Cet article explore les ponts qui peuvent être établis entre « écoféminisme », tel que l’entendent Vandana Shiva et Maria Mies, et «  féminisme décolonial » dans la proposition formulée par Françoise Vergès. Le but est d’introduire à ces autrices, comme une invitation à explorer les champs de réflexion qu’elles ouvrent au lectorat. Après une brève présentation des ouvrages sur lesquels sur lesquels cette analyse se base, leurs points de convergence et leurs thèmes communs seront mis en évidence, avant de souligner l’apport singulier de chacun.

Vandana Shiva et Maria Mies ont co-écrit Ecoféminisme, en anglais, en 1993, ouvrage fut traduit en français en 1998. Françoise Vergès a quant à elle publié deux ouvrages utilisés ici, Le ventre des femmes et Un féminisme décolonial respectivement en 2017 et 2019. Le premier point commun entre tous ces ouvrages est d’être écrit un pied dans le Sud global, un pied au Nord. En effet, l’ouvrage à quatre mains de Mies et Shiva rassemble les analyses d’une Indienne et d’une Allemande, alors que la Française Vergès a elle-même un pied de chaque côté, étant issue de la Réunion et ayant vécu tant en France et aux États-Unis, qu’à la Réunion, en Algérie ou au Panama.

L’ouvrage de Mies et Shiva, où alternent les chapitres de l’une et l’autre, propose sept grandes parties thématiques. Celles-ci abordent des grands mythes de la modernité occidentale imposés par la colonisation au reste du monde, pour les déconstruire et proposer un renouveau en conclusion – la perspective de la subsistance : la science, le développement et l’idéologie du « rattrapage », les biotechnologies tant alimentaires que reproductives, la nation, le marché. Pour chacun de ces mythes, elles montrent comment le fonctionnement actuel vient appauvrir le vécu des êtres humains, et en particulier des femmes1, comme les possibilités pour le vivant de se régénérer. Ainsi, l’introduction annonce l’hypothèse centrale de l’ouvrage : « La base commune pour la libération des femmes et la préservation de la vie sur terre doit être trouvée dans les activités de ces femmes qui (…) luttent pour conserver leur base de subsistance » (p. 25).

Dans les ouvrages de Vergès, la perspective est davantage centrée sur la France et les mouvements sociaux français de femmes, à la fois en métropole et dans les outre-mers, pour montrer comment des politiques de reproduction ont différé entre l’un et l’autre espaces géographiques. Le ventre des femmes déplie les processus qui ont rendu possible la violence exercée sur les femmes réunionnaises2, à travers les avortements et les stérilisations forcées, alors qu’en métropole, l’avortement était interdit. Elle montre également comment le Mouvement de Libération des Femmes en particulier, en se concentrant sur les problématiques rencontrées par les femmes (blanches) de métropole, a participé à la création d’une féminisme nationaliste, éclipsant ainsi la fracture raciale qui s’est créée par ces politiques différenciées. Si dans Le ventre des femmes son propos porte avant tout sur ces politiques différencialistes et racistes, dans Un féminisme décolonial elle met davantage en évidence les luttes des femmes du Sud global – par contraste avec ce qu’elle appelle le « féminisme civilisationnel ». Ses propositions visent toutefois principalement la France3.

1. Les points communs entre Vergès et Shiva/Mies

1. 1. Dénoncer le racisme épistémique

Le premier point commun entre les ouvrages traités est la dénonciation du racisme épistémique. Vergès montre tout au long du Ventre des femmes que « le mépris républicain pour les cultures vernaculaires et régionales se double dans les DOM d’un mépris pour des cultures « sans écriture » » (p. 133) Ce mépris se traduit à la fois par le manque de prise en compte des récits des femmes réunionnaises par les femmes de la métropole, mais plus largement par tout un système social qui dévalorise les savoirs des femmes réunionnaises sur leur propre corps, et mène la bourgeoisie locale, qui nait en gagnant des postes administratifs sur l’île, à reprendre à son compte le discours et les pratiques de la métropole, contre l’intérêt des insulaires ou sans voir la métamorphose « postcoloniale » que ces pratiques créaient.

