Souvenons-nous. Le 16 juin 2015, Donald Trump annonce sa candidature à la présidence des États-Unis. Les premières réactions des médias prennent peu au sérieux celui qui est encore présenté comme un turbulent homme d’affaires : « Pourquoi Donald Trump n’est pas un vrai candidat » comme le titre FivethirtyEigth ; « Une distraction indésirable » comme le souligne USA Today ; une « aberration » Selon les des statisticiens qui aiment à pointer que « 57% des républicains ont une vision négative de Donald Trump ». 1 an, 4 mois et 23 jours plus tard, cette « aberration » est devenue président des États-Unis. Entraînant un profond choc à la fois dans et à l’extérieur de son pays.

Alors quoi ? Les électeurs américains auraient-ils mal voté ? Faut-il s’indigner, une fois de plus, annoncer « Ressaisissons nous ? », pousser des cris d’orfraie contre la presse qui aurait mal fait son travail ? Peut-être, mais cette phase d’indignation ne joue qu’un rôle mineur, en rassurant temporairement sur des pistes, pourtant éculées, à tenter d’atteindre. Le principal problème, c’est que la grille de lecture des résultats est obsolète. Reposant sur des schémas classiques, elle ne tient pas assez compte d’éléments de sociologie politique, pourtant utiles pour décoder la situation, et mieux comprendre la manière dont, aujourd’hui, se pense et se vit cette « chose politique » que sont nos démocraties représentatives.

Le premier enseignement tient dans le rapport que nous entretenons avec les sondages, et leurs résultats. Depuis maintenant plusieurs élections, ces sondages démontrent leur incapacité à prévoir et analyser les intentions de vote, ce qui est pourtant leur essence. Ce qui pourrait être un épiphénomène met pourtant en lumière une transformation sociale. La catégorisation des individus autour d’un groupe censé les rassembler est désormais dépassée. Les hommes blancs de classe moyenne éduquée ne votent plus de la même manière, de même que les autres profils, groupes et communautés. L’idée d’appartenance collective à une catégorie socio-professionnelle, dans une société individualisée, ne repose plus sur une certitude objective. Les accidents de la vie, les parcours, les ambitions, aussi bien à court terme et à long terme, rythment la vie des individus, et les amènent à penser et faire leur choix de manière autonome. Le corps électoral est atomisé, fluctuant et évolutif. C’est une certitude avec laquelle il faut maintenant composer.

Le deuxième enseignement tient en la volonté de « changement » demandée par une part non négligeable d’électeurs. La difficulté est la manière de concevoir ce « changement ». Les analyses abondent sur le décrochage économique de la classe moyenne inférieure, sur l’intériorisation du sentiment de déclassement, sur la recherche de responsables et sur la transposition de ces rancœurs contre le système, incarné par les élus. C’est ainsi que le vote, aujourd’hui, ne se réalise plus autour d’un projet politique, mais bel et bien d’un rejet politique, dont la base sociale s’élargit de plus en plus, brassant des profils qui, jusque là, ne s’étaient que rarement rassemblés (le cas de figure est celui de l’extrême-droite dont le discours a de profonds relents altermondialistes). Ce rejet est à la fois réfléchi et émotionnel : réfléchi car, comme l’a souligné Ulrich Beck, jamais peut-être auparavant dans les sociétés humaines, les citoyens n’ont été autant informés, politisés. Mais émotionnel car la part de décision, de participation qui leur est laissée ne tient qu’à quelques moments dans la vie publique. La plupart du temps, l’idée de « nain politique » est collée à une large catégorie d’individus, considérés comme stupides, immatures, dangereux. Or, c’est précisément par ce geste de rébellion que nombre d’entre eux démontrent « qu’il faut tenir compte de notre avis ».

Le troisième enseignement, en lien avec le deuxième, tient dès lors à l’échec des moyens classiques de la politique de parvenir à se faire comprendre et à susciter l’adhésion. Les « élites », « l’appareil », le « système » sont dénoncés. La manipulation politique est aussi régulièrement mise en avant, dans une idée de complot général des « élites » contre les « masses ». Cette idée de complot n’est pas à mépriser, non pas pour sa véracité (que veut encore dire un terme de « masse », dans une société atomisée ?) mais bien pour l’impossibilité des représentants politiques, et de leurs idées, d’être compréhensibles, accessibles, pédagogiques. Dans une société hyperconnectée, où les seuls endroits de débats sont les forums et les réseaux sociaux, c’est celui qui parvient à avoir le propos le plus clair possible qui emporte la mise. La principale tâche de la politique, dans ce système changeant, est dès lors de répondre à ce défi de la pédagogie. Sans tomber dans le simplisme ni dans le populisme. Or, encore trop souvent, le langage technique prend le dessus, incarnant de la sorte une distanciation, un mépris entre « ceux qui savent » et « ceux qui doivent comprendre que… ». La reconnexion avec une société apaisée et qui retrouve confiance entre ses différentes composantes ne pourra passer que par une révolution de la communication, dépassant les clivages technocrates et contribuant à l’élévation du discours et du respect des sensibilités individuelles, d’où qu’elles viennent.

De quoi Trump est-il le résultat ? D’une médiocratie ? D’une société en manque de projet, de confiance en elle-même ? D’un espace politique caractérisé par le mépris et l’inconstance ? Ou d’un espace public tiraillé par un manque de reconnaissance l’amenant aux contestations de toutes sortes ? Peut-être un peu de tout cela. Ceci révèle d’autant plus l’importance de la tâche qui attend chacun d’entre nous, où qu’il soit, où qu’il vive, pour parvenir à sortir du ressentiment dans lequel nous nous enfonçons, et qui ne peut que nous conduire vers la haine, si nous continuons à laisser faire.

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