La colonisation prédatrice dans tous ses aspects – esclavage et conquêtes coloniales comprises – est la fille aînée du capitalisme. Le triomphe du capitalisme conquérant qui s’articulait entre surproduction, accumulation des ressources et exploitation humaine a été le cœur du projet colonial. Ce projet, essentiellement basé sur une domination politique et économique scandaleuse de populations est très souvent dénoncé dans sa dimension structurelle. Le mouvement décolonial, moteur de ces dénonciations se popularise. Partout, il arrive à éveiller les consciences sur la persistance de l’esprit et des instruments de domination coloniale. D’un point de vue historique, ce sont les crimes de sang (génocides, massacres, tueries viols, etc.) ainsi que les éléments d’exploitation économiques et d’impérialisme politique (violations des souverainetés et de l’autodétermination des peuples) qui sont le plus souvent dénoncés. Les crimes écologiques constitutifs d’extraordinaires bouleversements destructeurs pour les sociétés colonisées ne sont pas souvent mis en exergue. Or, l’un ne peut aller sans l’autre. On ne peut comprendre le capitalisme colonial et ses conséquences contemporaines sans prendre conscience de l’exploitation criminelle des espaces de vie et des ressources naturelles subies par les populations colonisées. Des populations qui sont, encore aujourd’hui, victimes d’une reproduction de ce même système à travers le néocolonialisme. La lutte pour une décolonisation de la société ne peut donc être envisagée sans une écologie décoloniale.
Une des définitions les plus réussies de l’écologie fut l’une des plus simples d’André Gorz dans une interview au Nouvel Observateur : « le souci du milieu de vie en tant que déterminant de la qualité de la vie et de la qualité d’une civilisation. » [1] Pour illustrer cette définition, André Gorz évoque les mouvements de protestations contre le bouleversement naturel nés et réprimés en Amérique du nord et au Japon avant de gagner l’Europe. Il ajoutait que « la résistance des habitants à cet envahissement de leur milieu de vie n’était pas une simple « défense de la nature ». C’était une lutte contre la domination, contre la destruction d’un bien commun par des puissances privées, soutenues par l’État, qui déniaient aux populations le droit de choisir leur façon de vivre ensemble, de produire et de consommer. » Cette définition et cette description des résistances écologiques occidentales correspondent aux fondements des luttes anticoloniales menées menées dès le 18e siècle et durant tout le 19e siècle par les populations africaines, américaines autochtones, arabes ou asiatiques. L’écologie développée aujourd’hui dans ces régions est l’héritage de ces luttes contre les États coloniaux fortement influencés déjà à l’époque par des multinationales irrespectueuses de l’environnement naturel qu’elles exploitaient. Mohammed Taleb met bien cet aspect en exergue lorsqu’il souligne que l’écologie vue du Sud n’est pas seulement « une affaire de sauvegarde d’un biotope ou d’un écosystème mais aussi et surtout la connexion entre une communauté humaine et son milieu de vie » [2]
Du projet de « civilisation » coloniale au projet de « développement » destructeur de la planète
L’écologie politique occidentale a dans son ADN l’articulation entre le local et le global. Elle pense aux espaces verts, au recyclage des déchets, à la participation citoyenne à côté de chez nous. Elle pense aussi au réchauffement de la planète, à la préservation de l’écosystème des grands lacs africains ou de l’Amazonie. Pour régler ces problèmes, elle utilise une conscientisation historique et mémorielle qui ne se limite malheureusement qu’aux origines occidentales internes de cette crise écologique. Touchée de plein fouet par la loi du mort-kilomètre, elle s’intéresse au consumérisme individualiste issu du capitalisme industriel d’Europe en négligeant souvent l’impact du capitalisme colonial sur les populations européennes.
La propagande coloniale a été une arme redoutable pour populariser dans la population belge l’idée d’un capitalisme bienfaiteur apportant la civilisation aux petits « Nègres ». Une propagande qui occultait la destruction totale de l’équilibre que les populations ont su construire avec leur environnement naturel. Ainsi, lors des « journées coloniales » ou des expositions universelles – armes de propagande par excellence –, le Congo n’était par exemple réduit qu’à l’image d’une terre sauvage que devaient massivement investir les multinationales pour amener la civilisation aux Congolais.e.s [3]. Hier, l’État Indépendant du Congo de Léopold II ainsi que l’État belge et leurs multinationales alliées telles que l’ABIR [4], l’Anversoise ou la Société Générale utilisaient l’apport d’une prétendue civilisation pour justifier auprès des populations européennes et belge l’exploitation inhumaine des terres, de la nature et des populations. Aujourd’hui, le discours des États occidentaux, du FMI, de la Banque mondiale pour justifier la présence des multinationales qui engrangent des bénéfices colossaux au détriment des populations et de leur environnement est celui du « développement ». Un concept occidental établi sur les fondements d’un progrès destructeur dénoncé et déconstruit autrefois par Thomas Sankara [5] dans un discours contre la désertification : « Nous ne sommes pas contre le progrès, mais nous souhaitons que le progrès ne soit pas anarchique et criminellement oublieux des droits des autres. » [6] Aujourd’hui, les droits des populations de l’est du Congo à un environnement préservé et à une vie digne sont ravagés par exemple par l’appétit d’Apple ou de Microsoft pour des mines à ciel ouvert. C’est de la même manière qu’aujourd’hui, à une moindre échelle, le droit des populations européennes à une alimentation saine, à des normes environnementales et sociales dignes, à des services publics de qualité sont sacrifiés sur l’autel des traités de libre-échange tels que le CETA ou le TTIP. Des traités dont les multinationales sont largement bénéficiaires.
