A quelques jours à peine d’un des scrutins référendaires les plus importants à se tenir dans un des pays membres de l’Union en ce début de siècle, on peut s’étonner du peu d’intérêt que celui-ci a suscité jusqu’ici dans la presse européenne.

A quelques exceptions près, nous ne lisions depuis plusieurs mois dans les journaux de référence et la presse en ligne des principaux pays européens que des articles souvent sommaires reposant sur des éléments d’analyse isolés, généralement inspirés par des sources institutionnelles, mais peu informés des enjeux du vote tels que les ressent la population locale, ni de la particularité de la position complexe qu’occupe actuellement l’Écosse au sein du Royaume-Uni.

La médiatisation importante dont bénéficie le scrutin dans la presse écrite et sur les chaînes télévisées britanniques, médiatisation qui n’a cessé de croître durant tout cet été, n’a en apparence par convaincu les correspondants étrangers en place à Londres (mais Londres est si loin d’Édimbourg !) que les enjeux posés par le referendum écossais dépassaient largement l’intérêt strictement domestique.

Quelques rédactions ont bien proposé l’un ou l’autre coup de projecteur cet été, mais souvent par la lorgnette de questions anecdotiques : les citoyens du nord de l’Angleterre auront-il besoin d’un passeport pour se rendre à Glasgow ? Quel nom portera le futur ex-Royaume-Uni sans l’Écosse ? Alors que le débat quittait petit à petit la sphère des rapports de force strictement politiques pour devenir un enjeu majeur que s’appropriaient des collectifs de citoyens écossais, les référents habituels des correspondants étrangers en Grande-Bretagne (pour faire court, l’establishment intellectuel) ne se sont jamais départis d’une neutralité ni d’une sérénité de façade.

Ce peu d’intérêt de la presse du reste de l’Europe est sans doute le miroir du peu d’intérêt montré par le monde politique d’Europe continentale pour la question de l’indépendance écossaise. Tant les hautes autorités européennes que les principaux responsables politiques nationaux se sont jusqu’à présent contentés de déclarations convenues et « diplomatiquement correctes », ou d’un silence prudent. José Manuel Barroso, alors président de la Commission européenne, a certes volé en février dernier au secours de David Cameron, à la demande de ce dernier, en agitant la menace d’une exclusion « automatique » de l’Écosse de l’Union européenne en cas d’accession à l’indépendance, et en jugeant « extrêmement difficile, voire impossible » une nouvelle adhésion, en raison de la nécessité d’un approbation unanime des autres États membres. Une interprétation fort incertaine sur le plan juridique, on le lira plus loin.

Que les hautes autorités politiques en Europe épousent le point de vue unioniste des autorités britanniques n’est certes pas surprenant, pour de nombreuses raisons : beaucoup considèrent sans doute inutile d’ajouter un chapitre de plus au contentieux entre le Royaume-Uni et l’Union européenne ; d’autres pays européens, au premier rang desquels l’Espagne, n’ont aucune envie de voir débouler dans l’agenda les questions autonomistes ou indépendantistes ; en outre, les autorités britanniques ont multiplié les briefings internationaux, où ne fut portée que la parole officielle de Westminster. Sans réelle diaspora écossaise significative sur le continent européen pour forcer le débat, chacun s’est sans doute senti rassuré par les perspectives des sondages qui, jusqu’au milieu de l’été encore, donnaient une avance confortable aux partisans du maintien de l’Écosse dans le Royaume-Uni.

En dehors des quelques régions d’Europe où la question de l’indépendance ou de l’autonomie est prégnante (singulièrement la Catalogne, et dans une moindre mesure la Flandre), et où le cas écossais est suivi avec une plus grande attention pour la valeur d’exemple qu’il pourrait avoir pour leurs propres revendications nationalistes, c’est curieusement en dehors d’Europe qu’on en parle le plus. Dans les grands pays du Commonwealth bien entendu, où vivent d’importantes communautés d’origine écossaise, mais aussi… au Québec, où le processus référendaire écossais est observé comme une véritable expérience de laboratoire.

