En 10 ans, Facebook est devenu un acteur incontournable du web, devenant le troisième site le plus visité au monde après Google et Youtube. Réseau social de masse, canal majeur de diffusion d’informations, Facebook n’en reste pas moins avant tout une régie publicitaire, véritable machine à collecter des informations sur ses usagers.

 

C’est le directeur de l’information de la RTBF, Jean-Pierre Jacqmin, qui l’annonçait dans Le Soir du14 janvier dernier: le concurrent principal, désormais, « ce n’est plus RTL mais Facebook ». En effet, le réseau social le plus populaire du monde est devenu en moins de 10 ans un fournisseur d’informations de premier ordre auprès des Belges. Les chiffres sont éloquents : 6 millions de Belges ont un compte Facebook. Or le réseau social est interdit aux moins de 13 ans. Autrement dit, aujourd’hui, quasiment tous les belges connectés ont un compte Facebook. Ils le consultent au moins autant sur ordinateur que sur smartphone, et y passent de plus en plus de temps chaque jour. La fracture numérique n’est plus du côté des accès au web, mais bien dans ses usages.

Éducation aux médias

Lorsqu’un media (dans le cas de Facebook, le terme « dispositif web » ou « réseau social » conviendra sans doute mieux) devient à ce point incontournable, il est sain – pour ne pas dire nécessaire – de s’intéresser à son fonctionnement, pour réaliser « l’épaisseur des verres de lunettes » que l’on a sur le nez. Ce réseau social nous aide-t-il à voir plus clair dans la complexité du monde ou est-il au contraire une machine à créer du flou ? Quels tableaux dépeint-il de la réalité ? Une fois seulement cette étape réalisée, Facebook peut alors être utilisé avec le recul et l’esprit critique nécessaire pour en faire une source d’information mature.


Un chat un chat

La publicité s’est toujours intéressée aux succès de foule. Moteur du système marchand dans lequel nous vivons, elle doit par définition toucher le plus grand nombre possible de personnes au moindre coût pour révéler toute son efficacité. Ainsi elle a toujours été particulièrement créative pour aller toucher les gens là où ils sont, que ce soit devant la télé, écoutant la radio, lisant la presse… ou, aujourd’hui, les écrans d’ordinateur et de smartphone. En effet le web permet une publicité particulièrement ciblée parce que ses utilisateurs fournissent quotidiennement, en contrepartie de leurs usages du web une masse colossale d’informations : quand nous utilisons le web, nous consommons de l’information, mais nous en produisons aussi énormément, bien souvent à notre insu.

50 nuances de vous

Facebook est un outil gratuit qui vous permet de vous mettre en relations avec vos proches, certes. Mais c’est avant tout une régie publicitaire. C’est à dire qu’elle vous offre un service gratuit en échange duquel vous lui donnez une série d’informations à votre sujet qui lui permettront de vous envoyer des des messages payants ciblés sur votre profil. C’est ainsi que ce réseau social crée ses profits. Vous lui donnez des informations les plus élémentaires à votre sujet lorsque vous remplissez le formulaire d’inscription : Sexe, nom, age, lieu de naissance, de résidence, de scolarité, identité du conjoint.e, langues parlées… Puis, au fur et à mesure de vos pérégrinations en ligne, tout ce que vous publiez, « likez », commentez, partagez, exprimez constitue autant d’informations enregistrées qui permettent à Facebook d’affiner votre profil. Le récent développement de nouveaux « émoticônes » apportant une série de nouvelles teintes au simple « J’aime » sont autant de nuances que vous apporterez à votre propre profil. Facebook diffusera alors sur votre écran des publicités commerciales ou des publications dites « sponsorisées », que ce soit dans le flux d’informations ou dans la colonne de droite, qui vous correspondront le plus possible : pour un annonceur, il est possible de payer pour cibler par exemple uniquement « les femmes bruxelloises francophones entre 25 et 30 ans qui s’intéressent au sport ».

Dans le sens du poil

Comme toute régie publicitaire, Facebook a un intérêt évident à ce que vous reveniez le plus souvent possible consulter votre compte, y passiez le plus de temps possible: c’est autant de temps d’exposition à ses publicités. Or, « victime » de son succès, Facebook doit gérer de plus en plus d’informations « postées » par ses usagers. Comme vous avez de plus en plus d’amis et que ceux-ci « postent » chacun des informations, comme il y a de plus en plus de messages postés ou « sponsorisés », le flux d’informations et de publications (votre ligne du temps) s’accélère, une publication chassant la précédente. Si cela devait évoluer en temps réel, ce serait un défilement quasiment ininterrompu de nouvelles publications. Pour éviter cela, Facebook a donc mis en place un algorithme chargé de choisir «pour vous» les publications de vos proches qui vous correspondent le mieux. Sur la base de quels critères ? Mystère. Mais il est certain que vous verrez toujours plus les statuts, photos et publications de personnes « populaires » ou que vous avez pour habitude de « liker » ou de commenter que ceux de votre arrière grande-tante que vous ignorez consciencieusement. Car c’est bien l’intérêt d’une régie publicitaire de vous soumettre des contenus qui vous intéressent prioritairement. Les médias traditionnels l’avaient déjà bien compris : « le temps de cerveau humain disponible » selon l’expression de Patrick Le Lay, ancien patron de TF1, n’est pas autre chose : soumettre ce qui est censé plaire le plus au public pour s’assurer sa fidélisation. C’est en cela que l’algorithme de Facebook est redoutable : il est capable de sélectionner les informations qui vous intéressent et en même temps utiliser ce qu’il sait à votre sujet pour être publicitairement efficace.

