Revue Etopia 14 - Martin Bolle

Introduction : pourquoi et comment parler d’un matérialisme géographique

L’objectif de cet article est de proposer une conception de l’écologie politique telle qu’un matérialisme géographique. Que serait ce matérialisme, et pourquoi qualifierait-il l’écologie politique ? Et de quelle façon ? Afin d’expliquer notre proposition et son apport à l’écologie politique (voire à une politique écologique), il s’agit de faire un retour sur une histoire double : l’histoire des idées et des luttes politiques. D’un certain point de vue, nous pouvons considérer ces deux histoires comme parallèles : les luttes permettent de concevoir d’une autre façon la politique, ou le vivre ensemble en société, et les idées participent à ces luttes, permettent la mobilisation de partisans d’une conception ou l’autre de la politique.

Dans cette optique d’une histoire conjointe des luttes et des idées, nous pouvons considérer que l’écologie politique, comme conception de la politique et des luttes, se place dans une tradition. Cette tradition, ou lignée de pensée, est celle des mouvements progressistes, progressistes dans le sens d’une opposition à certains mouvements dits conservateurs. Dès lors, les écologistes peuvent être considérés comme dans la lignée des mouvements libéraux, puis socialistes. Leurs revendications peuvent néanmoins être considérées comme plus radicales : il ne s’agit plus tant de prôner la défense de droits inaliénables de l’individu, ou de la classe ouvrière, mais de l’environnement lui-même.

Il peut sembler paradoxal de parler de progrès (tel un progrès social) et de défense. Et en effet, un mouvement conservateur est par définition défensif : il cherche à défendre une certaine vision de ce que devrait être, ou plutôt a été, la société. Cependant, la défense des mouvements progressistes n’agit pas dans le sens d’une telle préservation, mais au contraire d’un progrès ou d’une évolution de la société. Une telle évolution pourrait dès lors inclure l’individu et ses aspirations, les droits sociaux ou à un cadre de vie susceptible d’améliorer le bien-être de tous.

Chaque mouvement politique progressif qui suit apparaît toutefois plus radical que le précédent. Ainsi, alors que les libéraux cherchent à promouvoir l’individu, les socialistes, surtout marxistes, rappelaient que cet individu entrait dans la dynamique de la division du travail et de la lutte des classes qui découle de cette division. L’individu reste donc dépendant de sa racine (de là nous pouvons parler de radicalité, puisque la radicalité renvoie par son étymologie à la racine), sa vie sociale. Les écologistes sont de même plus radicaux, parce qu’il s’agit pour eux de rappeler que même cette vie sociale est dépendante d’un environnement plus large. L’écologie va de ce fait bien plus loin que ses prédécesseurs, puisqu’il s’agit pour elle d’inclure davantage que l’humain, d’inclure son environnement. Elle peut dès lors s’intéresser à d’autres causes comme le bien-être animal, la préservation des espaces verts, des sols…

Le mouvement écologiste peut même aller plus loin que les autres mouvements politiques, car son objet n’a pas de frontières distinctes. Il a pour objet le (système) monde lui-même. Son ambition tant théorique que pratique peut donc aller bien plus loin qu’un contexte politique ou social donné. L’écologie politique en tant que mouvement semble donc devoir se lier qu’avec difficulté avec un cadre particulier, celui d’un État par exemple. Une telle structure politique, dépendante d’une population donnée ou de la défense de ses « intérêts » (sa raison, la raison d’État), apparaît par trop étroite.

C’est en vue de montrer la radicalité possible du mouvement écologiste que nous voulons le définir tel un matérialisme géographique. Parler de matérialisme peut sembler au lecteur suspect, puisque le terme renvoie dans son usage courant – du moins, c’est une virtualité – à l’individualisme. Pourtant, c’est oublier le potentiel libérateur, et même subversif, du concept comme nous pouvons le voir chez Karl Marx. Le matérialisme historique avait pour but de « transformer » la réalité ou l’état des choses1. Il entrait donc dans le cadre de luttes sociales, avec une classe sociale opprimée par une autre.

