Dans une récente opinion parue dans la presse, Drieu Godefridi prétend mettre en garde ses lecteurs contre la ‘tentation totalitaire de l’écologie’. Regrettant que « la raison n’a pas encore triomphé », il affirme que le GIEC est une ‘organisation politique’ dont les rapports seraient des documents ‘non scientifiques’ relayant ‘l’idéologie écologiste la plus échevelée’. Sous-entendant donc que, nonobstant un prétendu ‘complot’ écolo-scientifique, le dérèglement climatique, son origine anthropique et ses conséquences sociétales délétères ne sont pas avérés[[ Rappelons que ces thèses font l’objet d’un consensus scientifique international depuis plus de 20 ans et désormais d’un accord international entre toutes les nations du monde conclu en décembre 2015 à Paris et entrant en vigueur le 4 novembre 2016 et last but not least, que les conséquences délétères du dérèglement climatique provoquent déjà des morts en Europe et ailleurs dans le monde documentées par la Science depuis plusieurs années.

]], et « qu’à mesure qu’ils sont battus en brèche, les tenants de la thèse dominante tendent à se radicaliser », l’auteur critique un rapport récent du National Bureau of Economic Research américain, pour des ‘projets délirants’, qui s’inscriraient « dans la droite ligne des recommandations malthusiennes [sic] du GIEC », et qui, selon lui, « marquent l’exaspération d’un débat que l’on a cru fondé en science, alors qu’il ne l’a jamais été que dans l’idéologie ».

Assurément, en pratiquant le relativisme, la théorie du complot, l’hyperbole, le procès d’intention et l’incohérence, Monsieur Godefridi nous révèle davantage ses talents de sophiste que ceux de philosophe.

Il faut reconnaître que la science est la meilleure méthode dont nous disposons contre le relativisme et la théorie du complot

Les philosophes authentiques savent qu’ils ne savent rien, que nul ne détient La Vérité. Ils savent que la vérité serait au mieux, une réalité idéale, voilé par les défauts de notre perception et de notre entendement (pour les absolutistes), au pire, une chose qui n’existerait pas (pour les relativistes). Entre les deux, on trouve des conceptions moins extrêmes, estimant que toutes les vérités ne se valent pas et que certaines ont plus de valeur que d’autres. C’est le cas de la vérité scientifique, n’en déplaise à Monsieur Godefridi.

Dans la complexité et l’incertitude de l’existence en effet, une institution, imparfaite, a été forgée progressivement par les Hommes pour établir un consensus rationnel sur un certain degré de validité, sur la valeur, d’une forme institutionnalisée de vérité : la Science. La Science est une institution imparfaite mais ses méthodes sont censée permettre de s’assurer du mieux possible que les thèses qu’elle produit jouissent d’un haut degré de cohérence interne et externe, ne sont pas démenties par les faits observables et sont soumises à l’examen méthodique par les pairs. Les thèses intenables sont progressiveent abandonnées tandis que celles qui survivent à la critique peuvent continuer à servir de référence.

Par son relativisme, Monsieur Godefridi remet donc en question le plus formidable consensus intellectuel de tous les temps, qui a fondé l’expression de la vérité scientifique selon la méthode la plus aboutie : la publication dans des revues scientifiques internationales à comité de lecture par les pairs. Il prétend seul remettre en cause un effort philosophique et intellectuel plurimillénaire. S’attaquant à l’arbre qui cache la forêt, c’est-à-dire aux rapports du GIEC qui ne font que synthétiser et reprendre l’état de la connaissance scientifique contenu dans les revues scientifiques internationales (Nature, Science, etc.), il introduit un doute bâti sur la théorie du complot. Si le sophiste ne craint pas de renier la méthode scientifique et la valeur qui lui est reconnue par l’Humanité, le philosophe, lui, s’en abstient ou alors il se fait scientifique et soumet sa thèse aux mêmes critères d’examen critique. Si Godefridi a accès à une Vérité révélée quant à l’inexistence du dérèglement climatique, qu’il nous le prouve selon les mêmes standards de validation scientifique.

Il faut lire les textes qu’on critique en se gardant de l’hyperbole et du procès d’intention

Après une compréhension défaillante du fond et de la forme du « papier de travail » publié par le National Bureau of Economic Research, Godefri infère des ‘projets’ qui seraient ‘délirants’.

Il faut pourtant rappeler que le NBER publie des travaux scientifiques et que celui dont nous parlons n’est pas un ‘projet’, n’a rien d’un texte d’écologie politique, mais est une étude scientifique qui trouve dans la réorganisation radicale de l’économie de guerre américaine des années 40′ un modèle d’étude (et non un programme à répliquer tel quel, ce qui est un procès d’intention) quant à la capacité d’une nation démocratique d’infléchir fondamentalement son activité économique intérieure afin de contrer une menace existentielle.

