Huit ans après le début de l’engagement de la communauté internationale au Mali, les signaux alarmants d’aggravation de la crise qui enflamme le Sahel ne cessent de se multiplier. Au cours des derniers mois, plusieurs attaques attribuées au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaïda ont blessé et tué des soldats français. Ces attaques suivent de nombreuses autres dans le Sahel, touchant aussi bien forces militaires que civils. Au Niger, le 2 janvier, une centaine de personnes ont été tuées dans l’attaque de villages par divers groupes armés non étatiques. Plusieurs autres personnes ont été blessées et les moyens de subsistance de ces communautés ont été détruits.

(cc) Daniel Tiveau/CIFOR

Huit ans après le début de l’intervention au Mali, tant Bruxelles que Paris s’interrogent sur la poursuite de leurs opérations. Si le niveau d’implication n’est certes pas identique, la présence belge et française sur le terrain ne fait plus l’unanimité. «La France face au bourbier malien», titrait le 13 janvier 2021 l’éditorial de Le Monde, en soulignant que les opérations menées au Sahel «ont certes mis hors d’état de nuire plusieurs chefs djihadistes, mais n’ont empêché ni la montée des violences entre civils, ni les percées islamistes au centre du Mali1.» En France, les débats politiques sont vifs autour de l’évaluation de la présence militaire dans la région, via notamment l’opération Barkhane.

La Belgique, également présente sur le terrain, voit s’ouvrir plusieurs débats sur la situation dans la région et l’implication de ses forces. Mentionnant dans son accord de majorité la définition de stratégies par sous-régions, le gouvernement fédéral déclarait, fin 2020, être entré dans une phase de rédaction concernant la stratégie belge au Sahel. En novembre, la ministre de la Défense, Ludivine Dedonder, envisageait dans sa note de politique générale soumise à la Chambre, «éventuellement» le déploiement d’un sous-groupe tactique d’armes combinées (CATSG). L’intention était d’intégrer à l’opération Barkhane environ 200 hommes provenant de la composante terre de l’armée. À la mi-décembre, un débat en commission de la Défense a mis au jour les doutes et réticences de plusieurs partis, tant de l’opposition que de la majorité, à participer plus en avant aux opérations pilotées par la France. Pour Guillaume Defossé, député Ecolo, « le mandat international, les règles d’engagement, nous avons plusieurs questions à nous poser. Il faut avoir une très grosses discussion […] Il y a une difficulté à s’engager aux côtés d’une ex puissance coloniale de la région.»

La présence belge dans la région du Sahel ne se limite pas à la seule implication de ses forces armées. Avec le Bénin, le Burkina Faso et le Niger, le Mali fait partie des quatorze pays partenaires de la coopération gouvernementale belge. Les relations bilatérales se basent sur un programme de coopération issus des priorités du Cadre Stratégique pour la Relance Économique et le Développement Durable (CREDD) du Mali et celles de la coopération belge2. Concrètement, via Enabel, l’agence de développement du gouvernement fédéral, la Belgique s’implique au Mali dans les secteurs du développement rural (élevage) et de la gouvernance (décentralisation, état civil).

L’implication de la Belgique dans le Sahel en général et au Mali en particulier dépend donc de nombreux facteurs. Dans un premier temps, il reste cependant nécessaire de revenir sur la situation sur le terrain afin de mieux définir les enjeux bilatéraux en cours.

2. Situation sur le terrain

La situation au Mali est le fruit d’une série de dégradations politiques, économiques, sociales, environnementales et sécuritaires dont les causes sont de moyen/long terme. Au cours de la dernière décennie, l’héritage de situations politiques fragiles et d’une faible gouvernance s’est traduit par des conflits violents, dans le bassin du lac Tchad puis au Mali. Les revendications locales de la population du nord du Mali se sont intensifiées parallèlement à l’émergence de groupes armés radicalisés. Les conflits se sont étendus sur des frontières instables dans plusieurs pays et menacent de s’étendre encore plus largement dans la région.

Face à la dégradation de la situation sécuritaire, la France a lancé en janvier 2013 l’opération Serval devenue Barkhane en juillet 2014. De leur côté, le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad se sont regroupés en 2014 dans le G5 Sahel, à savoir une instance visant à apporter une réponse politique coordonnée sur les plans sécuritaires et de développement. La Belgique, de son côté, s’est engagée à participer à deux opérations au Mali : la mission de maintien de la paix des Nations unies (MINUSMA) et la mission de formation de l’Union européenne (EUTM). Lancée le 25 avril 2013, la MINUSMA vise à la stabilisation du pays dans les critères définis par la résolution 2100 du Conseil de sécurité de l’ONU. De son côté, l’Union européenne a lancé en 2013 la mission EUTM pour former le personnel militaire malien. Au sein du programme EUTM, les forces belges s’impliquent plus particulièrement dans le cadre du pilier consultatif tout en pouvant fournir un appui ciblé dans le cadre du développement et de la préparation opérationnelle de la Force Conjointe G5 Sahel.