Cependant, si l’écologie politique est plus radicale que le marxisme, de même devrait l’être son matérialisme. Or le matérialisme marxien se positionne contre l’idéalisme hégélien. Marx déclare en effet « mettre la dialectique hégélienne sur ses pieds »2, surtout du point de vue de la pensée hégélienne de l’Histoire. Ce qu’il s’agira de développer ici, c’est comment l’écologie politique pourrait, à sa manière, consister à une telle mise sur ses pieds. Il s’agirait de mettre en avant, nous le pensons en ce sens, la géographie. Seule une conception géographique de la politique pourrait ainsi montrer les spécificités, et même la nécessité, d’une écologie politique.

L’écologie politique pourrait donc, à l’instar du matérialisme marxien, tendre à transformer l’état des choses. Néanmoins, sa base pourrait ne pas être l’histoire, mais plutôt la géographie. Notre réflexion se fera ainsi en deux temps. Dans un premier, il s’agira de montrer comment le matérialisme écologiste pourrait être géographique par une inversion spécifique de la pensée hégélienne. Dans un second temps, nous verrons comment la géographie peut servir à aider à penser la politique et les luttes existantes. Il s’agira bien de montrer la dimension globale de l’écologie politique, laquelle irait dans le sens des mouvements progressistes.

1. Vers une autre remise sur ses pieds de la dialectique hégélienne

Si nous concevons l’écologie politique comme dans la lignée des mouvements progressistes, nous pouvons aussi la comprendre dans la lignée de la pensée marxienne. Or la pensée matérialiste marxienne ne peut être comprise qu’en contradiction avec celle « idéaliste » de Hegel. Il ne s’agit certes pas ici de faire une analyse exhaustive de la pensée marxienne, ni hégélienne. Il nous faut cependant en faire les ébauches nécessaires afin de définir l’écologie politique comme un matérialisme géographique. Comment dès lors définir une écologie politique comme un tel matérialisme vis-à-vis de Hegel et de Marx ?

Pour comprendre la posture de Marx, il s’agit de nous intéresser à Hegel et à sa philosophie politique, corrélée à une philosophie de l’histoire. L’histoire et la politique sont liées pour Hegel, parce que « Dans l’histoire universelle, il ne peut être question que de peuples qui forment un État »3. En bref, dirons-nous que pour Hegel seuls les États seraient à même d’écrire l’histoire de l’humanité en son ensemble.

Cependant, le problème de l’État hégélien se comprend à partir d’une figure ou d’un symbole qui est la « dialectique du maître et de l’esclave », ou rapport entre maîtrise et servitude. Une telle figure a son importance, puisque Marx la reprendra, comme nous le verrons. Ce rapport se comprend à partir de la pensée de Hegel sur la conscience. Une telle conscience doit finir par se prendre elle-même pour objet. Dès lors, elle finirait par se dédoubler et entrer dans une lutte avec une autre conscience en vue d’obtenir la reconnaissance de cette conscience. Une conscience prête à se sacrifier deviendrait le maître d’une autre, laquelle choisirait de préserver sa vie, et donc se constituerait en serviteur de ce maître4.

Cette lutte pour la reconnaissance, dans les propos de Hegel, a tout d’un ancien duel judiciaire entre deux nobles. Toutefois, Hegel dira plus tard qu’une telle lutte n’est que métaphorique5. Mais le problème de cette lutte pour la reconnaissance est essentiel pour Hegel, parce que cette lutte rend compréhensible sa pensée des États : ceux-ci chercheraient à se faire reconnaître dans leur spécificité par rapport à d’autres États. Un peuple peut donc se constituer en État, et être autonome ou souverain comme État, à la condition de pouvoir mettre sa vie (ou, du moins, celle de son armée) en jeu. Dès lors, en vue de pouvoir mettre sa vie en jeu et gagner sa liberté, un peuple doit pouvoir se mettre au service d’un maître absolu ou souverain. C’est ce maître, allié à son peuple, qui permettrait la reconnaissance de l’autonomie de ce peuple par d’autres États6.