Mais dans l’ensemble, en dehors de notes d’information internes qui doivent certainement circuler dans les chancelleries, l’Europe politique – et avec elle l’Europe des médias – est donc aujourd’hui totalement impréparée à une victoire – certes toujours incertaine – du YES.
On peut donc craindre qu’au lendemain du scrutin écossais, et quelle qu’en soit l’issue, de nombreux acteurs politiques européens, ainsi que de nombreux commentateurs ou envoyés spéciaux, pris de court, ne se livrent qu’à des analyses superficielles, agitant à tout va l’épouvantail du nationalisme, sans distinction pour les formes très différentes que prennent aujourd’hui les aspirations nationalistes en différentes régions sensibles d’Europe (ultra-droite raciste, populisme anti-européen, centre-droit bourgeois au nationalisme « de confort », gauche culturelle identitaire, etc.). Rappelons ici la difficulté qu’éprouvent bon nombre de partis au programme « nationaliste », une fois obtenus des élus au Parlement européen, à trouver un groupe politique susceptible de les accueillir. Rappelons dans la foulée que le Scottish National Party, au pouvoir à Édimbourg et principal artisan du referendum écossais, politiquement situé au centre gauche, est membre de l’Alliance libre européenne.

Une campagne en plusieurs échelons

La tenue d’un referendum sur l’indépendance de l’Écosse était une promesse électorale du Scottish National Party lors des élections écossaises de 2011. Avec 44 % des suffrages et une majorité absolue au Parlement écossais, le SNP formait rapidement un gouvernement et mettait immédiatement la question du referendum à l’agenda.

Après une première salve de réactions publiques assez virulentes, après quelques vaines tentatives de noyer la question sous de prétendues impossibilités juridiques, le gouvernement Cameron dut rapidement se rendre à l’évidence qu’il ne pourrait se soustraire à la volonté du gouvernement écossais, et entra dans un processus de négociation quant au calendrier et aux conditions de la tenue d’un referendum.

Dès cette première étape, on vit d’un côté des autorités écossaises s’en tenir rigoureusement à leurs objectifs selon une planification bien établie, alors que Westminster prenait une posture défensive marquée par de nombreuses improvisations. David Cameron tenta même de précipiter la tenue du referendum en 2013 pour empêcher les nationalistes écossais de développer leur campagne selon le calendrier prévu, mais il dut céder sur ce point. Sur ces questions, on relira l’analyse étopia « Démocratie directe et grandes manœuvres politiques » de février 2012. Un des enjeux les plus importants de ces négociations préliminaires fut de décider qui pourrait exercer le droit de vote : selon l’exigence du gouvernement britannique, seules les personnes « résidant habituellement » en Écosse le pourront, ce qui inclut les citoyens de l’UE et surtout 400.000 anglais, soit un peu moins de 10 % du corps électoral, une marge qui a du paraître suffisante à David Cameron. Les personnes nées en Écosse ou de parents écossais ou se déclarant écossaises mais résidant ailleurs (dont 800.000 dans le reste du Royaume-Uni) n’ont pas droit de vote. En échange, le gouvernement écossais obtint l’accès au vote pour tous les jeunes de 16 ans et plus (contre 18 ans aux élections classiques).

Après que la décision fut prise sur la date et les conditions du referendum, le débat connut une accalmie de quelques mois, jusqu’à la publication par les autorités écossaises en novembre 2013 d’un Livre blanc sur l’avenir de l’Écosse. Document hybride, quelque part entre étude prospective des contours des politiques publiques dans une future Écosse indépendante, plaidoyer pro domo pour l’action gouvernementale, et embryon de programme électoral SNP, le Livre blanc offre un aperçu détaillé des mesures qu’une Écosse indépendante serait en mesure de prendre pour assurer le bien-être de sa population, sans occulter les questions sensibles et les principaux écueils d’une déclaration d’indépendance, certains à forte portée symbolique (oui, l’Écosse resterait membre du Commonwealth avec la Reine pour chef d’état), d’autres plus politiquement sensibles : à qui reviendraient les bénéfices de l’exploitation pétrolière en Mer du Nord ? Et surtout : quelle serait la monnaie de l’Écosse indépendante ? Attachés à l’Union européenne mais pas à l’Euro, les écossais souhaitent conserver la livre sterling ; de leur côté, les britanniques ne souhaitent nullement voir le cours de leur monnaie potentiellement influencé par des décisions politiques qui leur échapperaient.

Depuis le début de l’année 2014, la campagne connaît un crescendo que même l’été n’a pu interrompre. Bien au contraire, la tenue à Glasgow des Commonwealth Games (sorte de Jeux Olympiques pour les nations de l’ancien empire) fut une vitrine de l’hospitalité et du savoir-faire écossais. La chaîne de télévision publique BBC a entre-temps proposé plusieurs débats électoraux, et prépare pour le 18 septembre une soirée électorale déjà qualifiée d’historique.