Encore une fois, Drieu Godefridi méconnait la démarche scientifique.

Il faut se garder de l’incohérence face au libéralisme, qui reconnaît la hiérarchie des valeurs et la nécessité des limites

Godefridi estime que « le contrôle de l’activité économique implique le contrôle de la vie de chaque individu dans tous ses aspects, et non dans les seuls aspects économiques ».

Pourtant, s’il existe un libéralisme philosophique et politique noble et légitime, construit autour de l’idéal de liberté, il n’a néanmoins jamais prétendu refuser l’autorité légitime qui impose des limites afin d’encadrer l’exercice de la liberté. Le libéralisme reconnaît que la liberté n’est jamais totale, absolue et ne doit jamais devenir illimitée. Une liberté sans limite n’est pas une liberté, mais la guerre de tous contre tous (guerre civile) ou la guerre d’un contre tous (dictature), l’absence de limites étant le signe le plus sûr du totalitarisme, et non l’inverse. Ainsi le véritable libéral reconnaît que tous les droits et les libertés ne se valent pas en pratique, et qu’un principe central de responsabilité doit guider l’exercice de la liberté. Ainsi les droits à la vie, à la santé et à liberté priment la plupart du temps sur les droits et libertés économiques.

Ainsi, les mesures drastiques que les Etats-Unis et le Royaume-Uni mirent démocratiquement en œuvre, y compris en limitant fortement les libertés économiques, furent prises pour défendre leur propre liberté et celle du monde libre, leur démocratie et leurs droits fondamentaux. Aurait-il fallu hier, pour garantir à tout prix des libertés économiques pourtant subordonnées aux droits à la vie, à la santé et à la liberté politique, que ces démocraties ne prennent aucune mesure forte d’organisation de l’économie et de la société ? Roosevelt et Churchill auraient-ils dû donner gentiment les clefs de leurs démocraties aux totalitarismes Japonais et aux Allemands pour ne pas nuire à la liberté d’entreprendre ? Le contrôle de l’activité économique effectué aujourd’hui par les administrations et polices de la Santé publique et de la Sécurité de la chaîne alimentaire, de l’Economie, de l’Environnement et des Finances, qui protègent la vie et la santé des citoyens contre l’illimitation économique, est-il une dérive totalitaire, qui conduit nécessairement au contrôle de la vie de chaque individu dans tous ses aspects ?

Selon le libéralisme, est acceptable l’intervention de l’Etat lorsqu’elle est nécessaire pour protéger l’exercice même des droits et libertés fondamentales. Si le caractère existentiel de la menace climatique est avéré, et le consensus scientifique l’affirme, alors des limitations drastiques à certaines libertés économiques pour préserver les libertés et droits à la vie, à la santé et à l’exercice démocratique menacés par le dérèglement climatique sont tout à fait légitimes, et en parfaite cohérence avec la pensée libérale.

L’incertitude augmente le degré de responsabilité des penseurs et des décideurs

On ne peut pas balayer la « vérité scientifique » produite par l’institution scientifique au seul motif qu’elle contraint le fantasme de liberté économique illimitée de certains est irresponsable.

A l’instar du scientifique et philosophe Nassim Nicholas Taleb, il faut reconnaitre que l’incertitude qui entoure (de moins en moins) les travaux scientifiques consensuels sur le climat ne peut jamais servir d’argument pour l’inaction. En effet, il est philosophiquement irresponsable, comme le philosophe Hans Jonas l’a montré, de ne pas prendre des mesures de précaution à partir du moment où un risque existentiel potentiel est avéré, qui menace l’intégrité d’un individu ou d’une société. A partir du moment où les sciences du climat et la réalité climatique actuelle ont amplement démontré ce risque existentiel que fait peser le dérèglement climatique sur nos sociétés, tout déni ou manœuvre dilatoire s’appuyant sur un inévitable degré d’incertitude résiduel (puisque la Science ne parviendra jamais à une illusoire Vérité Absolue), est irresponsable.

Ne soyons donc pas naïfs, au fond, Drieu Godefri exprime le pire délitement d’une forme dévoyée de la philosophie libérale : le refus pathologique de toute limitation aux libertés individuelles. L’environnement imposant un principe de réalité au fantasme de la toute-puissance, il est depuis 50 ans le champ d’une bataille acharnée de ceux qui souffrent de cette pathologie. Comme l’ouvrage « Les marchands de doute » de Naomi Oreskes l’a montré, les retards démocratiques dont se montrent complices de tels irresponsables dans d’autres dossiers où ils vendirent du doute au moyen de raisonnements sophistiques (tabac, trou dans la couche d’ozone, amiante, etc.) causent encore des morts humaines par trop réelles.

Ces opinions irresponsables engagent donc leur responsabilité et celle de ceux qui les suivent sans les soumettre à la contradiction.

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