Réchauffement climatique, émissions de gaz à effet de serre, catastrophes naturelles, extinctions d’espèces, développement durable – et son efficacité-, gestion des déchets, pétrole, surpopulation, surproduction, surconsommation surchargent les méninges de celles et ceux qui essayent d’appréhender l’avenir de notre civilisation. Et ce n’est pas nouveau !

Au fil des générations, la question du déclin de notre civilisation s’est posée, à travers un nombre impressionnant d’articles, d’études, de rapports et d’ouvrages. Déjà en 1970, le rapport Meadows tirait la sonnette d’alarme et en 1976 Le Principe responsabilité de Hans Jonas mettait met en garde contre les dérives fatales des technologies sur la nature et l’humanité. Puis Collapse, du biologiste évolutionniste Jared Diamond interrogea en 2006 l’apparition et la disparition de différentes sociétés anciennes. Comptons aussi ex-ministre français de l’Environnement Yves Cochet, alarmiste depuis plus de 20 ans sur les risques d’effondrement, notamment dans son livre Pétrole apocalypse (2005) et au sommet de l’Institut Momentum qu’il préside [1]. Plus récemment, le journaliste Clément Montfort a mis au point une web-série intitulée NEXT traitant des risques de l’effondrement, où il part à la rencontre de personnalités influentes dans le domaine. Le comité Adrastia, fondé par Vincent Mignerot, Joëlle Leconte et Laurent Aillet favorise l’échange autour du déclin [2] et bien d’autres auteurs participent à alimenter le débat sur l’effondrement, dont Jean-Marc Jancovici [3], Agnès Sinaï [4], Edgard Morin [5], Olivier de Schutter [6], Renaud Duterme [7], Philippe Bihouix [8], Julien Wosnitza [9]

L’idée d’un déclin civilisationnel transparaît aussi en filigrane des rapports du GIEC et des conférences internationales sur le climat. Elle s’infiltre de plus en plus dans les différentes publications du milieu associatif et des ONG comme Greenpeace, Alternatiba, les Amis de la Terre, le Mouvement de la Transition ou même Oxfam, et se déploie aussi à travers des groupes locaux qui se développent autour de cette thématique. En 2015, Pablo Servigne et Raphaël Stevens donnent un réel coup de projecteur au concept d’effondrement en créant une nouvelle discipline : la collapsologie.

Fondements de la collapsologie

Il y a bien longtemps que les chercheurs du GIEC ont confirmé l’origine anthropique du réchauffement climatique. Ces chercheurs chiffrent à 1,02°C l’augmentation de température depuis 1880 s’accélérant depuis 60 ans. Si ce rythme n’est pas altéré, il sera possible de mesurer un réchauffement de 1,5°C entre 2030 et 2052. Limiter ce réchauffement climatique bien en dessous de 2°C était l’objectif du premier accord universel sur le climat lors de la COP21 en 2015, adopté par 195 états et l’Union européenne. Pour respecter cet accord, il aurait été nécessaire de réduire de 45% la production mondiale de gaz à effet de serre. Compte tenu de l’immobilisme et de l’incapacité des états à tenir leurs promesses, il est maintenant convenu que même en respectant les engagements pris lors de la COP21, le réchauffement climatique dépassera 1,5°C [10].

En 1970, le célèbre « Rapport Meadows », réalisé par des chercheurs [11] du Massachusetts Institute Of Technology (MIT) et commandité par le Club de Rome, était publié. L’objet principal de leur étude était d’analyser l’impact de la croissance économique et démographique sur l’écologie, analysée à travers la théorie de la dynamique des systèmes et de la modélisation informatique. C’est effectivement à l’aide d’un système informatique qu’ils ont simulé l’évolution de notre société thermo-industrielle. En faisant interagir six paramètres globaux (la population, la production industrielle, la production de services, la production alimentaire, le niveau de pollution et les ressources) [12], ces auteurs sont parvenus à envisager leurs interactions pour une durée de 150 ans.

Depuis sa création jusqu’à aujourd’hui, on constate que les courbes de ce modèle s’approchent sérieusement de la réalité. Ce modèle, World 3 (basé sur l’hypothèse qu’il y a des limites physiques à notre monde), indique un effondrement généralisé de notre civilisation thermo-industrielle durant la première moitié du 21e siècle [13].

