Au fur et à mesure des rapports scientifiques, aussi bien généralistes que thématiques, les informations s’alignent sur l’effondrement du vivant en cours et les risques importants auxquels l’humanité sera confrontée au fur et à mesure des dérèglements climatiques. Si l’objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degrés, comme acté lors de la COP21 à Paris, semble désormais difficilement accessible, l’intention de rester sous les 2 degrés est encore d’actualité. Pour y parvenir, nombreuses sont les propositions concrètes mais aussi générales sur une planète décarbonée en 2050, avec différents paliers de réductions des émissions de CO2, comme celui des -55 % en 2030. La question de la transformation des institutions reste toutefois peu abordée. Si diverses propositions émanent pour faire émerger des outils de participation et de délibération plus poussés au sein de nos démocraties, leur interaction avec la transition écologique reste parcellaire. Une exception reste les projets s’inspirant des Communs. L’idée d’une gestion partagée d’une ressource autour, notamment, d’une charte éthique, tend à se diffuser dans la société.

Si la gestion partagée est présentée comme permettant de répondre à la fois aux enjeux démocratiques et environnementaux, il est nécessaire de reconnaître ses limites. Sans moyens de mise en œuvre, ces institutions peuvent se révéler être des coquilles vides, inopérantes. Des « bouts d’utopie » pourraient ainsi exister dans une société restant largement dominée par les deux sphères classiques du marché et de l’État. Une transformation systémique est donc nécessaire, incluant notamment celle du système politico-administratif afin d’éviter que les projets développés ne dépendent trop d’un contexte pouvant changer.

En outre, le niveau de participation est loin d’être une constante dans le temps. Une participation de qualité ne se décrète pas mais se construit patiemment. Si cette construction se réalise, elle ne représente pas non plus une certitude quant à l’engagement environnemental. Bien que différents mécanismes de consensus ou de négociations soient intégrés, chaque acteur peut avoir tendance à défendre ses intérêts. Ces derniers ne vont pas nécessairement dans le sens de l’engagement écologique ou de l’adaptation face aux changements climatiques. Enfin, des initiatives en communs ne sont pas non plus nécessairement initiées dans une logique de dépassement du capitalisme[1]. L’instrumentalisation ou le blocage de certaines institutions en gestion partagées pourraient d’ailleurs se rencontrer plus souvent dans la situation ou ces nouvelles formes d’institutions se généralisent dans la société.

Si l’horizon, pour répondre à la double crise du réchauffement climatique et de l’épuisement des ressources, est celui de l’établissement d’une société post-capitaliste, alors la question des relations entre l’homme et la nature doit se poser. Il ne s’agit plus seulement de proposer un grand mouvement social qui prône la sortie du capitalisme mais d’aller au-delà. Des exemples comme l’Équateur ou la Bolivie, dont les projets politiques portés par des présidents issus de la gauche radicale visaient à sortir du capitalisme, n’ont en rien fait émerger une société plus écologique ou fondant moins son économie sur l’extraction des ressources[2]. Les Communs pourraient même se retrouver intégrés au système techno-financier, trouvant un intérêt à voir des citoyens et non plus l’État gérer seuls certaines ressources nécessaires à l’économie. La sortie de l’extractivisme suppose une nouvelle définition de ces rapports dont la concrétisation doit se réaliser au sein des institutions, anciennes ou à créer.

Ce débat sur cette question des institutions et du droit à réinventer afin de « coller » aux exigences d’un monde à +2°C et de son maintien à ce niveau commence à se développer. Au sein des penseurs des Communs, il oppose les partisans de l’invention d’un nouveau droit de propriété contre ceux prônant l’appropriation de la propriété privée classique. L’idée principale est d’éviter l’aliénation de la ressource sur laquelle le Commun se construit. Ce « blocage » juridique par le droit de propriété à réinventer permettrait une sortie d’un rapport marchand. Via un « faisceau de droits » repensés, de nouveaux droits d’usage peuvent se développer[3].

Cependant, si cette question du statut du droit de propriété est intéressante afin de faire sortir le bien de la possibilité de son aliénation, ce qui importe également dans le cadre d’institutions d’un monde à +2°C est la sortie d’un rapport extractiviste. Retirer un bien de la logique d’exploitation et de marchandisation des ressources qui s’y trouvent ou qui s’y trouveraient à l’avenir doit devenir une nouvelle logique. Or, ce principe n’est encore que trop peu abordé, notamment sous l’angle de la contrainte.

