L’usage des nouvelles technologies et des réseaux sociaux lors des campagnes électorales fait toujours couler beaucoup d’encre a posteriori, rarement a priori. L’évolution technologique spectaculaire de cette dernière décennie fait qu’aucune élection ne ressemble à la précédente et que les évolutions technologiques créent des usages à chaque fois nouveaux.

Pourtant les campagnes présidentielles américaines sont toujours riches en enseignements. En effet, de par leur ampleur, de par les budgets qu’elles brassent et de par leur grandiloquence, elles sont à la pointe médiatique et préfigurent souvent les usages des nouvelles technologies dans les campagnes qui suivent en Europe et singulièrement en Belgique.

Pour l’immense majorité des Belges et des européens, le réveil du 9 novembre 2016 reste gravé dans nos mémoires comme un choc face à un événement électoral complètement imprévu. Comment se fait-il, quelques mois après le Brexit, qu’une fois encore tous les spécialistes, les sondeurs, les journalistes, les experts se soient tous trompés à ce point et que Donald Trump se retrouve élu Président des États-Unis ? Qu’est-ce qui a bien pu nous échapper ?!

Une partie de l’explication pourrait bien se trouver dans l’usage des nouvelles technologies, du web, des réseaux sociaux, et plus particulièrement des datas et des algorithmes. Ce que les médias traditionnels européens ont largement commenté tout au long de la campagne américaine ne serait en fait que le sommet de l’iceberg de la communication des candidats américains à l’investiture. Et l’absence de compréhension de la partie cachée de cet iceberg explique probablement l’effet de surprise généralisé dans les médias traditionnels.

2008, Obama et le Web 2.0

Pour comprendre ces usages, il peut être utile de revenir quelques années en arrière. En 2008, Barack Obama devient le 44ème président des États-Unis, après une campagne qui sera décrite comme révolutionnaire dans son usage du web et des nouvelles technologies. Pour la première fois, le Web 2.0 a été utilisé dans une campagne électorale de façon structurelle. En effet, le candidat démocrate, via son site web, met en place un véritable réseau social personnalisé qui va organiser au quotidien sa campagne et toute la militance : de l’indispensable collecte de fonds à la cartographie électorale, de la plate-forme de support pour militants au partage d’argumentaires,… Ce réseau social momentané va permettre à Barack Obama de faire de chaque sympathisant un ambassadeur aguerri sur le terrain de la campagne.

Il faut dire qu’Obama a compris le web et son langage, ce qui est rarement le cas des politiques. Il a aussi compris la possibilité donnée par le web de toucher pertinemment tous les internautes. Au delà de sa plate-forme de campagne, ses usages de Flickr (photos personnelles), Youtube ( vidéos ’cool’), Twitter (contact direct avec les ’influenceurs’ et les journalistes) montrent qu’il comprend parfaitement les avantages de chacun de ces nouveaux canaux de communication.

Mais le vrai virage communication numérique n’en est pourtant qu’à ses prémisses et prendra réellement place lors de la campagne de 2012. En effet, si celle de 2008 voit la création d’un réseau social organisationnel comme outil principal, celui-ci reste un outil tourné ’vers l’intérieur’ du parti. En 2012, Obama va faire de son usage du web et des réseaux sociaux la véritable colonne vertébrale de sa campagne, un usage tourné vers l’extérieur, qui sera déterminant dans ses déplacements, dans ses discours et leurs ciblages, ainsi que dans les nouvelles manières d’utiliser les fameuses données. Il utilisera par exemple pour la première fois le targeted sharing proposé par Facebook : une application que ses fans acceptent d’installer pour lui donner accès à leurs réseaux individuels et à toutes les infos qui en découlent sur leurs amis etc.

Les outils web vont aussi permettre une cartographie très précise des électeurs. Le porte-à-porte permet de catégoriser maison par maison l’appartenance politique, le niveau d’indécision etc. Dans ce sens, elle permet de concentrer les forces là où l’électorat peut se laisser convaincre. Un programme informatique comme ’nation builder’ permet de recouper toute une série de données, de faire remonter les informations du terrain… ’Frapper à la bonne porte, passer le bon appel’ comme l’explique le directeur de la campagne digitale des Républicains français (Nation Builder est ainsi utilisé par Bernie Sanders, Jean-Luc Mélenchon ou Alain Juppé. Emmanuel Macron utiliserait également une technologie similaire.). Lors de la primaire républicaine de 2016, Nicolas Sarkozy a utilisé l’application ’knock’in’ qui cartographie les internautes selon les données numériques qu’ils laissent (ce qui lui a valu des ennuis avec la CNIL car l’outil joue avec les limites de la protection de la vie privée). En 2016, Hillary Clinton utilise ’organising’ : un programme comme Obama en 2012 qui organise une communauté, agrège les volontaires, online et offline, réalise un agenda des événements, un tableau de bord individuel militant,…