Or, depuis la rentrée de septembre, la campagne s’enflamme, principalement en raison d’un resserrement brutal des prédictions dans les sondages. En décembre 2013, 57 % des citoyens seraient allés voter NO contre 33 % YES, laissant 10 % d’indécis. Le camp des indépendantistes, Alex Salmond en tête, ne s’en alarma pas, allant même jusqu’à affirmer préférer cette situation qui permettait de maintenir la mobilisation à son niveau maximal, le premier enjeu étant de convaincre les citoyens écossais de s’inscrire sur les registres électoraux. La stratégie semble avoir fonctionné. Non seulement le nombre d’électeurs inscrits atteint un sommet historique, mais aussi un sondage publié le jour de la clôture des listes d’inscription donnait pour la première fois le NO sous les 50 %, ne laissant que 10 % d’indécis. Ces sondages, que l’on peut suivre en ligne sur le BBC Scottish referendum poll tracker sont généralement considérés comme tout à fait dignes de foi, tenant compte d’une marge d’erreur autour de 5%.

Au 6 septembre, soit à peine 4 jours après la clôture des registres électoraux, un nouveau sondage donnait pour la première fois le YES en tête, certes marginalement (47 % contre 45 % et 8 % d’indécis). Si on suppose que le pourcentage d’indécis continuera de se réduire (les abstentionnistes auront tout simplement décidé de ne pas s’inscrire sur les registres électoraux), et donc que les opinions ainsi identifiées évolueront peu dans les jours à venir, on comprend mieux que pour la première fois le sujet du referendum écossais apparaisse en première page de divers quotidiens de référence sur le continent ; qu’en Écosse, la tension soit en hausse de manière tout à fait perceptible, quelques premiers dérapages verbaux étant à noter, au point que les hautes autorités ecclésiastiques aient jugé bon de lancer un appel à la sérénité ; et qu’au Royaume-Uni, on ne soit plus très loin de l’état de panique généralisé. Pressé par le palais, mais tragiquement à court d’arguments nouveaux, David Cameron a lancé ce dimanche 7 septembre un appel aux électeurs écossais, agitant le spectre du terrorisme international dont seul un état militairement puissant pourrait protéger les écossais.
Pathétique !

Comment expliquer cette lente évolution de l’opinion écossaise ?

Essentiellement par la désinvolture et une accumulation d’erreurs stratégiques des partisans du statu quo, face à une dynamique de campagne constante, parfaitement planifiée et orchestrée des partisans de l’indépendance.

Ainsi, dans un premier temps, les unionistes ont joué la carte de l’appel à la raison, mais bon nombre de leurs arguments reposaient plus sur une adhésion à « la force des habitudes » que sur une analyse rigoureuse des enjeux, au point que l’on pouvait aisément et tout aussi rationnellement retourner l’argumentation contre eux. A titre d’exemple, Londres a régulièrement rappelé l’intérêt pour chaque citoyen de vivre dans un état puissant, capable de défendre ses intérêts dans les cénacles européens ou internationaux. Les partisans de l’indépendance ont eu beau jeu de rétorquer que de nombreux indicateurs économiques et sociaux montrent aujourd’hui que les petits états sont les plus prospères (un argument qu l’on évoque souvent en Italie du Nord, en Catalogne, mais aussi en Flandre, dans divers cercles d’influence relayés par la N-VA).

Les unionistes ont ensuite joué à fond la carte de la peur du “saut dans l’inconnu”, assortie de toute une gamme de prédictions alarmistes, de menaces potentielles (par exemple sur le secteur agricole écossais, dont le principal débouché reste l’Angleterre, ou sur le financement des pensions) parfois presque de chantage (sur la question de la livre sterling, notamment). Plus agressif que jamais, le site officiel de la campagne unioniste (http://bettertogether.net/) s’en tient aujourd’hui encore cette stratégie de la peur. Loin de l’effrayer, cette stratégie a provoqué au sein de la population écossaise le besoin de mieux comprendre les mécanismes de la décision politique, et de se réapproprier le débat en un foisonnement inusité de lieux d’échanges et de rencontres.

Autre signe de fébrilité : au printemps 2014, sous l’influence de leurs conseillers en communication, les cercles unionistes se mirent à douter de la pertinence de leur slogan de campagne Better Together et ont voulu le remplacer par un très défensif  No Thanks. Sans réelle motivation ni avis tranché, ces deux slogans cohabitent aujourd’hui, brouillant un peu le message.