Mies et Shiva quant à elles montrent que le réductionnisme propre à la science occidentale ou moderne est à l’origine ou rend possible et légitime le racisme épistémique (le mépris pour les connaissances et savoirs acquis hors de ce paradigme). Pour elles, la prétention réductionniste à la neutralité de la science :  « 1. réduit la capacité des êtres humains à connaître la nature en excluant tant les autres ‘connaissants’ que d’autres moyens de connaissance ; 2. en manipulant la nature comme une matière inerte et fragmentée, elle réduit sa capacité de régénération et de renouvellement » (p. 38). Parce qu’elle interfère avec les processus de régénération naturelle, la science contemporaine est responsable de la crise écologique. Base de nombre de processus d’industrialisation, elle « voit comme nature le travail social d’autres qu’elle veut dénigrer en le définissant comme non-travail, comme biologique et naturel, définissant comme passif à la fois le travail de la nature et des femmes. » (p. 41)

Toutefois, aucune de ces autrices ne promeut le relativisme comme alternative à ces critiques de la science. Pour Shiva et Mies, il s’agit au contraire d’élargir le concept de « sujet » dans le champ de la science pour proposer comme éthique de la recherche le principe de la réciprocité sujet-sujet. Elles exigent que la science prenne en considération les limites à l’action humaine que constitue la capacité régénératrice de la Terre, mais aussi que les « objets » visés par la science soient considérés à l’intérieur de leur milieu et non par abstraction, en renforçant le lien entre la recherche et les milieux de vies ou les luttes qui lui donnent ses sujets d’étude. Pour Vergès, la critique du racisme épistémique se porte à la fois sur la façon dont l’État français (métropolitain) a traité de façon coloniale la population des DOM, mais aussi sur la façon dont le féminisme de la métropole, malgré ses intentions initiales, a reconduit l’exclusion des femmes des DOM hors des considérations de la métropole. Pour elle, dans le féminisme décolonial, il s’agit de « dénationaliser et décoloniser le récit du féminisme blanc bourgeois sans occulter les réseaux féministes antiracistes internationalistes » (Un féminisme décolonial, p. 27). Cette décolonisation demande de prendre en compte « la façon dont la division du monde qu’esclavage et colonialisme opèrent dès le XVIème siècle (entre une humanité qui a le droit de vivre et celle qui peut mourir) traverse les féminismes occidentaux. ». Elle va ainsi un cran plus loin que Mies et Shiva, critiquant la persistance du racisme au sein même de certains courants féministes.

1. 2. Critique de l’idéal du développement

Le deuxième point commun est celui de la critique du pseudo-idéal de « développement » imposé au Sud, et son corollaire, l’idéologie du rattrapage : «  voir comment émerge le vocabulaire de la surpopulation, de l’impossible développement et de l’idéologie de rattrapage » est l’objectif explicite d’un des chapitres de l’ouvrage de Françoise Vergès (p. 57). Pour elle, c’est au moment du passage du statut de colonies au statut de département que les DOM se voient imposer l’idéal de développement et le principe du rattrapage. Elle montre que la contradiction entre le programme post-guerre mondiale du Conseil national de la Résistance, favorable à une démocratie sociale et économique, et les intérêts économiques de la France dans les DOM, ont mené à un compromis sous le vocable d’Union française qui a maintenu « des formes de gouvernementalité coloniale, qui vont se traduire de fait par des politiques d’intervention militaire et d’ingérence politique, et par la création de vastes réseaux de corruption. » (p. 64).