La perspective de Hegel fait ainsi coïncider, contre l’aristocratie, la monarchie absolue et la démocratie. Cette alliance du peuple avec un monarque rendrait par la suite possible la constitution de droits individuelles, et même d’une constitution politique, d’une monarchie constitutionnelle7. Hegel, dès lors, peut être vu comme libéral en ce sens qu’il prône telle une monarchie constitutionnelle, bien qu’il donne pour condition de celle-ci un absolutisme originel. C’est donc par la soumission à la monarchie qu’un peuple peut être libre vis-à-vis des autres, mais aussi d’une aristocratie comme Hegel le représente par rapport à l’arme à feu8.

La pensée d’une lutte métaphorique des consciences permet donc à Hegel de penser la politique, du moins celle d’un État. Néanmoins, cette lutte, laquelle serait pour Marx le fruit de la division du travail, est une caractéristique importante de la société. C’est ainsi que le Manifeste du parti communiste commence d’emblée sur une pensée autour de la domination d’un corps social par un autre :

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot : oppresseurs et opprimés se sont trouvés en constante opposition »9.

Le rapport entre maîtrise et servitude cessait ainsi pour Marx d’être le fruit d’une lutte métaphorique pour devenir le moteur de l’histoire elle-même. Aussi se positionne-t-il bien vis-à-vis de Hegel, par exemple dans la postface de la seconde édition du Capital :

« Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme »10.

Selon Marx, pour Hegel, la réalité ne serait que la manifestation, voire la création de la pensée. Pour Marx, au contraire, la pensée ne serait que la réflexion de la réalité11. Aussi, peut-il accuser Hegel de mysticisme et proposer son inversion de la pensée hégélienne :

« Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver une physionomie tout à fait raisonnable. Sous l’aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait glorifier les choses existantes »12.

Marx reconnaît se qu’il doit à Hegel par ce qu’il trouve dans une pensée dite dialectique, laquelle met au jour les contradictions de la société, un outil critique, voire révolutionnaire, très puissant. Cependant, il reproche à la forme hégélienne de cette pensée d’être mystique, non pas en tant qu’elle serait irréaliste, mais, au contraire, parce qu’elle contribuerait à glorifier une réalité existante. Le matérialisme marxien a donc pour vocation de critiquer la réalité, la transformer, parce que cette matière est une matière non pas inerte, mais sociale13. C’est du moins ce que peut nous montrer les Thèses de Feuerbach, lesquelles fournissent en partie le cadre de l’Idéologie allemande qui sert de base à, selon sous-titre, une « conception matérialiste et critique du monde »14.

Nous devons cependant ici arrêter notre développement sur Marx et clôturer notre présentation parallèle de Hegel. La lecture de Marx a pour intérêt de permettre de penser les luttes sociales qui habitent, et même hantent (comme le spectre du communisme15), les corps politiques. Néanmoins, pour aller plus loin dans la critique de Hegel, il nous apparaît plus intéressant de renoncer (du moins en partie) à la référence même à l’Histoire. Une telle Histoire, chez Hegel, est liée à l’État, et pour Marx, à la lutte des classes et à la division du travail. Cependant, Hegel reconnait lui-même que cette Histoire a un fondement, un fondement géographique16. C’est du moins ce que présente ses Leçons sur la philosophie de l’histoire.

Dès lors, le matérialisme de l’écologie, s’il se veut plus critique et radical encore que la pensée marxienne, se doit d’être géographique. Il ne s’agit cependant pas de faire un simple « correctif » de la pensée marxienne, par l’ajout de problématiques spatiales à cette pensée. Un tel correctif apparait avoir été le projet du géographe d’obédience marxiste David Harvey17. Reposer les problématiques marxiennes en termes spatiaux n’est pas sans intérêt. Toutefois, le geste apparaît moins radical, écologiste, que la prise de la géographie comme principe d’une pensée écologiste.