L’effondrement de la biodiversité met en évidence le risque qui pèse sur le devenir même des humains. Sans les insectes, sans la pollinisation, sans le maintien du vivant les êtres humains sont en danger. L’effondrement du vivant menace l’humanité. La protection de la nature apparaît donc logiquement comme un principe de base à défendre. Il reste que cette approche continue à considérer les autres êtres vivants comme des ressources ou des objets « utiles » à l’Homme. Or, les non-humains sont tout autant membre que nous de l’existant sur Terre. Un droit effectif à la vie pourrait donc leur être reconnu.

En plus de cette valorisation des Communs via la promotion de nouvelles formes d’action sur la logique propriétaire, des droits de la nature pourraient être promus et matérialisés dans divers sources de droits.

Des auteurs comme Fabrice Flipo mettent en évidence que, toujours aujourd’hui, l’ensemble du droit ne s’organise qu’entre les humains, considérés comme seuls sujets de droit. La nature reste avant tout considérée comme une ressource, dont le propriété a le droit d’utiliser ou de ne pas utiliser les fruits. La vision est anthropocentrée, ce qui émerge notamment dans le travail d’Ostrom. En effet, si on reprend la définition d’un Commun, on y retrouve une ressource partagée gérée par une communauté organisée autour de règles et d’une gouvernance. Le Commun se base donc sur une ressource c’est-à-dire un « moyen, une possibilité qu’offre quelque chose ». Pour dépasser ce stade, une approche pourrait donc être celle considérant non plus une ressource mais une « chose », détentrice de droits.

Il importerait donc de concevoir la nature également comme un sujet de droit et non plus comme objet. Cette transformation d’objet à sujet suppose néanmoins une approche qui évite de sombrer soit dans une réification de la nature soit dans une expertocratie au carré. La reconnaissance d’un statut juridique à la nature en tant que patrimoine commun de l’humanité représente déjà une étape, ancrant les relations humains et nature dans le temps et dans l’espace[4].  Cependant, sans mise en œuvre efficace, ces principes même inscrits dans la Constitution ne resteront que des déclarations incantatoires. Il en va de même pour la reconnaissance de « crimes » environnementaux. Vanuatu a ainsi proposé, début décembre 2019, d’ajouter le crime d’écocide aux statuts de la Cour pénale internationale (CPI)[5]. Si l’idée peut sembler pertinente, en première lecture, il reste que la CPI reste inopérante du fait du refus de nombreux États de reconnaître son autorité.

À partir de ce nouveau cadre normatif, les institutions à créer ou à réformer se penseront autour d’objectifs biocentrés. Des biorégions seraient à initier, organisant les échanges et les besoins pour les communautés et structures humaines. Plus haut dans la hiérarchie des normes, des droits de la nature pourraient être reconnus et bétonnés dans les constitutions. De même que la transformation du code civil ouvrirait l’espace à ces nouvelles manières de considérer la propriété sur ces choses immobilisées.

En rattachant les affects écologistes à l’histoire des mouvements sociaux et aux facteurs politiques et historiques qui déterminent les régimes juridiques affectés aux objets, cette réinvention du droit permet de se protéger de l’idée d’une nature réifiée et ouvrant la brèche au déterminisme. La praxis instituante se fait à l’intérieur d’un nouveau cadre normatif qui continue à défendre plusieurs régimes juridiques et principes politiques. L’État, le marché, le commun demeurent mais s’engagent dans un nouvel horizon où la place de la nature est fondamentalement nouvelle. L’État devient alors social-écologique tandis que le marché s’organise et se réalise différemment. Un nouvel imaginaire peut donc se dessiner autour du renversement concernant la nature en tant que sujet.

 

 

[1]Sébastien Broca, Le commun et les communs, La Vie des idées, 21 novembre 2014, [en ligne], https://laviedesidees.fr/Le-commun-et-les-communs.html.

[2]Dimitri de Boissieu, Bolivie : l’illusion écologiste, Montréal, Écosociété, 2019 ; Cetri, État des résistances dans le Sud. Amérique latine, Paris, Syllepse, 2019.

[3]Fabienne Orsi, « Réhabiliter la propriété comme bundle of rights : des origines à Elinor Ostrom, et au-delà ? », in  Revue internationale de droit économique, 2014/3 (t. XXVIII), [en ligne], https://www.cairn.info/revue-internationale-de-droit-economique-2014-3-page-371.htm.

[4]François Ost, « droits de la Nature & droits de l’Homme », in Des droits pour la nature, Collectif, Paris, Les éditions Utopia, 2016, p. 81-88.

[5]Statement by John Licht, General debate of the 18th session of the assembly of states parties to the Rome statute of the international criminal court, 2 décembre 2019, [en ligne], https://t.co/cgDxaGxhpY?amp=1.

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