Comme Vergès, Shiva et Mies considèrent l’idéal de développement comme « impossible » mais elles précisent également que, pour le bien de la planète, cette idéal est aussi non-souhaitable. Elles mettent en évidence, d’une façon plus claire encore que Vergès, que le « sous-développement » relatif de certains pays est directement liés au « surdéveloppement » d’autres, et que la relation entre ces types de pays sont de nature (post)coloniales. De plus, l’idéal du développement promeut un seul et unique mode de vie, celui des personnes « riches ». Elles soulignent que ce mode de vie ne rend pas les gens heureux et relèvent : « en fin de compte, le mythe du développement par rattrapage mène à renforcer la destruction de l’environnement, l’exploitation du ‘Tiers-Monde’, la violence contre les femmes et la militarisation des hommes. » (p. 80) Un autre point que Shiva et Mies soulèvent, c’est que le paradigme du développement et l’économie capitaliste créent de la pauvreté et les effets « secondaires » suivants :

  • une crise alimentaire et nutritionnelle (par le remplacement des cultures vivrières traditionnelles par des cultures d’exportation)
  • une crise de l’eau (par l’usage intensif et excessif de l’eau pour toutes sortes d’industries, et des facteurs complexes tels que la désertifications et la déforestation)
  • des dangers toxiques par l’usage de substance toxiques dans des biens d’usage quotidienne
  • des dangers nucléaires

1.3. Le mythe de la surpopulation

Dans le prolongement de cette critique du pseudo-idéal du développement, les trois autrices s’accordent pour critiquer les politiques anti-natalistes adressées au Sud global, lesquelles sont articulées à l’idéal de développement. Vergès démontre l’exemplarité du cas français où les politiques anti-natalistes des DOM ont contrasté avec les politiques natalistes de la métropole, ce qui la mène à la conclusion suivante : « le patriarcat est racialisé » (p. 106). Montrant le lien entre ce qui se passait à la Réunion et les politiques onusiennes visant le Sud global, elle souligne que dans le paradigme du développement par rattrapage : « La fertilité des femmes du tiers-monde équivaut quasiment à une menace terroriste. Les États-Unis préconisent alors d’accélérer la mise ne place de programmes de contraception dans le monde. Ils obtiennent le soutien du gouvernement de l’Inde qui impose bientôt la stérilisation des hommes. La politique racialisée envers la natalité des femmes pauvres et non blanches que les gouvernements des États-Unis avaient appliquée sur leur sol est étendue au monde entier. » (p. 115)

Chez Shiva et Mies, la dénonciation de ces politiques racialisées se double d’une critique acerbe des technologies reproductives elles-mêmes. Elles mettent en évidence que l’existence de ces technologies créent une nécessité pour l’État d’interférer dans la capacité reproductive des personnes, pour réguler l’échange des différentes « parties » qui permettent la création d’embryons… On voit ici rejaillir la critique du réductionnisme scientifique, conjointe à la critique de l’économie de marché qui s’insère dans la reproduction humaine et montrant la dangerosité de la possibilité d’allier les technologies reproductives à l’ingénérie génétique, de façon raciste et sexiste. De plus, elles soulignent que la question de la densité de population n’est pas indifférente au type de mode de vie de chaque population. Là où Vergès montre que l’attitude de l’État français vis-à-vis de la population réunionnaise tient au changement de besoin dans la main-d’oeuvre sur l’île, Shiva et Mies insistent plus largement sur le fait que ces politiques dérivent d’un « dilemme industriel » : «  Il ne veut pas abandonner sa croissance et c’est pourquoi il fait endosser aux victimes les responsabilités des dommages causés aux pauvres du Sud et en particulier aux femmes qui font trop d’enfants. » (p. 309) Elles mettent également en évidence que ces politiques antinatalistes promues au Sud renforcent le patriarcat, puisqu’elles ciblent toujours la capacité reproductive des femmes et négligent le rôle de l’éducation des hommes dans la reproduction.

Dans ces deux critiques du mythe de la surpopulation du Sud, on retrouve une critique de l’ambivalence des technologies de la reproduction : à la fois possibilité de maitrise plus grande de leur corps par les femmes, et risque accru d’intervention étatique, sans leur consentement.