Ce qui pourrait donc être ici encore considéré comme une manière normale de gérer un flux surabondant a pourtant des conséquences non-négligeables sur les informations qui vous sont soumises. En effet, Facebook est devenu, comme l’exprimait Jean-Pierre Jacqmin, cette source d’information en compétition avec les médias traditionnels, sans pour autant effectuer le moindre travail rédactionnel de sélection journalistique. La qualité informationnelle, l’objectif de pluralisme le plus élémentaire ou la mise en perspective ne font pas partie des missions de Facebook. Il n’est pas non plus question de recouper quoi que ce soit. Facebook n’est qu’un canal de diffusion qui ne bloque que très rarement certains contenus et ce sur des bases très peu objectivées. La porte est donc largement ouverte à la désinformation couplée à une sélection non représentative de la diversité de l’actualité quotidienne. Loin du respect minimum des faits et de l’argumentation sourcée que l’on est en droit d’attendre de tout journaliste qui se respecte.

Les racines des complotistes et du radicalisme

Les conséquences de ce traitement algorithmique sont théoriquement les suivantes : vous êtes soumis à des infos qui sont censées coller au mieux à vos centres d’intérêts : soit ceux que vous avez définis dans votre profil, soit ceux déduits par Facebook en fonction de vos « like », commentaires et amis. L’effet pervers de ce système est son auto-renforcement. En effet, plus vous exprimez un intérêt, par exemple pour le football, plus des informations à ce propos apparaîtront dans votre ligne du temps, au détriment d’autres informations. Si vous aimez les commentaires de votre cousin sur le Standard de Liège, des informations populaires sur le Standard apparaîtront de manière croissante sur votre mur, lui donnant une place de plus en plus disproportionnée par rapport au reste. Votre focalisation footballistique risque de s’en trouver accrue. C’est ce que l’on appelle la théorie de la bulle cognitive : Facebook (mais aussi d’autres acteurs importants du web comme Google) mettent en place des algorithmes qui renforcent toujours plus votre cadre de référence, vos idées et vos choix.

Imaginez maintenant quelqu’un qui va commenter ou « liker » une vidéo postée par un de ses amis affirmant que les attentats du 11 septembre n’ont pas vraiment eu lieu. Progressivement des vidéos complotistes apparaîtront sur son mur Facebook. Plus il les « likera », plus il y sera soumis, créant une impression de complotisme généralisé sur un des premiers lieux d’information : son compte Facebook. Et ceux de ses amis qui développent de telles thèses apparaîtront le plus dans son flux d’informations.

On comprend bien les conséquences potentiellement ravageuses d’un tel mécanisme sur le long terme : Il est bien plus compliqué de faire confiance à à ce que l’on voit dans les médias traditionnels quand apparaissent sur le médium principal ( le mur Facebook) des dizaines de messages, vidéos, images, postés par ses proches et qui entrent en contradiction directe avec eux? Comment puis-je me faire évoluer une opinion personnelle quand le renforcement est le moteur principal de la trame des informations qui me sont soumises ? Et il sera d’autant plus difficile de sortir d’un monde qui confirme au quotidien mes idées ou mon ressenti. Les messages à caractères racistes, antisémites, islamophobes, climato-sceptiques, complotistes, radicalistes ont ainsi par exemple une force d’exposition et de répétition exceptionnelle et inédite, là ou ils étaient habituellement faibles et marginaux . La sérendipité extraordinaire qu’offre le web se voit de plus en plus réduite par les algorithmes des réseaux sociaux ou des moteurs de recherche.

Seul le journalisme…

Nous venons de le montrer, Facebook n’est pas représentatif de l’actualité, pas même de votre réseau de proches, il ne fait que renforcer toujours plus ce que vous y exprimez (un « like » suffit). Dans ce sens, Facebook accentue le fossé informationnel entre les médias traditionnels et ce que vous voyez en ligne. Et ce d’autant plus qu’une information issue du site d’un « grand quotidien », traitée par des journalistes professionnels, prendra la même place et la même mise en page que celle d’un blog ou d’un site d’information parodique. Ce même format ne permet pas de hiérarchisation spontanée. Un fait divers prend la même place qu’une actualité internationale. Un lien vers un travail journalistique de longue haleine sur les migrants syriens sera précédé d’un lien écrit par n’importe quel populiste ignorant ou malveillant sur ce même sujet.

Urgence pédagogique

Alors que l’accélération de l’information, la multiplicité des émetteurs et la miniaturisation des supports est déjà un défi tant pour les médias traditionnels que pour les usagers, il est urgent d’informer le grand public sur les fonctionnements de certains réseaux sociaux qui nuisent dangereusement au droit le plus élémentaire d’un accès à une information de qualité. Il est tout aussi nécessaire de former jeunes et moins jeunes aux usages des nouvelles technologies : ce n’est pas parce que l’on est né avec ces technologies (« digital native ») que l’on est capable de développer un esprit critique face au flux de contenus auxquels nous sommes aujourd’hui soumis 24 heures sur 24. Les réseaux sociaux se sont imposés en une dizaine d’années et, comme tout médias, ils nécessitent un usage en toute connaissance de cause. Plus qu’un enjeu médiatique, c’est un enjeu démocratique majeur.

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