Un ambitieux projet de transformation de l’économie locale est mis en place dans la région de Bruxelles-capitale, par la secrétaire d’Etat Barbara Trachte, s’inspirant de l’économie du Donut proposée par l’économiste anglaise Kate Raworth. Combinant le concept de frontières planétaires avec le concept complémentaire de frontières sociales, l’économie du Donut souhaite articuler les besoins économiques à un plafond environnemental. Pour mieux comprendre les enjeux théoriques et pratiques de cette approche, Kate Raworth a accepté de nous expliquer sa vision.

Kate Raworth

Kate Raworth

– Nous avons l’habitude d’entendre parler de croissance verte ou de décroissance, opposant souvent un concept à un autre. Votre approche semble vouloir sortir de cette opposition stricte. Est-il possible de penser à la transition sans proposer de chiffres macro-économiques?

Alors, mettons de côté le mot croissance car il amène de la confusion à propos de ce dont nous parlons. Le 20ème siècle était axé sur le PIB comme mesure, et il a insisté sur le fait que le progrès était une croissance sans fin en termes monétaires et qu’il dépendait de son augmentation sans fin. Mais au 21ème siècle, nous avons besoin d’une orientation complètement différente. Nous devons changer la dynamique de nos économies. Nous avons hérité d’économies qui sont dégénératives par conception, et nous devons créer des économies régénératives, qui fonctionnent avec et dans les cycles du monde vivant. Nous avons hérité d’économies extractives générant de la valeur et des opportunités entre les mains d’un pour cent de la population. Nous devons les transformer en économies qui sont distributives, partageant la valeur et les opportunités beaucoup plus collectivement et beaucoup plus équitablement qu’auparavant. Nous devons donc mettre en place une dynamique dont la structure doit être à la fois régénératrice et distributive. Dans ce cadre, à mon sens, le PIB ou le revenu national sont sensibles à ces dynamiques que nous devons créer. Nous ne devrions donc pas être obsédés par l’idée de croissance ou de décroissance. Cela ne nous dit pas tout ce que nous devons savoir sur notre bien-être. Mettons en place une nouvelle dynamique de conception régénérative et distributive et permettons au PIB d’être une réponse aux changements dont nous savons que nous allons avoir besoin.

Parfois, la forme la plus puissante de protestation est celle dans laquelle nous proposons quelque chose de nouveau

– Il reste cependant une grande série d’obstacles qui empêchent de sortir de ce dogme de la croissance. Où devrions-nous commencer? La première étape doit être locale ou mondiale?

Il faut commencer par là où vous êtes. Si vous êtes actif dans un quartier, commencez dans votre rue. Si vous dirigez une PME ou une entreprise plus importante, commencez par votre entreprise. Si vous travaillez aux Nations Unies, commencez au niveau mondial. Si vous êtes député, commencez par votre État. Ces transformations doivent se produire à tous les niveaux elles doivent commencer partout. Il y a des acteurs du changement partout. Il y a des gens qui commencent à agir sans attendre qu’on leur demande et qui travaillent à tous les niveaux. C’est essentiel parce que le changement à un niveau étatique ne se produit que lorsque les élus peuvent voir que les communautés sont prêtes pour cela. De même, les communautés ne peuvent apporter pleinement le changement qu’elles veulent faire que si la réglementation et la législation en place le soutiennent. Il est donc essentiel d’agir à tous les niveaux. Le plus important, ce n’est pas d’être contre quelque chose, contre l’ancienne économie, contre la croissance avant que quelque chose d’autre n’exprime l’alternative dans laquelle vous vous engagez. Parfois, la forme la plus puissante de protestation est celle dans laquelle nous proposons quelque chose de nouveau. Avec notre laboratoire d’action économique autour du Donut, nous voyons que nous faisons de la protestation par nos propositions pratiques. Nous transformons les nouvelles idées économiques en pratiques transformatrices. Alors soyons pour une économie florissante, régénératrice, distributive. Et puis regardons la conception des institutions dont nous avons hérité et demandons nous comment elles nous enferment dans une croissance sans fin et comment nous pouvons débloquer cette conception.

– Comment mettriez-vous cela en pratique? Quels sont les domaines prioritaires dans lesquels votre réflexion économique devrait se concrétiser?