2. Différence de perspective

2. 1. La colonialité et le racisme : un phénomène à la fois national et international

L’ensemble du Ventre des femmes tout comme d’Un féminisme décolonial montre le racisme à l’oeuvre à la fois dans les pratiques étatiques différenciées selon qu’elles s’adressent aux femmes réunionnaises (racisées) ou selon qu’elles s’adressent aux femmes blanches, mais aussi comment le racisme se perpétue, consciemment ou non, par la négligence des problèmes des femmes non-blanches dans le mouvement féministe majoritaire en métropole.

Dans le premier ouvrage, Françoise Vergès démontre que la crainte que les DOM soient surpeuplés avait rendu possible les violences obstétricales systématiques qu’étaient les avortements et stérilisations forcées des femmes pauvres de la Réunion, mais aussi que c’était une tromperie : la crainte n’était pas la surpopulation indifférenciée de l’île, mais la croissance de la population racisée dans l’île. En effet, sous cet argument de surpopulation ont également été organisées des mouvement d’émigration vers la métropole (c’est-à-dire d’une main d’oeuvre française peu qualifiée et servile). On y trouverait une certaine logique si, au même moment, n’avaient pas eu lieu des politiques d’immigration aussi massives de fonctionnaires blanc.hes métropolitain.es pour venir administrer l’île. A ce double mouvement d’immigration incité par l’État, on voit que la gestion politique de l’île est celle d’une politique racialisante, qui renforce et produit la division internationale du travail, et s’appuie sur des logiques héritées de l’esclavage.

Vergès met un point d’honneur à détailler l’exploitation du ventre des femmes noires, celles du continent africain comme celles transbordées de l’autre côté de l’Atlantique, depuis la traite, dans deux types de colonies : celles qui reposaient sur l’importation de la main d’oeuvre par la traite esclavagiste, et celles qui, comme aux États-Unis, organisaient la reproduction des esclaves de façon « industrielle ». Pour l’autrice, cette réalité demande une attention particulière au féminisme : « Dès que l’on considère le vol du ventre des femmes noires et le viol comme des éléments du capitalisme, l’analyse du patriarcat comme universel et s’exerçant partout de la même manière cesse d’être pertinente. » (p. 106) Ainsi s’annonce dans Le ventre des femmes la critique du féminisme « civilisationnel » dont traite Un féminisme décolonial.

Dans ce second ouvrage, l’autrice dessine une perspective féministe qui s’attache à prendre en compte la réalité de toutes les femmes, sans oublier que certaines femmes ont pu et peuvent en opprimer d’autres4. Elle montre surtout que certains féminismes, dont le fémonationalisme, sont devenus vecteur de division racialiste dans la mesure où « ils adhèrent à une mission civilisatrice qui divise le monde entre cultures ouvertes à l’égalité des femmes et cultures hostiles à l’égalité. » (p. 80). De plus, Vergès est attentive à distinguer plusieurs types de patriarcat, les patriarcats capitalistes (libéral ou conservateur), des patriarcats des populations racisées. Concernant ces derniers, et plus précisément concernant les hommes racisés, Vergès rend compte de la position d’équilibriste que tiennent les féminismes décoloniaux, appelant à une « solidarité », comme « alternative à l’injonction de loyauté », mais une solidarité « qui ne tolère pas la violence ». (p. 100)

Écoféminisme ne met pas en évidence une telle critique interne au féminisme. Si son « ennemi principal » est bien l’ « Homme Blanc » (capitaliste), expression qui se retrouve tout au long de cet écrit, les modalités de reproduction du racisme en général et dans le féminisme en particulier n’est pas une de leur préoccupation principale. On retrouve toutefois une critique des constructions nationales comme vecteurs à la fois de racisme et de sexisme, par alignement sur les politiques capitalistes promues entre autre par le FMI et la Banque mondiale. En effet pour Shiva et Mies, les nations ne permettent pas de valoriser la diversité des modes de vie, mais asservissent les populations au capital : « La mondialisation, telle qu’elle est définie dans la perspective du capitalisme patriarcal, signifie simplement la possibilité global du capital d’accéder à toutes les ressources et tous les marchés du monde. Les instrument pour assurer la liberté du capital sont simultanément les instruments pour créer la non-liberté de communautés locales. » (p. 128)

