Un texte de Philippe Baret, ingénieur agronome, professeur de génétique et d’analyse des systèmes à l’UCL, membre du Centre interdisciplinaire Sciences et sociétés (CITES) de l’UCL,
il participe également aux travaux du Conseil fédéral de biosécurité qui se prononce notamment sur les risques liés aux plantes transgéniques.
Il est chercheur-associé à étopia.
philippe.baret@uclouvain.be



L’agriculture est aujourd’hui au cœur des débats sur l’alimentation et sur la gestion des paysages. Ce secteur, d’une importance limitée d’un point de vue démographique (moins de 2 % de la population active en Belgique), reste le plus grand gestionnaire d’espace et le premier maillon de notre alimentation. Le paradoxe tient sans doute à ce que, au vu de son importance, sa mise à l’agenda se fait, un peu marginalement, via des sujets hautement symboliques, mais quantitativement marginaux comme les Oméga3 ou les OGM. Entrer dans l’agriculture par la porte des OGM, c’est en découvrir quelques facettes, mais c’est également oublier des éléments clés comme le décalage entre l’image du citoyen et la réalité du métier d’agriculteur ou la difficulté d’articuler les temps longs, qu’impliquent le travail sur le terroir et le vivant, dans une société contemporaine pressée. C’est aussi négliger le fait que « agricultures » prend un « s » au futur.

Au cours des dix dernières années, la mise en scène de l’agriculture par les médias en a considérablement brouillé l’image. Comment retrouver une cohérence entre le vichy rouge de la fermière qui trait sa vache à la main pour vanter un produit lacté et la réalité de sa fabrication dans une usine qui a peu à envier à une raffinerie de pétrole. Comme si l’image de l’agriculture s’était figée dans notre imaginaire à la fin des années 30. La révolution technologique qui l’a marquée au milieu du XXe siècle a probablement été assumée collectivement mais ne s’est jamais complètement substituée aux images de notre enfance1.

Entre cette vision nostalgique et idéalisée qu’exploitent les publicitaires et un modèle très productiviste qui place les filières agricoles parmi les activités quasi industrielles, existe-t-il une voie médiane, ni passéiste, ni aveuglement moderne ? Existe-t-il une diversité d’agricultures ? Notre conviction est que l’agriculture doit rester diverse pour s’adapter à la diversité des environnements et aux multiples attentes des citoyens consommateurs. L’irruption de la polémique sur les cultures transgéniques a révélé la perte d’un modèle agricole ancien et questionne le devenir de notre modèle agricole. Comment aujourd’hui retrouver un sens à la pratique agricole ?

Une image multiple

Pour le citoyen, l’agriculture reste l’activité humaine la plus proche de la nature. La mythologie de la ferme dans l’éducation reste très prégnante, tout n’y est que bonheur bucolique : les poules picorent le tas de fumier, les vaches sont traites à la main, l’épi de blé voisine avec le coquelicot… Quel choc quand on découvre que l’agriculture est aussi au cœur du progrès technologique, que les GPS qui équipent nos voitures sont aussi des outils de production dans les tracteurs modernes, qu’il est plus facile et plus efficace de se débarrasser d’une mauvaise herbe en l’aspergeant d’un herbicide plutôt qu’en utilisant une rasette. Face à ce décalage, il importe de dépasser les discours et les images pour développer de réels indicateurs de durabilité.

Dans notre monde européen occidental, fortement urbanisé, le contact direct entre le producteur-consommateur et le produit a quasi disparu et s’est perdu dans la complexité de la chaîne production-transformation-distribution-commercialisation. L’agriculteur est vu de loin, comme celui qui produit une alimentation. Il est aussi vu comme le gardien de la nature2. On attend de lui qu’il travaille la nature, qu’il la manipule mais aussi qu’il la respecte et la préserve car il pratique un des rares métiers en contact quotidien et direct avec le milieu naturel. Une telle attente suppose que la fonction de production soit compatible avec la fonction de conservation de la nature. Travailler dans la nature, avec les cycles et les ressources naturelles ne signifie pas travailler pour la nature, pour la préserver ou à tout le moins pour l’exploiter sans entamer le capital qu’elle constitue.

Dans ce contexte, il est très difficile pour le citoyen–consommateur de comprendre les agriculteurs qui ont choisi de participer à un travail « sur » la nature en cultivant des plantes transgéniques. Si, au sein du monde agricole, les progrès techniques sont perçus le plus souvent avec enthousiasme, il n’en est pas de même pour le grand public qui rejette majoritairement des techniques qui pourraient menacer la diversité ou, de manière plus confuse, qui menacent l’intégrité du vivant.

Le temps long

Première activité de production, l’agriculture est basée sur la modification de plantes et d’animaux « sauvages » pour des finalités « humaines ». Au fil de cette démarche, l’objectif est de modifier les propriétés et les conditions de vie des plantes et des animaux pour les mettre en adéquation avec les desiderata3 de l’homme. Cette modification s’appuie sur un donné biologique naturel – la constitution génétique de la plante ou de l’animal considéré – et s’articule à un contexte lui-même en partie amendable : les conditions climatiques, écologiques et pédologiques de la culture. La pratique agricole consiste à cultiver ou élever ces espèces domestiques dans des conditions optimales pour en tirer la meilleure production possible en qualité et en quantité.