Il s’agit encore de se positionner vis-à-vis de Hegel, car ce dernier ne donne de valeur qu’à l’histoire des États, lesquels dépendraient d’un climat tempéré, puisque « Dans les zones extrêmes, l’homme ne peut parvenir à se mouvoir librement, le froid et la chaleur y sont des forces trop puissantes pour permettre à l’esprit de se construire un monde »18. Or une telle conception d’espaces, selon leur climat, propices ou non à cet esprit, et donc à l’État, amène Hegel à avoir des propos qui seraient inacceptables de nos jours, surtout par rapport à l’Afrique :

« Le caractère particulier de l’Afrique est difficile à saisir parce qu’il nous faut renoncer ici à ce qui chez nous se mêle à toute représentations, à la catégorie du général. Ce qui caractérise les nègres, c’est précisément que leur conscience n’en est pas encore arrivée à l’intuition de quelque objectivité ferme, comme par exemple, Dieu, la Loi, où l’homme se tiendrait avec sa volonté, en ayant l’intuition de son être »19.

Les seuls exemples d’États africains que Hegel mentionne, en vue de corroborer ses propos, sont des régimes despotiques. Comme la conscience humaine ne peut atteindre pour Hegel, dans ce contexte, quelques idées, il choisit de ne pas développer sa pensée de l’Histoire par rapport à l’Afrique. Nous pouvons dire que la pensée « idéaliste » de Hegel, à la fois centrée sur l’histoire et sur l’État, peut ainsi l’amener à un réel racisme et un mépris de toute organisation politique qui ne soit pas étatique. Remettre sa pensée sur ses pieds, par rapport à un matérialisme centré sur la géographie, aurait pour avantage de permettre de quitter sa référence à l’État et d’ouvrir la réflexion politique aux problèmes environnementaux. C’est du moins ce que la deuxième partie de notre présentation voudra tenter de montrer.

2. La géographie (et l’écologie), ça sert, d’abord, à faire la guerre (et la politique)

Le problème de l’écologie apparaît très lié à celui de l’espace. En effet, l’étymologie même de l’écologie invite à faire une étude de la maison, ou de l’environnement en tant qu’habitat. Cette référence à cet habitat environnemental est commune avec l’économie, laquelle, si elle n’étudie pas l’environnement, du moins le mesure. La première partie de notre exposé voulait d’abord montrer que l’écologie politique se replaçait dans une histoire des luttes politiques et pouvait être posée vis-à-vis de Marx et Hegel. Il s’agissait de montrer pourquoi l’écologie politique pouvait être en ce sens être définie comme un matérialisme géographique. Il s’agit maintenant de se demander comment et de quelle façon une pensée géographique peut contribuer à l’écologie politique. En quoi la géographie est-elle politique ?

Nous posons cette question en tant qu’elle nous apparaît bien montrer l’intérêt de cette géographie pour l’écologie politique en particulier, mais aussi pour la politique en général. Ainsi, le géographe Yves Lacoste, écrivait en 1976 un livre dont la thèse-titre était que La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. La question de Lacoste est d’abord épistémologique, il s’agit d’établir une réflexion sur la géographie en tant que science. Or le caractère spécifique de la géographie, selon Lacoste, est d’emblée militaire et politique :

« Poser d’entrée de jeu que la géographie sert, d’abord, à faire la guerre n’implique pas qu’elle ne serve qu’à mener les opérations militaires ; elle sert aussi à organiser les territoires non seulement en prévision des batailles qu’il faudra livrer contre tel ou tel adversaire, mais aussi pour mieux contrôler les hommes sur lesquels l’appareil d’État exerce son autorité. La géographie est d’abord un savoir stratégique étroitement lié à un ensemble de pratiques qui exigent le rassemblement articulé de renseignements extrêmement variés, au premier abord hétéroclites »20.