« Il est maintenant trop tard pour le développement durable, il faut se préparer aux chocs et construire dans l’urgence des petits systèmes résilients » (Dennis Meadows, 2012).

Poursuivant l’objectif de créer un lien entre ces grandes déclarations scientifiques et la vie quotidienne de tout un chacun, Pablo Servigne et Raphaël Stevens ont fondé un nouveau courant intellectuel  : la collapsologie. Du latin collapsus, « qui est tombé en un seul bloc », il s’agit d’un néologisme inventé par les auteurs dans leur ouvrage Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes. Servigne et Stevens y étudient l’effondrement, qu’ils définissent comme « un processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis [à un coût raisonnable] à une majorité de la population par des services encadrés par la loi [14] » (Servigne, Stevens, 2015, p.15) et présentent, sur un ton serein, l’Anthropocène, nouvelle chronologie dans le découpage des âges de la Terre ou triste témoin de nos effets puissamment délétères sur les cycles biogéochimiques de la Terre, succédant à l’Holocène, empreinte de 11 500 longues années de stabilité climatique [15].

Insatisfaits du cloisonnement à un angle de vue des ouvrages abordant l’effondrement et des réflexions « hors-sol », les auteurs ont décidé de se lancer dans un ouvrage qui se veut en être un véritable « état des lieux », une « analyse systémique ». Ils y abordent l’effondrement sous toutes ses coutures à travers la sociologie, la démographie, la psychologie et évoquent ses différents stades : financier, économique, politique, social, culturel. La collapsologie, c’est donc l’étude transdisciplinaire de l’effondrement à l’aide de la raison, de l’intuition et des travaux scientifiques reconnus.

Concrètement

La croissance exponentielle que connaît l’économie mondiale, et plus généralement l’accélération multidimensionnelle [16] spécifique à notre ère va se confronter à un plafond. Il s’agit de la capacité de charge de la planète qui se caractérise par des « limites infranchissables » et des « frontières franchissables ».

Les limites représentent les quantités maximales de stocks (énergies fossiles, minerais) qui sont renouvelables à un rythme différent du nôtre. Nous le savons, notre principale source d’énergie est le pétrole conventionnel et elle a connu son pic [17] en 2006. Ni positifs ni pessimistes, mais lucides face à cette réalité, les auteurs exposent les faits : la production mondiale de pétrole va décliner de manière irréversible, entraînant dans sa chute la production des matériaux qui alimentent la société industrielle, sans aucune alternative à la hauteur de l’ébranlement. Les énergies renouvelables [18] n’étant pas assez puissantes pour compenser le déclin des énergies fossiles et ne disposant que de trop peu d’énergies fossiles (et de minerais) pour se développer de façon à contrebalancer le déclin des énergies fossiles. La boucle semble bien bouclée.

« Les frontières représentent des seuils à ne pas franchir sous peine de déstabiliser et de détruire les systèmes qui maintiennent notre civilisation en vie » (Servigne, Stevens, 2015, p 38). Il s’agit du climat et de la biodiversité, de l’acidification des océans, de la réduction de l’ozone stratosphérique, de la perturbation du cycle du phosphore et de l’azote, de la charge en aérosols atmosphériques, des risques liés à l’approvisionnement d’eau douce, du changement d’affectation des terres et de la pollution chimique et atmosphérique. Aujourd’hui, nous avons franchi quatre frontières : climat, biodiversité, grands cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore. Ces frontières sont liées, et le dépassement de l’une d’entre elles entraîne le dépassement des autres.

L’étude de l’interdépendance entre les perturbations est l’une des particularités de la collapsologie. Elle y est notamment illustrée à travers l’exemple de l’interdépendance entre l’énergie et la finance, au cœur de notre civilisation industrielle.

« Sans une économie qui fonctionne, il n’y a plus d’énergie facilement accessible. Et sans énergie accessible, c’est la fin de l’économie telle que nous la connaissons : les transports rapides, les chaînes d’approvisionnement longues et fluides, l’agriculture industrielle, le chauffage, le traitement des eaux usées, Internet, etc. » (Servigne, Stevens, 2015, p 62).

