a vu trop souvent et notamment lors de la crise des subprimes, de la crise immobilière espagnole ou de la crise des dotcoms, pour ne citer que quelques exemples récents bien connus de tous.

Cette proposition semble miraculeuse et le lecteur peu au fait des choses monétaires pourrait se demander pourquoi cette solution n’a pas été implantée plus tôt. Simplement, elle a une face cachée. La dette publique et la capacité de création monétaire par monnaie-crédit sont hautement rentables. Tous ne sont pas égaux devant ces phénomènes. Il y en a qui paie des impôts pour le service de la dette publique et d’autres qui encaissent des intérêts. Il y en a qui sont actionnaires des banques et qui perçoivent des dividendes et d’autres qui y ont leur compte à vue. Des rapports de force se cachent derrière notre organisation monétaire.

Actuellement, l’approche 100% monnaie centrale rencontre de plus en plus de partisans. Nombre de ses partisans sont fédérés au sein de « l’International Movement for Monetary Reform [10] », mouvement qui est présent dans plus de 25 pays, dont la Suède et la Belgique et qui compte nombre de professeurs d’universités, d’économistes et de citoyens engagés. Un référendum à ce propos sera organisé en Suisse (pays du Franc Suisse s.v.p. ! ) au cours de l’année 2018. Autant dire que le débat y fait rage et que les banques ne défendent pas le même point de vue que les représentants locaux de « l’initiative pour la monnaie pleine » [11]

Conclusion

A côté des politiques budgétaire, économique, sociale, fiscale ou environnementale, la politique monétaire passe souvent inaperçue. Pourtant, l’organisation monétaire n’est pas neutre notre système monétaire n’est ni naturel, ni objectif et ne vise pas l’établissement du bien commun, il est le résultat de notre histoire, de nos compromis, des rapports de force agissant dans la société. Par contre, il est modifiable. C’est un enjeu politique majeur parce que les effets de la politique monétaire sont tout à fait concrets pour la population. Nous avons vu ici que l’émission d’une monnaie électronique publique est souhaitable et qu’à partir de là, différents scénarii sont imaginables, du scénario minimaliste « business as usual » au scénario maximaliste « créons demain ». Nul doute que d’autres arrangements institutionnels sont également imaginables.

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[1« Le blé bientôt fauché, le liquide liquidé, un monde nouveau est-il né ? » paru chez www.Etopia.be , 07/2017

« Un monde sans argent liquide ? », www.revuepolitique.be, 07/2017

[2Eva Julin, « The Riksbank’s e-krona project report 1 », Sveriges Riksbanks, www.riksbank.se , september 2017

[3Les retraits en cash sont limités à un certain montant par jour, par semaine. Les montants payables en cash auprès des commerçants sont limités par la loi.

[4Entendez par « monnaie fiduciaire », la monnaie sous forme de billets de banque et de pièces de monnaie.

[5La Couronne est la monnaie qui a cours en Suède.

[6Solution similaire à la carte proton qui existait jusqu’en 2014

[7A l’inverse de la perception commune, notre système monétaire n’est ni naturel, ni objectif et ne vise pas l’établissement du bien commun, il est le résultat de notre histoire, de nos compromis, des rapports de force agissant dans la société. A l’inverse de ce que disent nombre d’économistes, il n’est pas neutre. Et surtout, il est modifiable. L’exemple le plus frappant est que les banques centrales ne peuvent pas financer les Etats. Seules les banques commerciales peuvent prêter aux Etats. Cette règle est modifiable.

[8A partir de ce point, je parle d’ « e-monnaie centrale » pour signifier la monnaie électronique de banque centrale plutôt que de parler spécifiquement de l’e-couronne parce que l’analyse est valable pour toutes les monnaies modernes, l’euro, le dollar, la livre, le yen, etc.

[9Le nantissement est la garantie mise en gage lors d’un prêt. La maison lors d’un prêt hypothécaire, par exemple.

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