De la nécessité d’appliquer la complémentarité entre les principes écologistes et les valeurs décoloniales
Décoloniser la société, c’est déclencher chez les citoyen.ne.s la conscience qui leur permet de se défaire de leur loyauté indicible envers la société de consommation, le privilège de classe, masculin ou blanc au profit d’une loyauté envers l’égalité humaine et leur environnement naturel. Nous vivons encore dans une société marquée par les stigmates de la colonisation et, dans ce cadre, le concept de colonialité du pouvoir est très important à prendre en compte. Le sociologue péruvien Anibal Quijano définit cette colonialité du pouvoir comme étant l’ensemble des relations sociales produites par l’expansion du capitalisme en ses périphéries subalternes. La colonialité « inclut, normalement, les rapports seigneuriaux entre dominants et dominés ; le sexisme et le patriarcat ; le familismo (jeux d’influence fondés sur les réseaux familiaux), le clientélisme, le compadrazgo (copinage) et le patrimonialisme dans les relations entre le public et le privé et surtout entre la société civile et les institutions politiques » [7]. Le racisme, le sexisme, la corruption, le népotisme constituent donc les valeurs essentielles de la colonialité du pouvoir. Des valeurs qui poussent à l’accumulation des ressources et à la concentration du pouvoir. Des phénomènes contre lesquels s’érige l’écologie politique. Dans son livre Ecolo. La démocratie comme projet, Benoît Lechat explique pourquoi le projet écologiste allie l’exigence d’une meilleure intégration des sociétés dans les écosystèmes avec la nécessité d’une démocratie inclusive et ambitieuse [8]. Cette ambition démocratique basée sur l’autodétermination des individus et des peuples doit s’étendre beaucoup plus aux laissés pour compte de la colonialité du pouvoir, c’est-à-dire les victimes du sexisme, du racisme, du népotisme et de la corruption. Elle doit affronter sans aucune peur les conséquences historiques du colonialisme tant au niveau national qu’international. Ce sont des conditions nécessaires qui permettront au discours sur la préservation de la nature de s’implanter non seulement dans les classes moyennes et aisées mais aussi dans les quartiers populaire
s. La prise de conscience et l’engagement massif des citoyen.ne.s de tous les milieux et de toutes les origines sociales et culturelles sera la clé du succès du projet écologiste.
[1] André Gorz : “L’écologie est foncièrement anticapitaliste”, https://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20070924.BIB0105/andre-gorz-l-ecologie-est-foncierement-anticapitaliste.html
[2] Mohammed Taleb, L’écologie vue du Sud – Pour un anticapitalisme éthique, culturel et spirituel, Paris, Éditions Sang de la Terre, 2014
[3] Voir Elikia Mbokolo, Julien Truddaiu, Notre Congo-Onze Kongo. La propagande coloniale belge dévoilée, Bruxelles, Éditions Coopération Éducation Culture, 2018
[4] Anglo-Belgian India Rubber Company
[5] Président révolutionnaire visionnaire du Burkina-Faso entre 1983 et 1987. Son action politique en faveur d’un équilibre entre l’écologie et l’humain fut unanimement reconnue de par le monde. Grande référence politique des jeunes Africains et des altermondialistes.
[6] Thomas Sankara, Thomas Sankara parle. La révolution au Burkina-Faso 1983-1987, New-York, Pathfinder, 2007, pp. 276-270
[7] Quijano, Anibal, « Colonialité du pouvoir et démocratie en Amérique latine », Multitudes juin 1994,
« Amérique latine démocratie et exclusion, Quelles transitions à la démocratie ? », http://multitudes.samizdat.net/Colonialite-du-pouvoir-et>
[8] Benoît Lechat, Ecolo. La démocratie comme projet. Tome I : 1970-1986. Du fédéralisme à l’écologie, Namur, Éditions Etopia, 2014