Pablo Servigne et Raphaël Stevens démontrent, sources à l’appui, que nous nous trouvons déjà bien au- delà des conditions requises pour limiter le réchauffement climatique à +2°C en 2050. C’est au présent qu’ils conjuguent les effets des désastres écologiques et des catastrophes naturelles. En effet, si le réchauffement climatique promet un avenir au visage crispé, certains faits en esquissent déjà les traits, notamment ces « vagues de chaleur plus longues et plus intenses et des événements extrêmes (tempêtes, ouragans, inondations sécheresse, etc.) qui ont causé d’importantes pertes ces dix dernières années. On constate déjà des pénuries d’eau, déficits économiques, troubles sociaux, instabilité politique, extinction de nombreuses espèces vivantes, fonte des glaces, diminution des rendements agricoles, les dégâts irréversibles à l’encontre des écosystèmes ». (Servigne, Stevens, 2015, pp 67- 68). En Russie par exemple, la grande sécheresse de 2010 a anéanti 25% de la production agricole et mutilé de 15 milliards de dollars l’économie.

Concernant la biodiversité, « le taux de disparition d’espèces est 1000 fois plus élevé que la moyenne géologique (…) et il est en forte et constante augmentation » (Servigne, Stevens, 2015, p 77). On observe un déclin de 24 des 31 plus grands carnivores de la planète (lion, léopard, puma, loutre des mers, dingo, lynx, ours, etc.), une disparition de 90% de la biomasse des grands poissons, de 52% d’oiseaux des champs en Europe, de 45% en moyenne des invertébrés suivis par les scientifiques, et bien d’autres encore.

À l’image d’un interrupteur qui passe d’un état A à un état B après avoir subi une pression constante, l’idée du basculement est omniprésente au sein de la discipline. Comme les écosystèmes qui, après avoir subi des pressions régulières (pêche, pollution…), ne cèdent pas directement, mais perdent leur capacité de résilience (c’est-à-dire leur capacité à se rétablir après un choc) jusqu’à la rupture, « seuil invisible au-delà duquel l’écosystème s’effondre de manière brutale et imprévisible ». Il y aurait actuellement 14 « éléments de basculement climatique » susceptibles de passer ces points de rupture (le permafrost de Sibérie, les courants océaniques atlantiques, la forêt Amazonienne, les calottes glaciaires, etc.). (Servigne, Stevens, 2015, p 89). Chacun de ces éléments est capable « d’accélérer le changement climatique de manière catastrophique » (Servigne, Stevens, 2015, p 90).

Pour les collapsologues, l’effondrement n’est pas une hypothèse, mais une évidence. Il n’y a pas de moyen de l’éviter, uniquement des façons de s’y adapter. Tout l’enjeu est d’apprendre à imaginer des nouveaux avenirs et de les rendre possibles, après avoir renoncé à celui que nous avions envisagé et accepté de le voir « mourir ». Pour cela, il s’agit d’aller à la rencontre des émotions ressenties, souvent anxiogènes, face aux constats catastrophiques dont ils font l’inventaire, et d’y faire face. Pour les auteurs, ce n’est qu’en allant au plus profond de soi-même que l’on peut réellement rebondir vers un état d’esprit plus positif. Les émotions sont pour eux une manière de « rassembler » beaucoup plus puissante que les chiffres. La collapsologie, ce n’est donc pas « faire peur », mais encourager à « faire face à ses peurs ». Il s’agit d’un travail personnel entre raison, émotions et prise de recul.

Principales critiques du discours de la collapsologie

Éveillant curiosités ou laissant pantois, la collapsologie surgit de plus en plus souvent dans les débats.

Pour les sceptiques ou les inquiets, toutes ces « mauvaises nouvelles » seraient démobilisatrices et démoralisantes. Pour les plus optimistes, il s’agit d’une porte d’entrée vers de nouveaux possibles, d’un moyen de mobiliser et d’éveiller les consciences qui seraient parvenues à passer à côté des constats écologiques catastrophiques.

Dans la littérature, d’aucuns se divisent et se rejoignent sur l’efficacité du terme « effondrement ». Il s’agirait d’un mot qui permet de jouer sur plusieurs tableaux à la fois : l’imaginaire, la science et les émotions, permettant d’aborder le lecteur avec nuance, sans minimiser les constats et sans être dans le déni. À l’inverse du terme « crise » qui renvoie à l’idée qu’une fois celle-ci dépassée, on revient à un état stable initial. Sa force serait son aspect mobilisateur et son impact sur les gens, sans doute bien plus grand que des notions comme « réchauffement climatique » ou « émissions de gaz à effet de serre [19] ».