Cependant, malgré ces engagements militaires massifs, la situation sécuritaire et humanitaire n’a cessé de se dégrader. L’extension de l’insécurité montre la fragilité des États sahéliens dans de nombreux domaines et la frustration des communautés longtemps négligées. Selon le Haut Commissariat aux Réfugiés, la « violence incessante » dans la région du Sahel aurait « déplacé plus de deux millions de personnes à l’intérieur des frontières de leur pays pour la toute première fois3. » Ces populations déplacées se retrouvent privées de leurs moyens de subsistance, d’un accès aux services de base d’éducation ou de soins, les exposant à de nouveaux risques et les rendant encore plus vulnérables aux chocs qu’auparavant. Pour ajouter aux tensions, l’État malien a connu un nouveau coup d’État en août 2020 qui a contribué à fragiliser encore plus la légitimité d’une structure déjà en proie aux tensions.

“À ces éléments politiques s’ajoutent une crise humanitaire importante. L’insécurité alimentaire est devenue un facteur impactant les différents espaces de la région.”

À ces éléments politiques s’ajoutent une crise humanitaire importante. L’insécurité alimentaire est devenue un facteur impactant les différents espaces de la région. D’après la FAO, les différents espaces agricoles au Sahel, particulièrement vulnérables, connaissent de profondes dégradations. Environ 90% des pâturages et 80% des terres agricoles pluviales de la région seraient touchés par l’érosion des sols, la déforestation et la perte de végétation qui les empêche de supporter les cultures et les pâturages. Cette insécurité touche plus particulièrement les ménages ruraux que les ménages urbains.

L’abandon par l’État Malien des communautés locales et les critiques à l’égard de chefferie jugées incompétentes ont renforcé la légitimité de certains mouvements locaux, dont la militarisation est allée croissant. Les tensions ont traversé les frontières maliennes. Au Burkina, des milices regroupant paysans et agriculteurs, se sont organisées afin de palier l’absence de l’État dans les zones de conflits. Remplaçant l’État défaillant, ces milices finissent par assurer un contrôle des ressources au bénéfice d’une communauté, exacerbant les concurrences entre groupes sociaux.

De l’autre côté, divers groupes djihadistes profitent des tensions communautaires et de l’absence des États pour se développer. Instrumentalisant l’islam, distribuant des moyens financiers à des agriculteurs sans ressources, jouant sur les frustrations, ces groupes djihadistes parviennent à s’ancrer localement et à assurer leur résilience face aux opérations menées par les forces occidentales et locales. En effet, ayant changé leur stratégie, les djihadistes ne cherchent plus à contrôler des villes mais à rançonner des populations et s’y ancrer. En conséquence, il devient plus compliqué de lutter contre ces divers groupes armés que durant l’occupation de ville comme Gao et Tombouctou en 2012 et 2013.

Le G5 Sahel qui devait permettre aux forces des pays concernés de devenir autonomes dans la gestion de la crise est en situation de semi-échec. Désargentée, l’initiative ne parvient pas à coordonner les armées locales et assurer la sécurité entre les frontières de territoires gigantesques. Barkhane, de son côté, peine à maintenir le contrôle de ces régions. En outre, les bavures (fondées ou infondées) des troupes françaises entretiennent le ressentiment des populations locales, dont certains éléments partent garnir les rangs des divers Groupes d’Oppositions Armées (GOA). La MINUSMA, enfin, bien qu’assurant divers services, peine à s’imposer. Bien que soutenant divers petits projets de réhabilitation au niveau local, la Minusma ne parvient pas à sécuriser la zone. Un problème en est notamment la lourde structuration bureaucratique qui échoue à entrer en interaction avec les enjeux locaux.

Face à cette situation, l’implication belge doit s’ancrer autour de plusieurs dimensions. Au sécuritaire s’ajoute logiquement l’humanitaire. Différentes politiques ont ainsi été entreprises au cours des dernières années.