Tout est « donnée »

La campagne américaine 2016 marque l’arrivée du Big Data comme élément déterminant des décisions stratégiques. Du côté d’Hillary Clinton puis plus tardivement dans la campagne de Donald Trump, le Big data va prendre une place prépondérante : ce qu’Obama commence à utiliser en 2012, Trump et Clinton en feront le cœur de leur campagne en 2016.

Bien sûr on ne peut pas faire table rase du contexte général : Trump investi comme candidat républicain a pris beaucoup de gens par surprise, en premier lieu son propre parti. Il comprend vite qu’il ne pourra pas compter sur ’les médias traditionnels’ pour faire campagne mais sait aussi que son adversaire ne fait pas rêver outre mesure. Il sait aussi que désormais, tout le monde utilise internet comme source d’information. Là où en 2008, on parlait encore de fracture numérique comme un gap générationnel, désormais chaque citoyen utilise plus ou moins bien le web, mais en tout cas l’utilise (on dit généralement que la fracture numérique était générationnelle, et qu’elle est désormais dans les usages du web). La propension à croire tout ce qui se trouve sur le net ou à ne pas savoir recouper une information, par exemple. Dès lors, il sait qu’il pourra compter sur des groupes de fans très actifs qui seront peu regardants sur la réalité des faits. Organisé comme des véritables forces de frappe via quelques plates-formes publiques, elles peuvent se targuer de peser dans le récit que se créent les internautes. Sans compter les sites à l’étranger dont le seul objectif est de faire du clic pour engendrer des revenus ainsi que des robots (’bots’) qui créent des comptes Twitter et retweetent massivement et aveuglement des messages approximatifs pour augmenter leur visibilité et le poids de leurs hashtags dans les référencements… La grande soupe informationnelle est en marche et Trump sait qu’il peut en tirer bénéfice. Il pourra d’autant plus le faire qu’il pourra bénéficier d’un effet de surprise grâce à la bulle cognitive que met en place Facebook [1].

Trump sait enfin qu’Hillary Clinton, annoncée largement gagnante, travaille à cibler des communautés précises qu’elle doit parvenir à mobiliser pour s’assurer une victoire : le vote des femmes, les afros-américains, les gays… qui, s’ils sont très majoritairement démocrates, ne sont que très peu mobilisés dans cette campagne : pourquoi aller voter à une élection gagnée d’avance, d’autant plus pour une candidate qui ne fait que peu rêver ? C’est précisément sur ce talon d’Achille que Donald Trump va cibler ses coups digitaux lors des dernières semaines de campagne.

Là où Hillary réussit à amasser presque 500 millions de dollars de dons pour sa campagne, Trump va plafonner juste en-dessous de 300 millions. Clinton dépensera une énorme partie de ce magot en clips vidéos diffusés à grands frais sur les chaînes de télé traditionnelles locales, dans les journaux et sur les chaînes de radios. Tandis que Trump fera largement l’impasse sur cette méthode de communication pour concentrer ses dépenses sur la publicité en ligne donc… ciblée.

’There may be some fake news on Facebook but the power of Facebook advertising platform to influence voters is very real’

L’usage des datas est un élément central dans la campagne américaine pour plusieurs raisons. La première est qu’il faut massivement faire appel aux dons des citoyens pour financer la campagne. Gérer les listings de proches, de donateurs, etc… est crucial. Par ailleurs, la législation américaine sur l’usage des données privées est très différente de la législation que nous connaissons en Europe. En effet, si en Europe l’usage des données privées ne peut être fait sans l’accord des personnes concernées ni à des usages pour lesquels ils n’ont pas donné leur consentement, il en va différemment aux États-Unis ou, sauf contre-ordre explicite de la personne concernée, les données peuvent être utilisées librement.