Certains de ces objectifs biologiques sont contradictoires : tendre vers des rendements maximaux ne peut se faire sans une perte de qualité des produits. La différence entre un poulet à 1,5 € le kilo et un poulet à 6 € le kilo s’explique par une différence de qualité et de processus de production, l’un ayant été « fabriqué » en quarante jours alors que l’autre a, au minimum, 81 jours à l’abattage. De même pour le camembert : l’industriel au lait thermisé est emballé en quatre heures alors qu’il en faudra quarante-huit pour obtenir un produit en appellation d’origine contrôlée et au lait cru. Le but d’une agriculture plus industrielle est de satisfaire une demande pour des produits à bas prix et « sûrs » d’un point de vue sanitaire étroit. Le rendement maximum, qui est souvent privilégié par beaucoup d’agriculteurs, n’est ni un optimum économique, ni un optimum environnemental. Il est pourtant mis en avant par les commerciaux et par une partie de l’encadrement agricole. Des agricultures plus durables impliquent un changement de paradigme technique, le remplacement du critère du rendement maximum par une optimisation économique et environnementale. Des études ont montré que des développements technologiques durables et cohérents économiquement étaient empêchés par cette culture, ou plutôt ce culte, du rendement maximum4.

D’autre part, par rapport à d’autres pratiques humaines, la pratique agricole est encore très dépendante des aléas environnementaux et notamment climatiques. Il est par exemple difficile d’abstraire totalement l’évolution des cours du blé des conditions climatiques (sécheresse ou inondations) dans les grandes régions productrices. Si le blé est aujourd’hui objet de spéculation, il n’a pas l’immatérialité des produits Internet. Par nature, les produits agricoles articulent les aléas de la nature, la capacité de l’homme à les maîtriser, la globalisation et les rationalités et irrationalités des marchés financiers. Vaste programme pour un petit grain de blé dont la valeur finale dans le pain que nous achetons est marginale.

D’un point de vue statistique, cette double incertitude naturelle et humaine, appelle à une réflexion particulière sur l’interaction entre ces deux termes, le naturel et le socio-économique. On imagine qu’une discipline comme l’économie de l’environnement résoudra ce problème mais les modélisations économiques restent trop réductionnistes pour intégrer les multiples dimensions de la question. Si l’agriculture ne peut être réduite à un simple objet économique, une solution possible est de la penser comme un système où interagissent dimension naturelle, humaine et économique et que structurent les interactions. Si le poids des agriculteurs se réduit dans la complexité des filières, leur activité reste de facto systémique car, même si cela est implicite, ils sont au cœur d’un réseau d’interactions entre terroir, territoire et monde économique. Ils restent le centre de gravité du système. Dans cette approche, deux éléments doivent être discutés : les limites du système et l’utilisation possible d’une approche systémique dans le champ du politique.

Continuum spatial et temporel : l’agriculture sans limites

L’agriculture est souvent définie comme englobant tous les phénomènes qui se produisent dans l’espace du champ (ager) et qui créent ainsi une discontinuité avec l’espace sauvage. Cette distinction est commode mais elle rend mal compte du continuum temporel et spatial entre ces deux mondes. Les espèces cultivées sont au départ des espèces sauvages et le progrès génétique reste en partie dépendant d’un flux de variabilité venant d’espèces sauvages. D’autre part, si on excepte les situations de culture confinée (comme les serres), le champ est toujours en interaction avec l’environnement. Comme dans tout système ouvert, des échanges ont lieu entre la nature et lui : flux vivants (pollen, insectes, graines…) ou flux inertes (pesticides vers la nappe…). L’agriculture est donc en interdépendance avec le système naturel, l’écosystème. On parlera d’agro-écosystème pour rendre compte de cette complexité.

Une des questions fondamentales à laquelle est confrontée l’agronomie d’aujourd’hui est la relation à cet agro-écosystème. Le modèle dominant, basé sur la toute-puissance technologique, pense pouvoir s’affranchir des contraintes naturelles, parfois même s’en abstraire (élevage hors-sol). Peut-on, sur le long terme, gommer et nier les aléas sans essayer de comprendre la complexité des interactions ou à travailler avec ce système en cherchant de nouveaux équilibres entre ses éléments pour optimiser la fonction de production. Les tenants de cette approche plus réflexive, adaptative et modeste se retrouvent autour du concept scientifique d’agro-écologie, qui a pris racine dans le terreau intellectuel californien et dont une des expressions est l’agriculture biologique.