Néanmoins, l’expression n’est pas mobilisatrice pour tout le monde. Si l’on s’en tient à la définition donnée par Yves Cochet, il faudrait plutôt de parler « des effondrements ». Le mot ne permet pas de s’adresser à tout le monde et n’aura pas le même écho chez un migrant en plein parcours d’exil que chez un Bruxellois en transition. Elisabeth Lagasse d’ajouter que le terme n’exprime pas l’analyse qui le sous-tend. Les auteurs semblent s’accorder sur l’idée que l’effondrement adviendra sur le long terme et à l’image d’une mosaïque, alors que l’expression renvoie à une temporalité brutale et immédiate, ce qui crée une certaine dissonance cognitive [20].

Au sein de la grande famille des auteurs qui s’intéressent à l’effondrement, la collapsologie ne fait pas l’unanimité. Tantôt sur la forme, tantôt sur le fond, elle fait l’objet d’une critique nourrie.

Elisabeth Lagasse, dans un article publié dans la revue Contretemps [21], propose une critique épistémique « sur la vision du monde qui accompagne cette pensée de l’effondrement ». (Lagasse, 2018, Contretemps).

Tout d’abord la collapsologie mettrait en avant l’idée d’un système homogène qui s’effondre plutôt que de faire la promotion des acteurs et des actrices de ce système. L’effondrement serait la conséquence du système tout entier plutôt que d’injustices sociales. Dans le même ordre d’idées, pour Renaud Duterme, parler d’un « effondrement de la société » est trop englobant et fait fi des relations d’exploitation et de domination qui existent et qui ne subiront pas les choses de la même manière.

En outre, c’est de positiviste qu’Elisabeth Lagasse caractérise la démarche des collapsologues, à cause du glissement entre sciences naturelles et sciences sociales qu’ils effectuent en déduisant un effondrement social de données physiques et quantitatives, sous-entendant l’existence de déterminismes sociaux qui découlent des lois naturelles. Cette épistémologie positiviste est puissamment critiquée les courants qui affirment qu’on ne peut observer la société comme un objet auquel nous serions extérieurs et qu’il est impossible de maintenir une position neutre et sans jugement en étudiant la société.

Elle se sert de deux concepts bien connus et largement utilisés dans les théories de l’effondrement ou de la transition. Il s’agit de la résistance et de la résilience. Le premier renvoie à un rapport de force existant à travers des acteurs et actrices tandis que le deuxième renvoie à l’idée de rétablissement suite à un choc extérieur contre lequel on ne peut rien et où les responsables sont souvent oubliés. « La résilience s’intéresse au résultat là où la notion de résistance met en lumière les processus de changements ». (Lagasse, 2018, Contretemps).

Plusieurs auteurs [22] s’accordent sur une critique anthropocentrique et « occidentalocentrée [23] » de la collapsologie. Nicolas Casaux, membre du mouvement d’écologie radicale Deep Green Résistance, considère que si la menace d’effondrement qui pèse sur notre civilisation techno industrielle est catastrophique selon les collapsologues, c’est uniquement parce qu’il s’agit du point de vue de la culture dominante qui détruit et utilise toutes les espèces pour étancher sa soif de croissance et de progrès [24]. L’effondrement a un tout autre visage pour celles et ceux qui sont défaits de cette culture et de cette aliénation, comme les peuples autochtones ou toutes les espèces menacées d’extinction ou de destruction. Pour les rivières, les loups, les forêts, la catastrophe a un autre nom, elle se nomme « civilisation industrielle » et prendra fin avec un effondrement.

« Considérer l’effondrement de la civilisation industrielle comme la catastrophe, c’est perpétuer le paradigme destructeur qui le précipite ». (Casaux, 2018, Le partage).

Pour lui, c’est d’ailleurs parce que la collapsologie ne dérange pas l’idéologie dominante qu’elle est promue dans les médias et trouve un écho si fort chez le public, permettant de renforcer le climat d’insécurité et rendant la population d’autant plus « docile et apathique ». (Casaux, 2018. Le partage).