De tels propos ne sont pas sans faire penser au problème actuel des Big data, par lesquels de tels renseignements hétéroclites sont pris pour cerner le consommateur, ou le citoyen comme menace (criminelle, terroriste…) potentielle. La géographie, en bref, peut-être définie, en tant que savoir, comme un outil de pouvoir, si ce n’est de contre-pouvoir. Par elle, il est possible de contrôler un territoire, mais aussi ses ressources ou son aménagement. Nous pouvons comprendre l’intérêt des militaires, mais aussi des politiciens, voire des chefs d’entreprises, pour un tel savoir corrélé, en dernière analyse, à la question de la puissance. Cette dernière est définie par le philosophe Raymond Aron comme « la capacité de faire, produire ou détruire » :

« Un explosif a une puissance mesurable et, de même, une marée, le vent, un tremblement de terre. La puissance d’une personne ou d’une collectivité n’est pas mesurable rigoureusement en raison même de la diversité des buts qu’elle s’assigne et des moyens qu’elle emploie. Le fait que les hommes appliquent leur puissance essentiellement sur leurs semblables donne au concept, en politique, sa signification authentique. La puissance d’un individu est la capacité de faire, mais, avant tout, celle d’influer sur la conduite ou les sentiments des autres individus. J’appelle puissance sur la scène internationale la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités. En bref, la puissance politique n’est pas un absolu mais une relation humaine »21.

La puissance, en tant que capacité de production ou de destruction, serait de même une affaire d’influence, dès lors qu’elle est appliquée au domaine du social, voire du vivant en général. Or la question spatiale fait partie du problème de la puissance comme Aron le précisera quand il donne a cette puissance « trois éléments fondamentaux » :

« D’abord l’espace qu’occupent les unités politiques, ensuite les matériaux disponibles et le savoir qui permet de les transformer en armes, le nombre des hommes et l’art de les transformer en soldats (ou encore la quantité et la qualité des outils et des combattants), enfin la capacité d’action collective qui englobe aussi bien l’organisation de l’armée, la discipline des combattants, la qualité du commandement civil et militaire, en guerre et en paix, la solidarité des citoyens face à l’épreuve, à la bonne ou à la mauvaise fortune. Ces trois termes, dans leur expression abstraite, couvrent l’ensemble puisqu’ils équivalent à la proposition : la puissance d’une collectivité dépend de la scène de son action et de sa capacité d’utiliser les ressources matérielles et humaines, qui lui sont données : milieu, ressources, action collective, tels sont de toute évidence, quel que soit le siècle et quelles que soient les modalités de la compétition entre unités politiques, les déterminants de la puissance. Ces trois termes sont également valables dans l’analyse de la puissance à tous les niveaux, depuis l’échelon tactique des petites unités jusqu’au niveau stratégique où des armées de millions d’hommes se heurtent et au niveau diplomatique où les États rivalisent en permanence »22.

Le problème de l’espace est donc un problème de puissance et même politique en tant qu’une entité politique, comme tout être vivant, peut se définir par ces éléments. Toutefois, ce problème de la puissance apparaît pouvoir concerner non juste les États, mais toute organisation, voire individu. Toute organisation, et tout individu seraient concernés par la puissance et donc par l’espace, les ressources et la capacité d’action collective. À partir de la proposition de Lacoste, nous pouvons voir l’importance politique de la géographie. Celle-ci serait d’autant plus intéressante pour un mouvement politique, comme l’écologie politique, qu’elle pourrait lui servir de paradigme ou de modèle.