À un niveau très pratique, nous devons faire sortir nos économies d’une conception linéaire et dégénérative des matériaux, où nous extrayons, transformons, consommons puis jetons ce que nous utilisons. C’est un processus perdant. Nous devons transformer cela en une économie circulaire ou cyclique où les ressources ne sont jamais épuisées. Elles sont utilisés encore et encore, beaucoup plus collectivement, avec plus de soin et de créativité. Nous devons également nous engager résolument pour la fin des combustibles fossiles. Au 20ème siècle, nous avons regardé en bas pour trouver des sources d’énergie. Au 21ème siècle, nous regarderons le soleil et le vent. Nous devons donc transformer la base de l’énergie. Mais nous devons aussi approfondir le modèle des institutions et le modèle de la propriété. Dans un État, une ville ou une région, nous devons nous demander à qui appartient la terre et à quelle fin cette terre est-elle affectée? À qui appartient le logement d’une ville? Est-il utilisé pour satisfaire les droits essentiels des personnes au logement ou est-il utilisé comme investissement extractif? L’idée qui domine avant tout est de générer un retour financier pour son propriétaire. Pareil pour les entreprises. Regardons leur propriété. Au 20ème siècle, les entreprises appartenaient souvent à des actionnaires distants qui ne s’intéressaient qu’au taux de rendement qui leur revenait. Nous pouvons créer des entreprises détenues localement, détenues par des employés, détenues en tant que coopératives. En conséquence, la propriété signifie que l’entreprise peut être réaffectée pour servir cette communauté. De même, qu’en est-il de la propriété des idées? Au cours des 500 dernières années, des idées ont été englobées dans des conceptions de propriété intellectuelle via des droits d’auteur et de brevets. Aujourd’hui, nous avons le Creative Commons et la conception open source qui bousculent ces choses. La propriété est donc essentielle, car elle détermine à qui appartient un actif et à quel but cet actif est destiné. S’agit-il d’un objectif de transformation et d’un avenir prospère, ou est-il destiné à obtenir le rendement financier le plus élevé et le plus rapide?

L’écologie et le social doivent être liés, c’est aujourd’hui une évidence de plus en plus manifeste. Maintenant, pratiquement, comment concilier écologie économique dans la lutte contre les inégalités économiques?

Les inégalités sont souvent considérées, tout d’abord, en termes d’inégalités de revenus. Celles-ci sont vastes, souvent au sein des États, mais certainement entre les États. Mais de plus en plus, il est très clair que les inégalités qui comptent sont aussi des inégalités écologiques. Oxfam a publié fin 2020 un rapport montrant que le 1% des personnes les plus riches dans le monde a les mêmes émissions de gaz à effet de serre que les 50% des plus pauvres du monde. Et nous savons que les impacts du changement climatique sont les premiers et les plus durs sur les plus précaires. Il y a donc des injustices extraordinaires quant à savoir qui crée le changement climatique et qui supporte l’impact du changement climatique. Les inégalités doivent donc être appréhendées financièrement, mais aussi socialement entre les groupes en termes de genre et de race. Dans les domaines de la santé et de l’éducation, du logement, de la mobilité et de l’accès à l’emploi nous savons que ces inégalités de genre et de races sont plus importantes. Nous avons donc des inégalités financières de revenus et de richesse. Nous avons des inégalités sociales en termes de sexe et de race, mais nous avons aussi des inégalités écologiques en termes de qui cause des dommages au climat et qui est le plus durement touché à mesure que ces inégalités deviennent plus claires. Je pense qu’il devient de plus en plus évident que si nous voulons vivre dans un monde dans lequel nous répondons aux besoins de tous les peuples avec les moyens de cette seule planète vivante, ce ne peut pas être un monde aussi profondément inégal qu’il l’est aujourd’hui. Nous ne pouvons pas maintenir des niveaux extraordinaires d’inégalités parce que cela laisse des milliards de personnes en deçà des besoins les plus essentiels, alors que déjà, collectivement, l’humanité dépasse de multiples frontières planétaires. Nous ne réussirons à vivre dans le Donut que si nous avons des économies beaucoup plus équitables et une économie mondiale. C’est essentiel pour la transformation que nous savons déjà que nous devons opérer.

Modèle du Donut

(Un entretien réalisé par Jonathan Piron pour Etopia)

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