Le discours de Piero Amand, jeune membre du parti Ecolo, attaché au groupe local Genappe en Transition et créateur du blog « Journal d’un jeune écologiste » trouve quelques franches similitudes avec le celui de Nicolas Casaux. Il relève une double inquiétude contradictoire : on s’accable du réchauffement climatique causé en grande partie par la combustion d’énergies fossiles au même moment où on s’indigne des futures pénuries d’énergie fossile. Avec au centre de cette double inquiétude, nous, les 1% privilégiés de la planète qui nous inquiétons pour notre survie après avoir rendue conditionnelle celle des autres [25].

Rejoignant l’idéologie du mouvement radical Deep Green Resistance, il s’agirait pour lui de s’organiser pour précipiter cet effondrement de civilisation mortifère, ou de freiner son développement avant qu’elle ne détruise le monde vivant. Tendance macabre ? Pour le jeune écologiste, l’effondrement de la civilisation aura de toute façon lieu, « il y aura de toute façon des morts et participer à cet effondrement n’engendrera pas davantage de morts » (Amand, P., 2018. Journal d’un jeune écologiste) et « plus on attend que l’effondrement ait lieu, plus on laisse le massacre écologique se perpétrer ». (Amand, 2018. Journal d’un jeune écologiste).

Pour Nicolas Casaux, la collapsologie encourrait également le risque d’encourager le narcissisme des habitants des pays riches qui vont, d’une part, se soucier principalement de leur sort propre et d’autre part se soumettre davantage aux mesures gouvernementales qui affirmeront qu’elles seules permettront d’éviter ou de repousser l’effondrement [26]. Selon lui, pour défendre le monde naturel et les agressions qu’il subit, il s’agit d’organiser une résistance vis-à-vis de l’État, à l’image de Notre-Dame-des-Landes, exemple cohérent d’une initiative qui n’émane pas d’une inquiétude narcissique, mais d’une envie de mettre fin au désastre industriel. S’il reconnaît que les auteurs envisagent de temps en temps l’effondrement de la civilisation comme un moyen de créer quelque chose de beau et de nouveau, son principal reproche se tourne vers leur ambivalence. Ils seraient incapables d’affirmer une position claire quant à la nature de la catastrophe.

Enfin, une critique anticapitaliste est notamment [27] tenue par Daniel Tanuro [28] qui reproche fermement à Pablo Servigne et Raphaël Stevens de préférer imaginer la disparition de l’humanité à celle du capitalisme, ou de trop peu l’envisager [29]. S’il les rejoint sur les risques d’effondrement liés à la destruction environnementale, il rappelle que la moitié des émissions de gaz à effets de serre « est attribuable aux dix pour cent les plus riches de la population mondiale et que plus de la moitié de l’énergie consommée sert à satisfaire les besoins des riches ». (Tanuro, 2018) Bien que les auteurs préconisent de « sortir de chez soi » et de recourir aux pratiques collectives que notre société matérialiste a détricotées, Daniel Tanuro accuse la collapsologie de propager un discours fataliste quant à l’effondrement, alors que des solutions existent, notamment à travers des pratiques communautaires articulées autour d’une stratégie sociale et surtout des luttes anticapitalistes « dans l’objectif de bloquer les projets d’extension du capital fossile ». (Tanuro, 2018. Gauche anticapitaliste)

Pour Agnès Sinaï, auteure, journaliste [30] et fondatrice de l’institut Momentum, qu’il s’agisse de modèles capitalistes ou communistes, que ce soit l’Europe de l’Ouest, la Chine ou encore les USA, nous sommes enfermés dans une société qui repose sur des flux d’énergie, de consommation, de mondialisation colossaux, alimentant la « folie productiviste » qui n’est malheureusement pas assez pointée du doigt et est souvent voilée par l’adhésion à de nouvelles formes d’énergie [31].

Impacts et réactions

Les récits autour de l’effondrement de notre société mondialisée déséquilibrent profondément celles et ceux qui étaient parvenus à l’ignorer : « on en sort pas indemnes » (Servigne, Stevens, 2018).