La question de la géographie, de l’espace, est d’autant plus centrale qu’elle permet d’aborder le problème des ressources et de l’aménagement de cet espace. Cependant, un tel espace n’est jamais clos (sauf par des décisions en vue d’établir des frontières, établies par différentes puissances). Les questions environnementales, comme le réchauffement climatique par exemple, dépassent ce problème des frontières. De ce point de vue, nous pouvons rejoindre Julien Vanderburie et Christian Vandermoten, lesquels concluent leur livre, Territorialités et politiques, à propos de la nécessité de « nouveaux paradigmes géopolitiques » :

« Les déséquilibres écologiques mondiaux, surconsommations des ressources renouvelables, épuisement de ressources fossiles, pertes de biodiversité et changements climatiques induits par l’activité humaine deviennent de nouveaux enjeux géopolitiques majeurs. Avec les effets de la dérégulation spéculative du système financier international, ces problématiques illustrent parfaitement les contradictions nées des compétitions entre les États, confrontées à l’absence de système fort de régulation à l’échelle mondiale, celle du fonctionnement du système-monde contemporain »23.

En vue de comprendre le système-monde qu’est la planète, notre habitat, en tant que système ou ensemble cohérent, la géographie est un outil de premier plan. Or la géographie, comme le matérialisme marxien, pourrait donc servir d’outil critique et même de paradigme à l’écologie politique. Cette dernière pourrait donc voir dans la géographie un moyen de penser le monde tel un système duquel il serait nécessaire de protéger l’intégrité, malgré les compétitions entre les puissances en général, étatiques ou non.

Conclusion : quels mondes (dystopiques) pour l’écologie ?

Notre proposition se voulait de concevoir l’écologie politique tel un matérialisme géographique. Cette proposition s’est donc faite en deux parties : 1° le prolongement du matérialisme historique par un angle géographique, tant par rapport à Hegel qu’en relation à Marx ; 2° la présentation de la géographie et de son lien avec la politique. Par ces deux angles, nous avons donc voulu montrer que l’écologie pouvait servir de perspective critique sur la politique, et donc être au service des luttes progressistes. Nous pouvons donc dire que, par l’angle de la géographie, il s’agit de penser un meilleur aménagement du monde, lequel pourrait contribuer à un bien-être général, tant pour les individus que pour les collectivités. Dès lors, comment penser cet aménagement du monde ? Quels mondes possibles pour l’écologie ?

Après la critique toujours nécessaire, permanente à l’instar du matérialisme marxien, l’écologie doit pouvoir aussi permettre de penser le monde, ou plutôt plusieurs mondes possibles. Le projet écologique pourrait, en ce sens, sembler utopique, puisqu’il s’agirait de penser un meilleur monde. Dans notre conclusion, nous voudrons cependant affirmer qu’il n’en est rien, ou plutôt apporter une petite nuance à une perspective utopique de l’écologie. En effet, le projet écologique ne serait pas à notre sens utopique, mais plutôt dystopique.

Notre proposition pourrait faire sourciller le lecteur, mais nous devons ici afin de nous expliquer émettre deux objections au concept d’utopie : 1° l’utopie est idéaliste, par définition, elle n’existe pas et même ne pourrait pas exister ; 2° l’utopie est close (son modèle, celui de Thomas More, est d’ailleurs une île) comme en témoigne Harvey24, elle ne peut exister que dans une bulle à la fois spatiale et temporelle sans laquelle elle ne pourrait exister.

L’utopie, en tant que telle, peut par son idéalisme fournir une critique de la réalité, dénoncer cette dernière avec la présentation d’un espace social et politique considéré comme plus juste, meilleur. Cependant, la dystopie nous apparaît comme une meilleure alternative dans cette critique : c’est la réalité, et certaines tendances en cette dernière qui sont dénoncées. Nous songerons bien entendu au Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley et au 1984 de Georges Orwell. Néanmoins, la série de télévision actuelle Black Mirror, montre elle-même de nos jours des exemples de telles dystopies, de reflets sombres (par un miroir noir) de notre société.