Au cours des derniers mois, une lutte acharnée s’est engagée entre les deux camps pour le soutien de diverses célébrités. Ainsi l’écrivain JK Rowling (auteur de la saga Harry Potter) a versé un million de livres sterling à la campagne du Better Together. Susan Boyle, Sir Alex Ferguson, et même David Bowie ont plaidé pour le NO. Ces prises de position de pure opportunité ont généralement été reçues avec indifférence en Écosse, où elles ne peuvent rivaliser avec l’engagement de longue date en faveur de l’indépendance d’autres célébrités du domaine des arts et du spectacle, au premier rang desquels l’acteur Sean Connery. Sollicitées de toutes parts, de nombreuses stars sont cependant restées prudemment silencieuses ou tout à fait vagues quant à leur choix personnels (Andy Murray, Annie Lennox…).

Du côté de la presse, le Sunday Herald est à ce jour le seul journal important à avoir pris – tout récemment – position en faveur du YES ; ses ventes ont immédiatement augmenté.
Un peu partout dans le monde anglo-saxon, les briefings internationaux de la diplomatie britannique ont amené des élites politiques étrangères à répéter servilement le credo unioniste. Ces marques d’obédience à l’ordre établi semblent cependant avoir eu l’effet inverse de celui espéré par le gouvernement Cameron. Ainsi, la prise de position pour le Better Together  du Premier Ministre australien Tony Abbott, largement médiatisée par Londres, a plutôt été perçue comme une gaffe politique dans la diaspora écossaise, influente dans les grands pays du Commonwealth.

En Écosse même, à chaque plaidoyer d’une catégorie socio-professionnelle particulière pour le NO, un autre groupe de la même catégorie se rassemble autour du YES. Structurés en petits groupes corporatistes (avocats pour le oui, enseignants pour le oui, artistes pour le oui, mères de famille pour le oui, etc.), ils bénéficient de l’appui logistique et communicationnel de la puissante machinerie SNP. Peu concernées en début de campagne, les communautés d’origine étrangère, souvent irritées par la politique étrangère de Londres, se demandent aujourd’hui si leur voix ne serait pas mieux entendue dans un état de plus petite taille plus proche de ses citoyens.

Mais la principale erreur des partisans du NO, et qui explique sans doute la lente érosion des intentions de vote en leur faveur dans les sondages, a été de ne pas percevoir la vraie nature d’un vote référendaire sur une question relevant essentiellement de l’identité. Une erreur d’ordre psychologique, en quelque sorte.

Bercé aux œuvres de Walter Scott dès les bancs de l’école, une bonne part du peuple d’Écosse cultive encore la nostalgie de l’ancien royaume (rappelons que l’Écosse fut un état indépendant jusqu’au début du XVIIIe siècle). Dans ce pays confronté à la rudesse du sol et du climat, où les arts, la littérature, le folklore sont viscéralement marqués par l’attachement à la terre, on est sans doute enclin, plus qu’ailleurs, aux grands élans romantiques. On ne craint pas les choix audacieux, ni un avenir incertain, et on chérit l’héritage de décennies de résistance. Cet enthousiasme teinté de nostalgie se marque tout particulièrement chez les électeurs de plus de 60 ans, qui voient en ce scrutin une des dernières occasions qui leur sera offerte de poser, une fois dans leur vie, un vote réellement historique.

Mais les jeunes ne sont pas en reste : à la clôture des inscriptions sur les registres d’électeurs ce 2 septembre, on atteignait les 4,12 millions d’inscrits, un record historique, avec notamment près de 100.000 jeunes de 16 et 17 ans, soit 80 % de cette tranche d’âge. Fragilisés par la politique d’austérité du gouvernement conservateur et libéral-démocrate de Londres, inquiets pour leur avenir, ces jeunes se tournent assez spontanément vers la perspective d’une société plus solidaire que leur promet le Livre blanc des indépendantistes.

Réputé proche du terrain, le Premier Ministre écossais Alex Salmond a bien perçu, et utilisé au mieux, le potentiel d’exaltation patriotique de la campagne pour le YES. Ce sentiment de puissance collective, cet élan citoyen, cet émerveillement du possible capables de vaincre toutes les craintes au seuil d’un avenir incertain. Il peut dans son combat compter sur l’appui efficace de sa vice-première Ministre, Nicola Sturgeon, excellente communicatrice : charisme, posture rassurante, message clair et concret, argumentation parfaitement affûtée, elle est aussi ministre de la Santé et du Bien-être, des compétences hautement symboliques dans le contexte du débat sur l’indépendance.