Classés par catégories on retrouve les « cavapétistes » (ça va péter), tellement en colère contre le système que c’est « tant mieux » s’il s’effondre. Les « aquoibonistes » (à quoi bon ?) qui se disent que puisque tout est perdu, autant profiter de tout ce qui reste ! Parmi eux les épicuriens ou les « bons profiteurs » qui se contentent de peu et finiraient bien leurs jours à la terrasse d’un café, mais aussi les « mauvais profiteurs » qui polluent et saccagent tout avant de partir. Les survivalistes qui, de manière caricaturée, vivent dans des bunkers, se préparent à combattre pour la guerre de tous contre tous et déploient des stratégies de « chacun pour soi ». Les transitionneurs, non-violents et à l’esprit collectiviste qui pratiquent l’inclusion et l’ouverture, convaincus qu’ensemble on va plus loin. Enfin, les collapsologues qui se prennent de passion pour ces récits et qui en font un point central de leur vie. Ils étudient l’effondrement, le comprennent et le communiquent [32].

Autour de soi, au quotidien, les réactions divergent. Cela se traduit parfois par la remise en question de la cohérence de mettre des enfants au monde, par des moments de vide et de désespoir, de tristesse. On le voit, on le ressent, ceux qui se lancent à l’assaut de l’effondrement sont traversés par lui et, effectivement, n’en sortent pas indemnes.

Dans une interview, Vincent Mignerot affirmait que les survivalistes, associés à l’extrême droite avec comme figure de proue Piero San Giorgio, influenceur de l’extrême droite radicale, seraient en train d’infiltrer la collapsologie et de s’en servir comme socle pour se déployer. Conséquence du discours sur l’effondrement ? Probablement pas. Simplement parce que la discipline apparaît bien après le mouvement survivaliste qui, rappelons-le, survient dans les années 60 aux États-Unis, impulsé par la peur de l’invasion communiste sur le territoire nord-américain. Au fil du temps et des contextes, les peurs évoluent, et c’est aujourd’hui la peur des catastrophes environnementales qui structure le mouvement survivaliste. Le mouvement a le vent en poupe ! Émissions de télévision, stages de survie ou encore salon du survivalisme font de plus en plus parler d’eux.

Pour Denis Tribaudeau, instructeur de survie, bien que San Giorgio soit le représentant d’une tendance, il ne s’agit que d’un exemple et « le survivaliste » n’a pas de profil type. Contrairement à ce que notre imaginaire pourrait nous faire croire, le survivalisme réunit énormément de profils différents et la tendance générale se dirige vers une reconnexion à la nature à travers des techniques anciennes, bien loin du survivaliste anxieux, caché dans son bunker, armé jusqu’aux dents, prêt à tirer. Ces nouveaux survivalistes proches de la nature et les transitionneurs ont en commun leur envie de reconnexion à la terre, au temps long, aux pratiques anciennes, aux ancêtres. La reconnexion à la nature leur permettrait à tous de faire un pas vers l’interdépendance avec les non-humains, les humains ou plus généralement les êtres vivants et serait donc une manière de quitter la dynamique de repli sur soi et d’indépendance propre aux survivalistes. Pour Pablo Servigne, il s’agit donc d’un continuum dynamique entre survivalistes et transitionneurs qui ne doit pas forcément être mis en opposition. Où commence le survivalisme et où s’arrête-t-il ? C’est une question ambiguë. Retenons que l’extrême gauche comme l’extrême droite se côtoient au sein du mouvement avec, comme noyau dur, une majorité de personnes qui craignent un avenir qu’ils ne maîtrisent plus et tentent de recréer des liens différents que ceux que la mondialisation nous a appris à tisser.

En conclusion

Rappelons-nous des événements catastrophiques auxquels nous avons eu affaire ces derniers temps. Les attentats du 11 septembre ou plus récemment les élections de Donald Trump et Jair Bolsonaro ou, plus proche, l’attentat revendiqué par l’Organisation terroriste État islamique en mars 2016 à Maelbeek. Ces événements acheminent quelque chose d’insensé, d’impossible dans la réalité. C’est, en quelque sorte, l’irruption du possible dans l’impossible. Ils nous heurtent et nous surprennent : s’ils n’étaient pas possibles, ils le sont désormais [33].