Les progrès technologiques

Le progrès en agriculture sera donc peu discuté, peu discutable. Il se vit comme une évidence. Dans le domaine végétal, il passe par trois voies : faciliter le travail de l’agriculteur et donc augmenter la capacité de production par unité de main d’œuvre (mécanisation), modifier les conditions de culture pour aider la plante (irrigation, pesticides, engrais) et modifier le potentiel génétique (amélioration végétale). L’agriculture a une forte capacité à absorber les progrès techniques. Certains progrès ont été réalisé en interne (poussé par l’agriculture) d’autres sont des « incorporations » de progrès externes : mécanisation (qui vient du développement du moteur à vapeur et ensuite du moteur à explosion), chimie de l’azote (en parallèle avec le développement des explosifs), biotechnologie (dont les bases viennent du monde médical et microbiologique). Tout au long du XXe siècle, le progrès en agriculture a été basé sur l’intensification : augmenter la quantité produite par unité de surface. Cela n’a été possible qu’en maitrisant de plus en plus les contraintes naturelles, au point d’en arriver à une agriculture de moins en moins liée au sol. Les productions animales, comme le porc ou les volailles par exemple, sont réalisées dans des conditions aseptisées et artificielles n’ayant plus aucun lien avec le paysage. Les prix ont baissé, la qualité sanitaire a augmenté, mais au prix d’une perte de qualité gustative et d’une fragilité du système. En effet, en perdant toute variabilité naturelle, on perd également la capacité de s’adapter par exemple à une nouvelle maladie ou à un changement de goût du consommateur. L’agriculture la plus productive est aussi la plus fragile. La solution qui consiste à augmenter les normes et mesures sanitaires à chaque nouvelle crise alimentaire, sans repenser la logique du système, est une fuite en avant. A terme, elle risque de rendre invivables les modes d’agriculture qui privilégient l’équilibre avec les cycles naturels, comme l’agriculture biologique, pour ne garder qu’un modèle aseptisé et productiviste qui devra toujours plus s’artificialiser. La guerre du camembert est une superbe démonstration de cette situation .

Quelles Agricultures ?

La question n’est pas « Qu’attendons nous de l’agriculture ? » mais bien « Quelles sont les agricultures possibles et parmi celles-ci quelles sont celles qui sont les plus durables ? ». Une telle approche permettrait de sortir de la tension décrite plus haut entre le rôle de gardien de la nature et celui de producteur. Elle éviterait une polarisation entre gestion monocritère et approche systémique. On n’arrivera jamais à produire en quarante jours, un poulet qui a du goût, qui est sobre écologiquement et dont le bien-être est optimum mais, d’autre part, tous les poulets ne peuvent être bios. Tous les espaces n’ont pas vocation à être conservés et toutes les agricultures ne doivent pas être tenues aux mêmes objectifs de durabilité. Mais il importe que les espaces les plus fragiles, les plus intéressants patrimonialement soient le lieu d’une agriculture respectueuse. De même, tous les aliments ne peuvent avoir les mêmes propriétés nutritionnelles et gustatives mais il importe de définir des normes environnementales et sanitaires minimales, de faire tendre chaque système vers plus de durabilité et surtout de donner les mêmes opportunités à chaque mode de production. De fait, malgré des efforts récents mais un peu ambigus autour de l’agriculture biologique, les systèmes agricoles alternatifs sont défavorisés par rapport au système industriel dominant. Ils ont un accès moindre à l’innovation, à l’espace rural, aux ressources capitalistiques, aux rayons des magasins, à la publicité… Rééquilibrer les agricultures implique un travail sur l’image et sur le cadre institutionnel. Seuls des consommateurs informés de manière transparente sur les conditions de production de leur nourriture sont à même de poser des choix cohérents. Seuls des responsables politiques conscients de la diversité des systèmes agraires existants et possibles sont assez ouverts pour favoriser une pluralité d’agricultures dans le respect des aspirations de chacun mais aussi des critères de durabilité et de respect de l’environnement.

Pour aller plus loin :

Mazoyer M et Roudart L., « Histoire des agricultures du monde ». Points Seuil H 307, 2002.

Bové José et Dufour François, « Le monde n’est pas une marchandise », La Découverte, 2000.

Paillotin Guy et Rousset Dominique, « Tais toi et mange », Editions Bayard, 1999.

1Marcel Marlier et Gilbert Delahaye, « Martine à la ferme », Collection farandole, Editions Casterman, 1985

2Hervieu B., « La fin des terroirs a fait deux orphelins ». L’Histoire, n°231, 2001.

3Ces desiderata sont passés de besoins fondamentaux de subsistance à des choses plus futiles. L’agriculture est souvent présentée comme une activité de base, fondamentale, de subsistance, alors qu’elle obéit aussi à des moteurs plus consuméristes. Le maïs transgénique ne répond pas à une logique de subsistance !

4Vanloqueren, G., Baret, P.V. 2004 « Les pommiers transgéniques résistants à la tavelure – Analyse systémique d’une plante transgénique de «seconde génération ». Le Courrier de l’Environnement de l’INRA (52), Septembre 2004

5Vanloqueren G., Baret PV – « Why are ‘ecological’ disease-resistant wheat cultivars slow to develop commercially? A Belgian agricultural ‘lock-in’ case study ». Ecological Economics, 2007 (sous presse)

6La guerre du camembert, Arte

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