Les premières données aux USA sont les listes d’électeurs inscrits. Une liste de 220 millions de personnes existe, comprenant nom, âge, sexe, lieu de résidence et numéro de téléphone. Par ailleurs, les USA sont avancés en matière d’Open Data : toute une série de données publiques sont disponibles à toute personne qui souhaite en prendre connaissance. Annoncé comme le nouvel Eldorado, la mine d’or du 21ème siècle, le marché des ’datas’ explose. Il existe désormais des sociétés spécialisées dans le recueil et le traitement des données. En effet, d’un pays à l’autre, ces données peuvent être particulièrement foisonnantes et surtout disponibles : données publiques, traces laissées en ligne, cartes de crédit, cartes de fidélité, achats et habitudes en ligne, listings associatifs, pétitions… jusqu’aux applis installées sur les téléphones et qui ne se privent pas de récolter un nombre impressionnant d’informations personnelles : usages, heure du lever, amis, numéros de téléphone, sites web consultés, lieux de déplacement pour n’en citer que quelques-unes…

Il faut aussi souligner la position centrale de Facebook dans ce marché. En effet, le réseau social utilisé par plus d’un milliard d’humains a pour fonction première la récolte de données. Le service rendu gratuitement pour les usagers que nous sommes presque tous masque le vrai business de Facebook : une cartographie de nos personnalités pour permettre de nous vendre de la publicité ciblée. Chaque commentaire, like, partage, les moments, durées et lieux de connexion, sans compter l’élargissement du choix des ’émoticons’ (like, pleurs, fâché, heureux…) proposées en réponse… Autant d’informations qui nous catégorisent pour mieux nous cibler.

Projet Alamo

La stratégie ’data’ de l’équipe de Donald Trump a un nom : le ’projet Alamo’. Elle s’organise à peu près la suivante : rassembler le maximum de données sur les 220 millions d’électeurs américains pour les cartographier au maximum et les cibler le plus justement possible. Il s’agit d’abord de construire une liste des supporters ’acquis’ à sa cause, comme chape de béton de la campagne en ligne. Puis dans un second temps d’élargir cette base d’une part avec tous les profils semblables sur Facebook et d’autre part avec des données extérieures : registres électoraux républicains, listes des possesseurs d’armes à feux,… Le tout comme autant de cercles concentriques. L’équipe Trump fera appel pour la réalisation technique à la société britannique de datas Cambridge analytica, spécialisée dans le recueil et le recoupement de données. Cette société est dirigée par Robert Mercer, conservateur proche de l’extrême-droite et ami personnel de… Nigel Farage, ayant travaillé avec lui sur la campagne pro-Brexit. Cambridge analytica est spécialisée dans l’établissement de profils ultra pointus basés sur les recoupements de données de nos habitudes digitales telles nos ’likes’ Facebook, la fréquence de nos changements de statuts, de photos de profils, nos tweets, nos localisations, nos âges, nos emplois…. De ces données, Cambridge analytica dresse des profils psychométriques : elle évalue l’intelligence et le comportement, les goûts culturels, les émotions… pour en définir le ’bord’ politique, le niveau d’indécision, la sociabilité, l’éventuelle anxiété, ce qui nous fait réagir ou nous énerver… Ce qu’elle appelle le modèle OCÉAN donne des résultats sur l’ouverture d’esprit, le perfectionnisme, l’extraversion, l’agréabilité et le neuroticisme [2]. Cette approche permet des ’ciblages’ publicitaires exacerbés, des messages publicitaires taillés sur mesure pour être quasi sûr de faire mouche. En effet, la communication ne se réalise pas de la même manière face à une mère célibataire, à un jeune patron d’une PME, à un membre d’une association de quartier, à un environnementaliste, un couple de pensionnés, … Ce ciblage extrêmement précis a donné place à une campagne publicitaire en ligne comprenant plus de 100.000 messages différents adaptés aux publics, parfois variant de quelques détails, pour frapper au plus juste. Selon Michal Kosinski, scientifique à Cambridge analytica, l’analyse de 68 de vos likes sur FB permet de vous profiler politiquement avec un taux d’exactitude de 85%, votre orientation sexuelle à 88% et la couleur de peau à 95% ’Avec 150 de vos likes, elle vous connaît mieux que votre propre épouse. Avec 300, elle vous comprend mieux que vous-même’.