Enfin, si Shiva et Mies reconnaissent que la lutte écoféministe est rendue plus complexe par les différences d’intérêt qui existent entre femmes, la fracture d’intérêt qu’elles y voient passent entre les femmes du Sud global et celles du Nord. Elles n’explorent pas comment cette fracture traverse le Nord lui-même, ni ce que cette fracture doit au passé esclavagiste de l’Europe. Cette question de l’esclavage n’est pas du tout abordé dans l’ouvrage, au contraire de la problématique de la colonisation – toujours sur le modèle de l’Inde.

2. 2. Le mode de vie occidental : précisions sur un paradigme impossible à universaliser

Le deuxième point de divergence entre nos autrices, c’est que le duo Shiva-Mies est beaucoup plus précis que Vergès sur la critique du mode de vie moderne, qui serait le paradigme du développement, et qui est impossible à universaliser. De nombreux chapitre d’Ecoféminisme sont consacré à la critique de ce modèle, à la fois pour la conscience schizophrénique qu’il crée, pour sa dimension patriarcale, raciste, et pour son impact sur l’environnement. Le duo ne cesse de comparer le mal fait aux femmes, la militarisation des hommes, et le mépris de la nature qui caractérise ce mode de vie. Elles établissent cette comparaison dans le champ des technologies de la reproduction, comme dans la formation des nations ou dans l’agriculture, pointant également en permanence le poids des entreprises privées transnationale dans la domination multifactorielle qui s’exerce.

Un point central de leur argument est de distinguer deux formes de pauvreté : « Le paradigme conventionnel du développement perçoit la pauvreté uniquement en termes d’absence des modèles de consommation occidentaux, (…) c’est pourquoi il est incapable d’appréhender les économies qui s’auto-approvisionnent ou d’inclure la pauvreté créée par leurs destructions sous prétexte du développement. » (p. 89) Elles mettent en évidence que les modes de vie soutenables, basés sur l’idée de subsistance et attentifs à la protection de la capacité de régénération de la nature sont considérés comme de la pauvreté, alors qu’ils subviennent aux besoins fondamentaux des personnes qui les adoptent. Tout ce qui exclut l’économie de marché est considéré comme de la pauvreté, indépendamment de la satisfaction que les personnes peuvent retirer de ces modes de vie, et peu importe les formes de déprivation que crée la mise au pas de ces économies selon le paradigme du développement.

De plus, alors que Vergès prolonge sa critique du capitalisme dans une critique de certains féminismes, Mies et Shiva prolongent cette critique dans celle d’une certaine écologie :

« Dans les premières phases de la colonisation, le fardeau de l’homme blanc consistait dans le besoin de ‘civiliser’ les populations non blanches du monde – ce qui signifiait avant tout de les priver de leurs ressources et de leurs droits. Dans la phase ultérieure de la colonisation, le fardeau de l’homme blanc consistait dans le besoin de ‘développer’ le Tiers-monde, ce qui impliquait de nouveau de priver des communautés locales de leurs ressources et de leurs droits. Nous nous trouvons à présent au seuil de la troisième phase de colonisation, dans laquelle le fardeau de l’homme blanc est de protéger l’environnement, et en particulier, l’environnement du Tiers-monde – ce qui implique aussi de prendre le contrôle des droits et des ressources. » (p. 293-294)