Dans son ouvrage Pour un catastrophisme éclairé, Jean-Pierre Dupuy appelle à prendre en considération cette irruption du possible dans l’impossible, avec l’objectif d’en éviter la survenue. Il s’agit donc, pour la prévenir, de croire en la possibilité de la catastrophe avant qu’elle ne se produise. « C’est parce que la catastrophe constitue un destin détestable dont nous devons dire que nous n’en voulons pas qu’il faut garder les yeux fixés sur elle, sans jamais la perdre de vue ». (Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, 2004).

Malgré les lacunes que présente la collapsologie, on ne peut lui reprocher de ne pas garder les yeux fixés sur la catastrophe !

Il est certain que la discipline n’est pas parfaite et que l’inventaire de ses maladresses n’est probablement pas près d’être terminé. On pourrait encore lui reprocher son discours relativement inaccessible. D’une part, il semble qu’une seule petite partie de la population accède aisément à la lecture d’un manuel de collapsologie – pour des raisons d’éducation, de culture, de moyens divers- et d’autre part, au sein de cette petite partie de population, rien ne dit que les lecteurs aient le temps et la capacité d’entamer un travail abyssal à la rencontre de leurs craintes existentielles avant de partir à la conquête du monde qui, visiblement, n’a pas le temps d’assumer l’apathie d’une population en pleine transition intérieure, pour ne pas dire dépression.

Néanmoins, ce serait réduire les propos des auteurs que de s’en tenir à cela. Ils évoquent également les notions de joie, courage et de résilience. Le courage d’accepter de plonger les yeux grands ouverts au plus proche des constats catastrophiques et des sentiments « négatifs » comme la peur ou la tristesse permettant ensuite de déclencher une spirale plus positive, plus joyeuse créant de nouvelles capacités d’agir et de penser. Briser le sentiment d’impuissance et résister aux destructions du capitalisme [34]. Penser, imaginer et redécouvrir ensemble et dans la joie les dimensions de la vie qui ont été « anesthésiées, massacrées, déshonorées au nom du progrès réduit aujourd’hui à l’impératif de croissance. » (Stengers., 2009).

La collapsologie autant que ses critiques ont le mérite de nous donner la possibilité d’habiter ce savoir désormais commun que les dérèglements écologiques menacent notre survie. Si le savoir est commun, la prise de conscience n’est pour autant pas générale et chaque discipline, bien que maladroite ou victime de ses manquements, participe à la rendre plus accessible.

Politiser les théories de l’effondrement, y introduire systématiquement les notions de justice sociale, d’inégalités et davantage faire assumer son rôle au capitalisme dans les grands tourments de l’Anthropocène sont certainement des aspects auxquels la collapsologie devra tendre une oreille attentive. Que les critiques et les réflexions, surtout, continuent de se multiplier, mais dans l’intelligence de la mise en débat qui honore les divergences et n’ajoute pas de la division à la division.

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[1En France, l’institut Momentum rassemble un grand nombre de chercheurs, ingénieurs, journalistes, et acteurs du monde associatif qui sillonnent à travers les grands thèmes de l’Anthropocène, de la société post-croissance, post-fossile, de l’effondrement, des low-tech, de la permaculture, de la psychologie du changement. Parmi eux on retrouve entre autres Yves Cochet, président de l’association et Agnès Sinaï, la fondatrice. Philippe Bihouix, Luc Semal, Christophe Bonneuil, Pablo Servigne, Dennis Meadows, Raphaël Stevens, Paul Jorion et bien d’autres.

[2À noter tout de même qu’ils jugent la préservation de l’environnement incompatible avec l’humanité.

[3Ingénieur polytechnicien, associé fondateur de Carbone 4, enseignant, et encore conférencier est alerte concernant les risques que représente la conjoncture de l’épuisement des ressources énergétiques et du réchauffement climatique sur l’humanité au moins depuis 2001.

[4Journaliste (Le Monde diplomatique, La Revue durable) et auteure de nombreux ouvrages.

[5Sociologue et philosophe français.

[6Juriste belge professeur en droit international à l’Université Catholique de Louvain coprésident, ancien rapporteur pour le droit à l’alimentation du conseil de droits de l’homme à l’ONU, membre du comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU.

[7Agrégé en Sciences du Développement de l’Université Libre de Bruxelles, enseigne la géographie dans un lycée et collabore régulièrement avec le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers monde (CADTM).