Toutefois, si la dystopie peut servir à critiquer la réalité, elle pourrait de même servir à imaginer une autre réalité, voire d’autres réalités. Si le concept de dystopie peut s’opposer à celui d’utopie, il pourrait ne pas être idéaliste, et de même supposer un espace, et même des espaces qui ne soient pas clos. Ce projet dystopique pourrait ainsi participer au projet critique du matérialisme historique marxien de transformation de la réalité. Il s’agirait donc d’imaginer d’autres réalités, aussi bien mauvaises que bonnes, et leurs interactions possibles. Dès lors, si l’écologie politique peut servir d’outil critique, sous sa forme d’un matérialisme géographique, elle pourrait aussi servir d’instrument de création en vue d’imaginer d’autres réalités, lesquelles sont désirées ou non, et peuvent ou non interagir en un système monde.

1 K. MARX, Thèses de Feuerbach, in K. MARX, Philosophie, trad. De l’allemand par M. RUBEL, éd. Gallimard, coll. Folio/essais, Paris, 1982, p. 235.

2 K. MARX, Extraits de la postface de la seconde édition allemande, in K. MARX, Philosophie, op. cit., p. 510.

3 G.W.F. HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. de l’allemand par J. GIBELIN, Paris, 1998, p. 41.

4 G.W.F. HEGEL, La Phénoménologie de l’Esprit, édition de 1807, trad. de l’allemand et avant-propos par J-P. LEFEVBRE, éd. Aubier, Paris, 1991, pp. 139-156.

5 G.W.F. HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques, III, Philosophie de l’esprit, trad. de l’allemand par B. BOURGEOIS, éd. Librairie Philosophique J. Vrin, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, Paris, 2006, Add. § 432.

6 G.W.F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, op. cit., trad. de l’allemand par J-F. KERVEGAN, éd. Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, Paris, 2013, § 325.

7 Ibid., § 273.

8 G.W.F. HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 167.

9 K. MARX, Manifeste du parti communiste, in K. MARX, Philosophie, op. cit., p. 399.

10 K. MARX, Extraits de la postface de la seconde édition allemande, in K. MARX, Philosophie, op. cit., p. 510.

11 Nous pourrions peut-être considérer, dans notre contexte, que Marx est ici trop lapidaire et que notre réalité va de pair avec nos représentations de celle-ci. Une telle posture peut être corrélée avec notre conclusion : il s’agit, par la géographie, de se représenter d’autres mondes possibles, en plus de critiquer nos représentations existantes.

12 Ibid.

13 K. MARX, Thèses de Feuerbach, op. cit., p. 234.

14 K. MARX, L’Idéologie allemande, in K. MARX, Philosophie, op. cit., p. 287.

15 K. MARX, Manifeste du parti communiste, op. cit., p. 398.

16 G.W.F. HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 66.

17 D. HARVEY, 1. Sur la situation de la géographie, hier et aujourd’hui : un manifeste matérialiste historique, trad. de l’anglais par T. LABICA, in D. HARVEY, Géographie et capital ; vers un matérialisme historico-géographique, ed. Syllepse, Paris, 2010, p. 50.

18 G.W.F. HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 67.

19Ibid., p. 75-76.

20 Y. LACOSTE, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, nouvelle édition augmentée, ed. La Découverte, Paris, 2012, pp. 56-57.

21 R. ARON, Paix et guerre entre les nations, éd. Calmann-Lévy, Paris, 2004, pp. 58-59.

22 Ibid., pp. 64-65.

23 C. VANDERMOTTEN, J. VANDERBURIE, Territorialités et politique, ed. de l’Université de Bruxelles, 2011, p. 451.

24 D. HARVEY, 7. L’espace urbain après le capitalisme : une utopie nécessaire, trad. de l’anglais par S. KOUVELAKIS, in D. HARVEY, Géographie et capital ; vers un matérialisme historico-géographique, op. cit. p. 190.

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