L’hypothèse biorégionaliste, pour un futur en commun.

Un réseau international multiforme actif depuis 50 ans.

(cc) wikipedia

« […] A le prendre largement, toute géographie est écologie… la première tâche de la géographie humaine consiste dans l’étude de l’homme considéré comme un organisme vivant soumis à des conditions déterminées d’existence et réagissant aux excitations reçues du milieu naturel [Maximilien Sorre, 1947, cité par Maurice Saint-Yves, 1963]

Il n’échappe à personne que les reliefs de la terre, les paysages, les climats, les sols, le cours des fleuves et la forme des continents étaient là avant les hommes et qu’ils les contraignent autant qu’ils les fascinent. Aussi, c’est une idée courante que la géographie fait la politique, et que la culture des hommes appartient tout entière à leur environnement naturel. C’est pourquoi Elisée Reclus (1830-1905) proposa le terme de « géographie sociale », qui n’était rien d’autre pour lui  que « l’histoire dans l’espace », montrant comment les excès de l’industrie et du profit ont fait oublier aux hommes que « la liberté, dans notre rapport avec la Terre, consiste à en reconnaître les lois pour y conformer notre existence » (Reclus, 1864).

Et en effet, tout le génie civile et l’énergie des civilisations investi pour s’émanciper des lois du territoire ne disent pas autre chose : même s’ils s’en affranchissent partiellement, un tunnel n’abat pas les montagnes, une route n’abolit pas les espaces, un canal ne change pas un continent.

Pourtant, des galères romaines en méditerranée aux routes maritimes internationales sillonnées de méga porte-conteneurs, des aqueducs phéniciens au projet de construction d’un immense système de canaux de transport de l’eau entre le Canada et la Californie, de la culture d’orge dans le limon du Nil et la production de zythum (une sorte de bière) pour les anciens égyptiens au brassage par une poignée de multinationales de dizaines de millions d’hectolitres de bière pour enivrer la planète entière, il y a eu ce que nous pouvons appeler quelques sauts d’échelles. Parmi ces sauts d’échelles, le plus spectaculaire est sans aucun doute celui que l’avènement au XIXème siècle de la révolution industrielle du système dit « thermo-industriel » ou « thermo-fossile » [1].

En Belgique comme ailleurs, l’industrialisation des villes et la modernisation de l’agriculture[2] a provoqué l’exode rural et a bouleversé l’aménagement du territoire : alors que plus de 80 % de la population était agricole dans la première moitié du XIXème siècle, moins de 2 % le sont en 2021[3]. Dans le même temps, l’industrie agroalimentaire n’apparaît que tardivement (XIXème siècle) au cours de la révolution industrielle, essentiellement dans l’innovation technique, se développe pour la transformation de la production agricole vers des produits de consommation : l’industrie agroalimentaire compte, soit dit en passant, pour 11 % des exportations belges en 2020  (Statbel, 2021).

Prolongeant les travaux d’Elisée Reclus[4] et préfigurant l’émergence du concept de biorégion, le botaniste, sociologue et urbaniste écossais Patrick Geddes (1854-1932) analysa cette réorganisation des relations spatiales entre ville et campagne décrivant «comment le gouvernement, le commerce et les communications ont concentré, altéré ou du moins déguisé la simplicité géographique fondamentale de cette hiérarchie descendante de la montagne-hameau à l’océan-métropole» (Geddes, 1925).

Schéma “The Valley Plan of Civilisation”, 1925. Collection: Patrick Geddes – The University of Edinburgh. Tiré de ” Les veines de la Terre – Une anthologie des bassins-versants”
publié avec l’aimable autorisation des éditions Wildproject, 2021.

Dans ce contexte qu’il faut appeler productiviste, le spectre politique s’est d’abord structuré autour de la question du partage des richesses produites, plutôt que sur une remise en question de la puissance de l’outil lui-même (Audier, 2019). Au travers d’une critique radical de l’organisation sociale autour des outils de productions, de la division internationale du travail qui creuse les inégalités, du dogme de la croissance infinie dans un monde fini (…), l’hypothèse écologiste est de dire que le saut d’échelle quantitatif est arrivé à un point où l’intensité de l’activité humaine devient contre-productive pour la préservation de la santé au sens multispécifique  du terme : santé des écosystèmes, santé des animaux, santé des hommes[5]. Car enfin, qui pourrait prétendre au plaisir de vivre en étant malade et sans soin ?

Dans l’agitation sanitaire du covid-19 qui montre sous un jour nouveau la fragilité de notre modèle sociétale, le philosophe Bruno Latour qui est passé de la question “où atterrir ?” à la question “où suis-je ?”, nous enjoint, en situation de crise sanitaire comme écologique, à redécrire nos territoires, afin de mieux appréhender ce sentiment de déclassement, de déterritorialisation, de délocalisation qui touche tout un chacun aujourd’hui. Portée par une éthique de vie individuelle et collective, cette réflexion pointe de manière générale la nécessaire reconstruction d’une complexité identitaire construite sur une conscience de son territoire, de ses liens d’interdépendance et d’un souci de justice sociale.

C’est ce projet, qui n’est pas nouveau, qu’il s’agit d’interroger au travers de l’hypothèse biorégionaliste qui a déjà bien vécu et donné plusieurs courants de pensées dans lesquels cet article propose de naviguer. Cette diversité reflète celle des contextes et c’est le propre de la pensée biorégionaliste : penser à partir des contextes culturels, géographiques, socio-écologiques. En ce sens, il existe de nombreux« biorégionalistes » qui s’ignorent. Dans cet article, nous nous bornerons à  présenter un réseau international multiforme profondément  écologiste et sur les relations complexes entre les communautés humaines, les institutions gouvernementales et le monde naturel en Amérique du nord, en Italie et en France pour s’interroger ensuite sur ces implications en termes de (a)ménagement du territoire ou encore des choix géographique pleinement politiques. En deux mots, comment agir pour réapprendre à faire territoire.

Découvrez ci-dessous l’étude complète, téléchargeable en PDF.

[1]     Ce néologisme désigne un système industriel basé sur l’utilisation massive des énergies fossiles.

[2] Nous entendons par modernisation : la mécanisation de l’agriculture, le développement des intrants chimiques et minéraux et le remembrement du territoire afin d’augmenter la taille des exploitation en baissant le nombre d’agriculteurs (via par exemple le plan Mansholt). https://www.sillonbelge.be/7273/article/2021-03-22/encourager-pres-de-5-millions-dagriculteurs-quitter-leur-ferme-cetait-non-non-et

[3] Lire à ce propos « L’exode rural et le retour aux champs » (1903) par Émile Vandervelde, professeur à l’Université Nouvelle de Bruxelles.

[4] Le chapitre sur les vallées de Reclus aurait par exemple beaucoup plu à Geddes, parce qu’il propose l’étude plausible et possible d’une unité régionale (Tom Steele, 1999)

[5] Fondée sur le continuum sanitaire et épidémiologique formé par les vivants, la santé multispécifique cherche la préservation d’écologies diversifiées et sauvages impliquées dans toute santé humaine (Chopot & Balaud, 2021).

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