3. Le positionnement belge

L’engagement humanitaire au Sahel en général et au Mali en particulier est un objectif régulièrement mis à jour au sein des instances internationales afin de répondre aux crises en cours. Lors de Conférence internationale sur le Sahel du 20 octobre 2020, l’ONU a ainsi appelé à lever 2,4 milliards d’euros. 1,7 milliards ont été finalement dégagés. La Belgique s’est engagée sur 8 millions supplémentaires à l’aide humanitaire déjà confirmée pour 2020 qui est de 10 millions pour la région. L’engagement belge atteint donc un total de 18 millions d’euros.

Les 8 millions supplémentaires s’organisent de la manière suivante:

– 2,5 millions pour le Mali via le Comité internationale de la Croix-Rouge (CICR) ;

– 2,5 millions pour le Niger (via le CICR)

– 3 millions pour le Burkina Faso (via le haut Commissariat aux Réfugiés)

La priorité va à la protection des personnes les plus vulnérables et l’amélioration de la résilience des communautés affectées grâce à des programmes et projets centrés sur la gestion et la réduction des risques de catastrophe, la sécurité alimentaire et la nutrition. La question environnementale/climatique pèse sur l’enjeu alimentaire et donc humanitaire. Le Programme Alimentaire Mondial (PAM) alerte d’ailleurs d’un risque de crise alimentaire imminent dans la région si des mesures fortes ne sont pas prises. Dans ce contexte de crises, diverses études montrent que la promotion de l’agroécologie et de systèmes agro-pastoraux durables constituent la meilleure alternative pour contribuer à la résilience et la durabilité des systèmes alimentaires.

Engageant ses moyens dans dans le développement rural, la Belgique semble soutenir une politique adéquate vis-à-vis de ces besoins. Or, divers contacts auprès d’ONG belges déplorent une stratégie « agriculture » qui doit être revue. Soulignant l’aspect fondamental de soutenir les sytèmes agro-pastoraux, plusieurs acteurs de la coopération font état d’un problème de cohérence des politiques. Pour rappel, la Belgique et l’UE, en accord avec le traité de Lisbonne, mettent en avant l’importance de la cohérence des politiques pour le développement comme élément essentiel de leurs actions extérieures. Or, ces dernières années, les agro-pasteurs et acteurs des filières laitières du Mali, du Niger et du Burkina Faso ont dénoncé l’impact des exportations européennes de produits laitiers, dont des mélanges de poudre de lait écrémé et d’huile de palme, sur leurs moyens d’existences.

La question sécuritaire met toutefois de nombreux projets en danger. Les violences et attaques qui touchent les civils mais aussi les coopérants et associations humanitaires font peser de nombreuses difficultés sur les instruments de coopération au développement. Le risque est ainsi pointé par les ONG de voir certains projets se retirer et entraîner un effet boule de neige. Ainsi, l’ULB coopération a retiré son personnel sur place face en raison du climat d’insécurité. Or, une ONG comme Autre Terre, présente au Mali, demande à ce que la Belgique encourage le secteur humanitaire à rester sur le terrain, même si la situation est tendue. Pour parvenir à assurer une partie des projets de stabilisation, le Sahel doit être une des zones prioritaires d’intervention de la coopération. Cet aspect est reconnu par la Direction générale de la coopération au développement (DGCD) qui souhaite que la Belgique maintienne ses projets de coopération au développement. Pour ses représentants : « si nous, on abandonne cela, il y aura un vide sur place qui sera comblé par des projets inadaptés aux enjeux locaux, notamment alimentaires. Voire pas comblé du tout. »

Face à ce problème sécuritaire, une solution est proposée par les autorités fédérales belges via la stratégie du triple nexus. Un nexus est une stratégie visant à combiner divers éléments plutôt que les opposer ou les envisager séparément. La stratégie de l’UE au Sahel visait ces dernières années à soutenir un nexus urgence-développement. Les quatre piliers de cette stratégie incluent ainsi des projets visant la jeunesse, la lutte contre la radicalisation, les migrations et la lutte contre les trafics illicites. La stratégie du triple nexus vise à y ajouter un élément sécuritaire. L’idée résumée est de renforcer la coopération entre sécurité – urgence – développement. Le projet vise notamment à inclure les ONG dans les briefings sur la situation sécuritaire et militaire. En retour, ces ONG livrent leurs informations. Les zones visées se trouvent au Burkina et au Mali.

