Préambule[[Une version légèrement réduite de ce texte est parue sous le titre « Régulation et autonomie, deux fronts pour la gauche » dans la revue Politique n°50, dossier La gauche peut-elle encore changer la société ?. Il doit beaucoup à « La troisième gauche verte » de Dany Cohn-Bendit (2000).]]

Commençons par une mise au point concernant Écolo et la gauche.
Malgré une légitimité souvent décriée par ceux qui mesurent la légitimité de gauche à l’aune de la distance au PS[[La lucidité, une valeur de gauche, E. Biérin, Etopia, 2007.]] (!), la réalité politique que recouvre Écolo comme force de gauche est peu discutable. Sur le plan des chiffres, avec une moyenne supérieure à 10% et des pointes à 25% dans certaines zones. Sur le terrain, comme relais de pratiques novatrices, d’associations de défense des droits, d’un entrepreneuriat social et écologique, ou à l’écoute des grands mouvements sociaux. Dans son discours programmatique, naturellement. Mais surtout dans ses réalisations gouvernementales[[Dernier exemple en date : la régulation de la libéralisation du marché de l’énergie en région bruxelloise, considérée comme la plus à gauche d’Europe.]] ou communales[[Voir le dossier qui leur est consacré dans la Revue Etopia n°1]] où l’on peut mettre quiconque au défi de nous prendre en défaut en termes de lutte contre les inégalités.

Tout ceci mériterait d’être développé mais permet néanmoins d’affirmer qu’Écolo est bien une force politique ancrée dans les valeurs d’une gauche novatrice, alternative, démocratique et libertaire[[«Avenir de l’écologie, écologie de l’avenir», A. Lipietz, Etopia n°1, 2005.]].

Pointons maintenant quelques enjeux centraux pour la gauche d’un point de vue écologiste.

Capitalisme financier, marché et régulation

En changeant d’échelle, le capitalisme a changé de nature : financier, il est beaucoup plus dur. Il valorise inconsidérément les détenteurs de créances au détriment des salariés et de l’investissement à long terme. Il impose par là un jeu insensé aux entreprises. Et entraîne une remontée des inégalités tout en présentant des traits extrêmement préoccupants sur le plan culturel et environnemental.

Tout cela modifie profondément les formes et l’échelle d’action du politique. Car si l’on veut pouvoir affronter à la fois la crise écologique globale, l’hégémonie culturelle du néolibéralisme et la mise en compétition des systèmes sociaux, il faut déployer un nouveau réformisme à la fois plus local et plus international. C’est une voie que les écologistes connaissent bien pour la tracer depuis près de trente ans.

Mais distinguons bien l’adversaire : combattre la forme actuelle du capitalisme ne signifie pas combattre le marché et encore moins la liberté individuelle. Dans une société qui fabrique de l’exclusion, tout individu veut être à la fois libre et relié aux autres. Et associée au développement de l’État Social d’après-guerre, la médiation froide du marché a permis à l’individu de se libérer des tutelles traditionnelles. Il faut donc reconnaître à la fois la valeur du marché et la nécessité de sa régulation.

1.1 Intégrer le long terme et la distance en politique

Un apport décisif à la redéfinition de la gauche provient de l’écologie politique : son approche systémique qui permet de renouveler sa conception de la justice. Inspirée des révolutions de la pensée issue de l’écologie scientifique, elle permet de l’élargir de deux façons :

 primo, en posant au cœur de son projet le développement durable, elle fait entrer dans la décision politique notre responsabilité – désormais fortement engagée – vis-à-vis des générations futures. «Mes patrons, ce sont mes enfants» disait Olivier Deleuze. Cette extension du combat pour la solidarité – la justice intergénérationnelle – est l’enjeu central de ce siècle, celui de la crise écologique globale ;

 secundo, en nous forçant à être lucides sur l’impact de chacune de nos actions, elle nous oblige à prendre conscience de toutes nos interdépendances, y compris celles à longue distance avec l’ensemble des populations du globe – la justice intragénérationnelle s’y voit élargie.