Pour sortir de cette ornière qui répète la destruction des formes non-capitaliste de société et parallèlement des ressources naturelles, Mies et Shiva n’appellent à rien de moins qu’à « décoloniser le nord ». Cette décolonisation passe par un renoncement du mode de vie moderne et par un questionnement de la place que la science et les technologies, dont elles ont formulé la critique, tiennent comme outil de solution pour la crise écologique. Elles appellent à l’adoption d’une « perspective de la subsistance » dans laquelle le centre d’attention est à la perpétuation de la vie, et où toustes, femmes et hommes, ont comme tâche principale la reproduction de cette vie. Dans cette perspective, travail et culture viendraient à être renoués, plutôt que distincts. Elles concluent : « une perspective de subsistance sera la contribution la plus significative à la démilitarisation des hommes et de la société. Seule une société fondée sur une perspective de subsistance peut se permettre de vivre en paix avec la nature, et faire observer la paix entre les nations, les générations et les hommes et les femmes, parce qu’elle ne pas pas son concept du « bien vivre » sur l’exploitation et la domination de la nature et d’autres populations. » (p. 354)

Dans les deux ouvrages analysés, Vergès ne formule pas de proposition alternative du mode de vie moderne et ne s’étend pas sur la dénonciation du tort fait à la nature. Bien qu’elle approche par moment cette thématique – comme lorsqu’elle déclare :« L’expansion coloniale européenne repose sur l’idée que la force de travail comme la nature sont des sources infinies à exploiter » (Ventre des femmes, p. 98), ou qu’elle dénonce la toxicité des produits de nettoyage en posant la question « Qui nettoie le monde ? » (Un féminisme décolonial, p. 119 ) – articuler les luttes féministes, décoloniales, à la question écologiste n’est pas son propos.

Conclusion

Dans la perspective d’une écologie politique qui voudrait lutter contre la persistance de dominations héritées de la traite esclavagiste et de la colonisation, sur les personnes comme sur la nature, il semble utile de se nourrir tant des travaux qui s’inscrivent dans le courant de l’écoféminisme que dans celui des féminismes décoloniaux. En effet, d’une part, l’ensemble des courants dont s’inspire Vergès dans Un féminisme décolonial – et dont la présentation détaillée excède le propos de cet article – pointent la façon dont la colonialité (comme le racisme) s’inscrit dans le genre et dans les politiques de gestion des corps sexués, non seulement d’un point de vue international, mais aussi au sein des nations. Vergès invite à articuler la critique des différents patriarcats, sans oublier de critiquer les percées du racisme et de la colonialité dans certains courants du féminisme. Position d’équilibriste. D’autre part, Mies et Shiva montrent les continuités entre exploitation des ressources naturelles, des pauvres et des femmes tout en dénonçant le racisme inscrit dans certaines perspectives écologistes. Position d’équilibriste. Il semble que les mouvements politiques écologistes du Nord, traversés par l’ensemble de ces tentations, gagneraient à se nourrir de ces deux types de féminismes. Ceux-ci se rejoignent à de nombreux égards, d’autant que la préoccupation pour la démilitarisation de la vie qu’expriment Shiva et Mies se retrouve dans le dernier ouvrage de Vergès, Une théorie féministe de la violence. Pour une politique antiraciste de la protection.

1Les textes que j’aborde ici ne problématisent pas la notion de « femmes » et ne remettent pas en question la binarité de genre, ni dans une optique féministe, ni dans une optique décoloniale. Il y aurait beaucoup à dire sur ces questions mais cette discussion dépasse le cadre de ce papier. Pour qui s’intéresse à cette problématique, je renverrais notamment aux travaux d’Elsa Dorlin et de Paul Preciado, ainsi, en Belgique, qu’à l’association Genres Pluriels

2Qui souhaitera creuser le sujet trouvera une contribution notable à l’histoire du féminisme à la Réunion dans l’ouvrage de Myriam Paris Nous qui versons la vie goutte à goutte – féminismes, économie reproductive et pouvoir colonial à la Réunion, Paris, Dalloz, 2020.

3Notons que, de façon étonnante, les travaux des écoféministes comme Vandana Shiva et Maria Mies, si proches de Vergès par certains aspects, ne font pas partie de sa bibliographie pourtant riche et bien documentée, tant sur la durée que sur la diversité géographique.

4Par exemple, même lorsqu’elles étaient dépourvues de droits politiques, les femmes blanches ont pu posséder des esclaves, et elles ne sont pas battues, dans leur majorité, pour l’abolition de l’esclavage.

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