Comme le souligne un représentant d’Enabel, Le nexus sécurité et développement est rendu nécessaire par l’insécurité dans le Sahel qui empêche les activités de développement. Si « la prospérité est un gage de stabilité », dans le Sahel, il ne peut y avoir de développement et de prospérité sans sécurité. La sécurité est aussi un droit et un bien public fondamental qu’il est important de préserver. Sans sécurité, les gens ne peuvent se nourrir, aller à l’école ou aller se soigner… car les services publics de base comme la santé ou l’éducation désertent les zones insécurisées. La coopération belge et Enabel ayant fait le choix de travailler prioritairement dans les pays et les zones fragiles se doit de travailler sur ce nexus. Dans la mesure du possible, Enabel travaille avec les forces de sécurité intérieure mais dans certaines zones, notamment dans la zone des trois frontières, seule l’armée est à même de sécuriser la zone et parfois de fournir des services de base aux populations. Cette volonté explique l’esprit de la collaboration avec la défense qui s’inscrit résolument dans le cadre fixé par le Comité de l’aide au développement (CAD) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Dans des zones ou les services publics ont désertés, seules les structures médicales militaires sont à même de fournir des soins de santé aux populations. L’objectif de la collaboration entre Enabel et la défense est par exemple de rendre ses hôpitaux accessibles aux populations et contribuer de la sorte à rapprocher et à recréer la confiance des populations envers les forces militaires, ce qui est crucial pour l’état de droit mais aussi fondamental pour la lutte contre les mouvements armés.

Certaines ONG soulignent cependant le fait que cette stratégie ne va, pour le moment, que dans un sens. Différents outils sont proposés par le secteur de la coopération sans que les informations sécuritaires ne reviennent vers eux, à l’image du projet Acropolis de l’UCL ou d’autres outils comme FRANE qui permet une analyse de contexte. Le partage des informations ne semblent être guère encore optimal avec en prime un malaise d’acteurs de la coopération à l’idée de travailler avec la Défense belge via le transfert d’informations sécuritaires. Or, comme le pointe la DGCD, le risque de voir plusieurs acteurs de la coopération quitter le Mali ou y restreindre leurs activités verrait le relais pris par le personnel d’urgence dont les priorités sont moins ancrées dans le développement local. Selon la coopération, il est donc nécessaire de plaider pour que les soutiens dans les zones difficiles soient toujours mis en place.

4. Conclusion : réconcilier sécurité et développement et soutenir les projets locaux

De manière globale, c’est via des États stables, parvenant à assurer leurs pouvoirs régaliens et contribuer au développement économique et social que les déstabilisations parviennent à être réglées durablement. C’est par l’absence d’État ou par sa remise en cause profonde que des personnes et communautés rejoignent les rébellions. L’exemple du Sahel se retrouve dans ces considérations. Le motif djihadiste n’est pas la principale motivation des conflits qui touchent le Sahel et le Mali plus particulièrement. Les tensions urbanités/ruralités, entre des villes qui ont les moyens et des zones périphériques qui sont abandonnées sont pointées comme un premier problème à résoudre. Un paysan qui n’est pas soutenu par l’État finit par s’engager dans des structures armées illégales lorsque celles-ci lui donnent l’illusion de répondre à un ressentiment par rapport à l’État et lui assurent différents moyens financiers permettant de faire vivre sa famille.

Plusieurs pistes sont donc à suivre dans le cadre de l’implication belge. Diverses ONG insistent sur le soutien aux projets durables comme ceux visant à la cohésion sociale, à la restauration des écosystèmes, aux formations aux techniques agricoles autonomes, etc. Ces projets luttent contre l’insécurité mais aussi contre les flux de migrations potentiellement déstabilisateurs pour la région. La sécurité reste cependant un facteur important, permettant à divers projets de pouvoir s’implanter dans les zones difficiles. Aucune stabilité ne sera cependant possible sans retour de l’État et de ses institutions, notamment judiciaires. De même que sans implication forte de la société civile dans la planification des stratégies, dans leur mises en place et dans leur monitoring, les projets de développement prendraient le risque de rester lettre morte. Enfin, dans des pays encore marqué par une économie rurale et agricole, une priorité importante est de s’engager au soutien de l’agriculture paysanne, aux modèles agroécologiques et aux systèmes agro-pastoraux comme réponse à la crise du changement climatique.

 

1« La France face au bourbier malien », in Le Monde, 13 janvier 2021, [en ligne], https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/01/13/la-france-face-au-bourbier-malien_6066084_3232.html.

2Enabel au Mali. Programme de coopération gouvernementale Belgique – Mali, 2020, [en ligne], https://www.enabel.be/sites/default/files/enabel_au_mali_web.pdf.

3Sahel  : deux millions de déplacés internes à cause des violences (HCR), ONU INFO, 22 janvier 2021, [en ligne], https://news.un.org/fr/story/2021/01/1087462.

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