[8Ingénieur, spécialiste de la fin des ressources minières et auteur, notamment, de L’âge des low-tech.

[9Auteur de « Pourquoi tout va s’effondrer ».

[10Climat.be. (2018). « Rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5°C » Retrieved from https://www.climat.be/fr-be/changements-climatiques/les-rapports-du-giec/2018-rapport-special

[11Donella Meadows, Dennis Meadows, Jorgen Randers, William W. Behrens III

[12SERVIGNE, P. STEVENS, R. (2015). Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes. Paris. Le Seuil, Coll. « Anthropocène ».

[13DE.MEADOWS, DO.MEADOWS, J.RANDERS, Les limites à la croissance (dans un monde fini). Le rapport Meadows, 30 ans après. Ecosociété Montréal. Coll. Retrouvailles. Montréal, 2013.

[14Y. COCHET, « L’effondrement, catabolique ou catastrophique ? », Institut Momentum, 27 mai 2011.

[15Ch. BONNEUIL, JB. FRESSOZ., L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, coll.

« Anthropocène », 2013.

[16Des transports, de la communication, du nombre de personnes sur terre, sociale, du rythme de vie et forcément d’extraction et de consommation.

[17Il s’agit du moment où le débit d’extraction d’une ressource atteint un plafond avant de décliner.

[18Ni le bois, ni le gaz naturel, ni l’uranium ne possèdent les qualités du pétrole. Ces énergies s’épuiseraient trop vite car la date de leur pic approche.

[19Arrêt Sur Images. Effondrement : « Un processus déjà en marche ». 2018. Retrieved on https://www.arretsurimages.net/emissions/arret-sur-images/effondrement-un-processus-deja-en-marche

[20E. LAGASSE, (2018). « Contre l’effondrement, pour une pensée radicale des mondes possibles ».

Contretemps. Retrieved from https://www.contretemps.eu/effondrement-mondes-possibles/

[21Ibid.

[22Piero Amand, Jean-Baptise Fressoz, Nicolas Casaux, Daniel Tanuro.

[23J.-B, FRESSOZ, (2018). « La Collapsologie : un discours réactionnaire ? » Libération. Retrieved from https://www.liberation.fr/debats/2018/11/07/la-collapsologie-un-discours-reactionnaire_1690596

[24N.CASAUX, (2018). « Le problème de la Collapsologie ». Le partage. Retrieved from http://partage- le.com/2018/01/8648/

[25P.AMAND, (2018). « Déplorer les effets, chérir les causes – Le double jeu de la collapsologie ». Journal d’un jeune écologiste. Retrieved from https://journaldunjeuneecologiste.wordpress.com/2018/10/28/deplorer-les- effets-et-en-cherir-les-causes-le-double-jeu-de-la-collapsologie/

[26N. CASAUX, (2018). « Le problème de la Collapsologie ». Le partage. Retrieved from http://partage- le.com/2018/01/8648/

[27Rejoint par Elisabeth Lagasse.

[28Ingénieur agronome, fondateur de l’ONG belge « climat et justice sociale », collaborateur du journal Le Monde diplomatique et auteur du livre L’impossible capitalisme vert.

[29D. TANURO, (2018). « L’effondrement des sociétés humaines est-il inévitable ? Une critique de la « collapsologie » : c’est la lutte qui est à l’ordre du jour, pas la résignation endeuillée ». Gauche anticapitaliste. Retrieved from https://www.gaucheanticapitaliste.org/leffondrement-des-societes-humaines-est-il-inevitable- une-critique-de-la-collapsologie-cest-la-lutte-qui-est-a-lordre-du-jour-pas-la-resignation-endeuille/

[30Le Monde diplomatique, La Revue Durable, Actu-Environnement.

[31Arrêt Sur Images. Effondrement : « Un processus déjà en marche ». 2018. Retrieved on https://www.arretsurimages.net/emissions/arret-sur-images/effondrement-un-processus-deja-en-marche

[32P.SERVIGNE, R. STEVENS. (2015). Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes. Paris. Le Seuil, Coll. « Anthropocène ».

[33J.-P. DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé. Paris, Seuil, 2002.

[34I. STENGERS, (2009). Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient. Paris. La découverte.

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