Un coup fatal est donné la dernière semaine de campagne par l’équipe de Trump. Cette période est mise à profit non pas pour rameuter les éventuels derniers indécis à sa cause mais bien pour décourager les électeurs d’Hillary Clinton à aller voter. Trump savait que le défi principal de son opposante n’était pas tant de rallier une masse d’américains à son programme mais bien de mobiliser ses électeurs acquis à aller voter pour elle. Il s’est donc attaqué à son point faible et a émis une campagne assassine sur le public d’Hillary Clinton. Ce ne sont pas moins de 150 millions de dollars qui ont été dépensés par l’équipe de Trump la dernière semaine en publicités ultra ciblées via Facebook et Instagram pour décourager les supporters d’Hillary à aller voter. L’exemple le plus saillant est cette publicité sous forme de petit clip d’animation reprenant des propos de la candidate démocrate datés de 1996 ou elle parlait des afro-américains comme ’des prédateurs’. Cette vidéo a été envoyée de façon ciblée à tous les probables électeurs démocrates ciblés comme afro-américains ou pour qui la question raciale était déterminante. De même Trump a ciblé des milliers de messages de découragement, par exemple sur les jeunes femmes pour qu’elle n’aillent pas voter (faisant circuler sur Instagram des photos Hillary les plus disgracieuses possibles, ou elle était dépeinte comme vieille, moche, ringarde…). La communauté haïtienne de Miami, qui se concentre sur quelques pâtés de maisons, a reçu la veille de l’élection un message publicitaire qui leur rappelait que Clinton avait pris position contre un soutien financier massif à Haïti après le tremblement de terre…. Le Big data lui a permis de transmettre des centaines de milliers de messages différents mais qui faisaient mouche grâce au ciblage extrêmement précis.

’C’est l’intelligence artificielle et les algorithmes qui ont gagné ces élections’

C’est en cela que la campagne de Donald Trump fût particulièrement performante dans sa dernière ligne droite. A défaut de pouvoir rassembler derrière sa candidature, il a torpillé celle de son adversaire sur son talon d’Achille, en diminuant son électorat. Ce risque pris, celui de dépenser des sommes colossales d’argent non pas sur son public mais bien sur le public de son adversaire marque une nouveauté, comme un aveu de faiblesse majeur dans un contexte de désaveu généralisé du politique. Cambridge Analytica a permis à Trump de maximiser le vote rural en sa faveur, de minimiser le vote des afro-américains, de réduire significativement le coût médiatique de sa campagne (3/4 de son budget publicitaire a été consacré à la sphère digitale), et d’influencer près de 80% des usagers de Facebook. Trump n’a ainsi pas du se concentrer sur les médias traditionnels : non seulement ceux-ci lui étaient défavorables, mais en plus quelques tweets suffisaient pour y être surreprésenté. Il a donc recouru au Big data pour cibler directement le bon public. Clinton, de son côté, a utilisé le Big data pour construire les messages qu’elle a diffusé au 3/4 dans les (très coûteux) médias traditionnels, à défaut d’y exister spontanément. Stratégie coûteuse et peu efficace. Elle n’a jamais réussi à paraître ’proche’ des gens comme Trump l’a fait.

En guise de conclusion

La législation américaine permet une récolte et une manipulation des datas comme il est peu envisageable de le voir un jour en Europe. En effet, le vieux continent a même pour perspective de renforcer les législations pour protéger les citoyens d’usages excessifs de ces données. Mais ce qui est interdit reste techniquement extrêmement simple. Il est à souhaiter que ces nouvelles entreprises de profilage des publics selon les données que nous laissons traîner derrière nos usages numériques ne trouvent pas d’entorses légales pour faire ce que l’Amérique autorise largement.

Pourtant certains programmes sont utilisés aujourd’hui en Europe, notamment dans la campagne présidentielle française, pour optimiser la militance, le démarchage, et le ciblage communicationnel. Par ailleurs, il est certain que l’hyperciblage, devenu aujourd’hui la base de toute campagne en ligne, notamment avec Facebook, sera l’avenir de la publicité traditionnelle mais aussi électorale. A défaut de pouvoir définir clairement les opinions politiques, nos usages des réseaux sociaux en disent déjà très long sur nous et suffisent amplement à la régie publicitaire de Facebook pour nous découper en cibles. Mark Zuckerberg, patron de Facebook, à qui l’on reprochait la présence incontrôlée des fakes news sur son réseau social a répliqué que ceux-ci ne pèsent pas lourd, pas même 1% des informations. Mais il s’est bien abstenu de rappeler que la pub ultra ciblée a un poids réel et colossal. Précisément 18 milliards de dollars en 2015.

[1Il faudra par ailleurs revenir sur les premières données qui apparaissent sur l’usage des ’nouveaux mots’ pendant la campagne et sur l’usage de bots qui semblent montrer qu’une telle organisation dépasse largement les initiatives isolées. Le poids des bots dans la circulation de fake news, de punchlines et de mots clefs n’est pas anodin et fait tourner les regards vers certaines grosses compagnies de datas, voir plus loin du côté de la Russie.

[2Il est d’ailleurs possible faire le test en ligne sur leur site : ocean.cambridgeanalytica.org.

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