1.2 Réguler pour réencastrer

Agir en faveur de ce principe de justice élargie, c’est vouloir «réencastrer le marché dans la société»[[Polanyi Karl, 1983, (1ère Éd. 1944), La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Éd. Gallimard.]], c’est-à-dire dans des finalités sociales, éthiques et environnementales. Il ne s’agit pas de dénier au marché – forme d’échange existant depuis des siècles – son efficacité ou sa capacité de libérer l’innovation, mais de réguler les logiques qui y sont à l’oeuvre, d’internaliser ses externalités, bref de le corseter pour mieux l’orienter. Voilà l’enjeu : maîtriser le marché – et la technique qui l’alimente – pour qu’il continue à répondre à la diversité des besoins individuels et collectifs sans produire des inégalités excluantes, ni saccager la planète ou envahir des domaines comme la culture, l’éducation, la santé ou certains biens publics où son rôle doit être limité, voire annulé[[La Troisième Gauche Verte, Daniel Cohn-Bendit, 2000.]]. Cette maîtrise implique aujourd’hui une lutte spécifique contre le temps trop rapide de l’efficacité économique – le court-termisme financier – et le formatage des besoins des individus par l’outil culturel du marché, la publicité[[A. Pêtre, Publicité, part de cerveau disponible… et libre-arbitre», Etopia, 2007.]].

1.3 Le volontarisme dans le détail

Mesurons bien l’ampleur à donner à cette maîtrise : parce qu’elle porte sur la métamorphose de toutes nos conditions d’existence, elle doit se traduire par une transformation extrêmement profonde de nos sociétés. «En comparaison, elle fait pâlir tous les rêves de “changer de société”. Car il s’agit de modifier tous les moyens de production de tous les ingrédients de notre existence terrestre, et non pas en gros, d’un coup, totalement, mais justement en détail par une transformation minutieuse de chaque mode de vie, chaque culture, chaque plante, chaque animal, chaque rivière, chaque maison, chaque moyen de transport, chaque produit, chaque entreprise, chaque marché, chaque geste»[[B. Latour, «L’avenir de la Terre impose un changement radical des mentalités », Le Monde, 4 mai 2007.]].

C’est possible : de nombreuses possibilités existent qui requièrent simplement un peu de volontarisme politique. Ainsi, les régulations de marché, qui sont des outils centraux pour aller «dans le détail». Des exemples ? L’inclusion de clauses sociales et environnementales dans les marchés publics[[Ainsi, dans le domaine agro-alimentaire, on peut favoriser l’éclosion d’un tissu de production de type « Slow Food » accessible à tous, à rebours des dévoiements de l’agrobizness.]] et dans les fonds de pension de nos secteurs publics et privés – visée réputée pourtant inatteignable[[Cf. la proposition de loi J-M. Nollet « visant à une orientation éthique et durable des Fonds de Pensions » (2006).]]; ou la mise sur pied de politiques sectorielles à haute ambition sociale et environnementale[[L’exemple-type est celui de la politique énergétique menée par José Daras en Région wallonne entre 1999 et 2004, qui a créé un secteur entier (la production d’énergies renouvelables) et réorienté de nombreux métiers en aval ou en amont (dans la construction, la gestion des collectivités locales, etc).]] qui font se «lever de terre» de nouveaux acteurs et entrepreneurs et qui relocalisent, fut-ce partiellement, l’économie.

Ces types de régulations sont naturellement grandement facilitées à deux conditions :

 si, au niveau mondial, continuent à se mettre sur pied des régulations globales, à la suite du Protocole de Kyoto ou de certaines directives européennes ;

 si la concertation sociale est élargie à de nouveaux acteurs sociaux et environnementaux, développée au niveau européen et ouverte à de nouvelles questions (qualitatives, environnementales).