Et après ?

A quelques jours du 18 septembre, il semble donc que l’on s’oriente vers l’un des scénarios les plus délicats, une victoire étriquée d’un camp ou de l’autre.

En cas de victoire du NO, officiellement, rien ne changerait. Mais il est fort peu probable qu’on en reste à un simple statu quo. L’Écosse bénéficie déjà aujourd’hui d’une large autonomie de décision dans bon nombre de matières. Cette décentralisation de compétences porte le nom de dévolution (ou DEVO). Dans un souci de gagner l’appui d’électeurs encore indécis, de nombreuses personnalités britanniques favorables au maintien de l’Écosse dans l’Union – dont Gordon Brown, l’ancien premier ministre britannique, lui-même écossais – ont déjà annoncé leur accord sur un transfert de nouvelles compétences de Londres vers Édimbourg (DEVO PLUS). Une courte défaite du YES permettrait aux autorités écossaises de négocier des compétences bien au-delà de ce que Londres est prêt à céder aujourd’hui (c’est l’option DEVO MAX). Même en cas de défaite, le Scottish National Party serait ainsi en mesure de poursuivre et même d’amplifier sa politique de centre gauche proche des préoccupations des électeurs écossais, et de poser les jalons en vue de la tenue d’un nouveau referendum dans une dizaine d’années, à l’issue cette fois assez prévisible.

Confiant à la lecture des prédictions que livraient les instituts de sondage jusque fin août, le Royaume-Uni semble s’être déjà accoutumé à l’idée de confier à l’Écosse de nouvelles compétences, mais apparaît totalement désarmé face à la perspective de négociations d’accession à l’indépendance que générerait une victoire du YES.

Techniquement, dans ce cas, l’Écosse deviendrait indépendante « après un processus de négociation » selon les termes officiels de Westminster. Les indépendantistes avancent la date du 24 mars 2016, au terme d’un calendrier lui aussi déjà parfaitement balisé, mais on peut imaginer que la marge d’avance du YES sur le NO déterminera la rapidité du processus de négociation. Ces négociations promettent en tous cas d’être très tendues, avec pressions, voire menaces larvées, et une politique de communication agressive de Londres, qui n’hésitera pas à agiter de nouveaux épouvantails. Mais en cas de victoire du YES, la première question à se poser est : qui mènerait ces négociations pour le gouvernement britannique ? On imagine mal en effet David Cameron et son gouvernement de coalition survivre à une humiliation d’une telle ampleur.

Quant à l’Union européenne et aux autres pays d’Europe, une victoire du NO, même étriquée, les renverra sans doute à leur léthargie. On aura senti le souffle du boulet, on poussera un grand ouf de soulagement, et puis… business as usual. A contrario, une victoire du YES ouvre la boîte de Pandore. Faut-il s’attendre à une réaction en chaîne dans d’autres régions d’Europe ? Même si la question nationale se pose ailleurs en Europe en des termes fort différents de l’Écosse, les indépendantistes de tous poils vont-ils se sentir galvanisés par l’exemple écossais et le tsunami médiatique qui suivrait inévitablement un choix en faveur de l’indépendance ? Comment réagiront les grands états-nations, ceux concernés au premier chef, comme l’Espagne, mais aussi le sacro-saint « couple franco-allemand » ?

Sur un plan strictement institutionnel, quelle pourrait être la place d’une Écosse indépendante, et plus largement du Royaume-Uni, dans l’Union européenne après mars 2016 ? S’il semble assez clair qu’en se séparant du Royaume-Uni, l’Écosse se sépare aussi de l’Union européenne, et doive dès lors mener à bien un nouveau processus d’adhésion, tout reste flou quant à la durée et aux conditions de celui-ci, et sur le moment de l’entamer. On peut raisonnablement penser qu’une fois connu le calendrier d’accession à l’indépendance, rien n’empêcherait l’Écosse et l’UE de déjà entamer les négociations d’adhésion de manière à les faire aboutir à la même date. On évoque fréquemment comme un nœud inextricable le droit de veto dont disposerait le Royaume-Uni sur l’adhésion de l’Écosse, via la règle de l’unanimité. Un veto que pourrait également opposer l’Espagne, tétanisée à l’idée de voir les indépendantistes catalans ou basques suivre l’exemple écossais. Ce qu’on évoque moins, c’est qu’en toute logique, la sécession de l’Écosse créerait non pas un, mais deux nouveaux états, et que conséquemment le Royaume-Uni amputé de l’Écosse (Rest of UK , ou RoUK, tel qu’il est baptisé aujourd’hui) devrait lui aussi refaire tout le processus d’adhésion. Quand on connaît le sentiment anti-UE qui règne en Angleterre, et quand on se rappelle que David Cameron, décidément adepte des paris risqués, s’est engagé à tenir en 2017, si toutefois les conservateurs obtiennent la majorité absolue aux élections générales de 2015, un withdrawal referendum sur le maintien ou le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, referendum qui se tiendrait sans les écossais devenus indépendants en 2016 et majoritairement pro-européens, on sent pointer le scénario catastrophe.