Autonomie individuelle et collective

On peut déplorer les effets négatifs de l’individualisme, mais les aspirations de l’individu à la liberté «réelle» – individuelle et collective – sont fondamentales pour la gauche et elle doit les traduire à deux niveaux :

 primo, la lutte contre la mainmise de la société sur la vie de chacun, contre la réduction des possibilités de choisir sa vie[[D. Cohn-Bendit, La Troisième Gauche Verte, 2000.]]. Ce combat pour la personnalisation des choix individuels doit être mené avec une attention particulière vis-à-vis de ceux qui, en bas de l’échelle sociale, sont confrontés à la montée des nouvelles inégalités (insécurité professionnelle, ségrégation scolaire et spatiale…)[[Les Nouvelles Inégalités, Jean Bensaid, Daniel Cohen, Eric Maurin et Olivier Mongin, 2007.]] ou pour lesquels l’autonomie se transforme en solitude et désaffiliation ;

 secundo, la gauche doit également reprendre le combat de la promotion de la sphère autonome, c’est-à-dire des activités que mènent les individus en dehors des logiques du marché et de l’État[[Ph. Van Parijs, Impasses et promesses de l’écologie politique, 1991.]], des relations de coopération gratuite entre les individus hors de la domination des rationalités étatiques ou marchandes. Car sans encadrement strict, non seulement le marché mais aussi l’État accroissent leur emprise partagée sur le «monde vécu» par les individus, c’est-à-dire leur qualité de vie[[B. Lechat, Pour un nouvel âge de l’écologie politique, Etopia, 2006.]], et maltraitent l’écosystème.

En un mot, le combat pour la convivialité[[La convivialité, Ivan Illich, Seuil, 1972]] garde toute son actualité. Il suffit de relire Gorz : «Ou bien nous nous regroupons pour imposer à la production institutionnelle et aux techniques des limites qui ménagent les ressources naturelles et favorisent l’épanouissement et la souveraineté des communautés et des individus – c’est l’option conviviale – , ou bien les limites nécessaires à la préservation de la vie seront planifiées centralement par des ingénieurs écologistes et la production programmée d’un milieu de vie optimal sera confiée à des institutions centralisées et à des techniques lourdes. C’est l’option technofasciste, sur la voie de laquelle nous sommes déjà plus qu’à moitié engagés »[[Ecologie et politique, 1978. ]].

La démocratie de l’autonomie est une démocratie élargie

Or c’est justement par l’intervention d’acteurs sociaux (anciens et nouveaux), qui ne sont organisés ni par la puissance économique ni par l’État, que l’on peut assurer ce combat pour l’autonomie et la préservation de la planète.

Car permettre à tous de choisir sa vie ou de coopérer gratuitement c’est d’abord, concrètement, exercer des contrôles pour que les droits soient respectés : droits des personnes, des consommateurs, des malades, des minorités. C’est aussi faire pression pour que l’intégration du long terme dans la décision politique soit une réalité [[Cf. l’expérience associative de cotation des partis sur base du Pacte écologique belge.]]. C’est également agir pour que les décisions publiques donnent lieu à de vrais débats[[A ce sujet, il est à noter que de très nombreuses réformes engagées par des ministres écologistes depuis 99 ont donné lieu à des consultations approfondies : forum prospectif des personnes handicapées (RW), panels de citoyens sur la pollution atmosphérique (RB), état généraux de la sécurité routière (fédéral), consultation des enseignants du fondamental (CF), rencontres de l’énergie (RW), etc.]].

Les formes de représentation démocratique actuelles sont donc appelées à évoluer et de nouvelles médiations et outils institutionnels doivent apparaître pour approfondir le champ démocratique[[Ainsi, par exemple, l’évaluation (ex post) des politiques publiques et (ex ante) des choix scientifiques et technologique pourraient bien être le nouveau champ d’action des parlements, aujourd’hui bien faibles dans notre régime démocratique.]]. Et ainsi rendre possible une véritable démocratie de l’autonomie individuelle et collective.

La participation politique, conçue comme fin en soi, càd. comme «exercice collectif de la liberté» (Arendt) n’est-il pas, en effet, une des plus nobles manières de vivre sa vie ?

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