Enfin, c’est tout naturellement dans le paysage politique écossais que le referendum sur l’indépendance du 18 septembre laissera des traces durables. Parmi les grands partis britanniques implantés en Écosse, les conservateurs et les libéraux-démocrates ont montré leur relative incapacité à dépasser la règle de discipline de leurs groupes politiques respectifs et à s’engager dans un débat politique ouvert ; les travaillistes, sur des terres où l’électorat leur était jusqu’ici plus favorable que dans d’autres régions de Grande-Bretagne, sortent divisés de cette longue campagne, ayant vu plusieurs personnalités importantes sortir du rang et surtout de nombreux adhérents contester la ligne officiellement unioniste des dirigeants du parti. Et ce n’est pas la récente montée aux barricades de l’ancien Premier Ministre travailliste Gordon Brown qui pourra sauver la mise.

Les Verts écossais ont quant à eux, après de riches débats internes, résolument choisi le camp du YES et se sont impliqués avec enthousiasme dans le foisonnement d’échanges et de débats initiés par une multitude de groupes socioprofessionnels ou simplement citoyens. Cela s’explique assez aisément : d’une part, en Écosse comme ailleurs, les Verts restent attachés au « principe de subsidiarité », préférant voir les mécanismes de décision politique s’exercer au niveau le plus proche de la base et du contrôle citoyen ; d’autre part, les perspectives offertes par le Livre blanc des partisans de l’indépendance montre une grande convergence de projet et de programme avec les préoccupations habituelles des écologistes : économie durable, égalité de salaire, qualité et accessibilité des soins de santé, protection sociale large, politiques de l’enfance, agriculture de circuits courts, etc.

Mais c’est bien évidemment le SNP qui sortira plus fort que jamais de ce long processus. En ayant patiemment construit, autour de la revendication d’indépendance, un programme politique puis une politique gouvernementale à l’écoute des préoccupations les plus fortes de ses électeurs, en ayant parfaitement planifié d’abord un calendrier de négociation en vue d’obtenir de Londres l’organisation de ce referendum, puis un calendrier de campagne de très longue haleine, enfin un calendrier de négociation et de mise en œuvre de l’indépendance (en cas de victoire du YES) ou de dévolution maximale de compétences (en cas de victoire du NO), les partisans de la cause indépendantiste ont déjà gagné sur tous les plans.

Tout observateur soucieux de voir plus loin que le discours officiel ou les communiqués simplificateurs des agences de presse aura certainement perçu que la dynamique démocratique mise en œuvre par le referendum sur l’indépendance dépasse largement le cadre de l’Écosse et du Royaume-Uni. A l’heure où une majorité de citoyens d’Europe se montre lassée des réponses technocratiques que tant l’Union que leurs dirigeants nationaux apportent aux défis du monde d’aujourd’hui, à l’heure aussi où, hors de frontières de l’Union, des partis populistes utilisent la mécanique référendaire à des fins de repli sur soi (nous pensons ici aux votations initiées en Suisse par l’UDC), l’exemple écossais démontre que, lorsqu’il est initié et porté par des dirigeants politiques fidèles à leurs engagements électoraux et capables de voir au-delà du terme d’une législature et de leur propre ré-élection, lorsqu’il s’inscrit dans un calendrier parfaitement planifié et maîtrisé, un processus référendaire peut, au départ d’une question simple mais fondamentale, générer une dynamique de débats multiples et approfondis que les citoyens peuvent s’approprier dans toute leur complexité dans un exercice collectif authentiquement démocratique.

Un jour peut-être, les citoyens d’Europe remercieront l’Écosse de leur avoir ainsi montré le chemin d’un possible renouveau de la démocratie.

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