Cette analyse est issue des interventions d’expert·e·s et des échanges entre les citoyen·ne·s ayant participé aux trois journées de l’Université collaborative[1]. Elle est le fruit d’ajustements entre des personnes aux avis divers.
Elles s’appellent Colienne, Audrey, Étienne ou encore Camille. Tous·tes ont décidé il y a quelques années de se lancer dans des projets singuliers ancrés dans des lieux partagés et gérés collectivement. Constatant certaines failles de nos sociétés modernes, elles ont pris l’initiative d’y répondre par des actes concrets. C’est ainsi que sont nés Plouf, Chez Bibi, Calico et la ferme des Arondes. Ainsi que de nombreux autres projets portés par des citoyennes et citoyens voulant agir localement, qui se multiplient ces dernières années.
Café wasserette social situé au cœur d’un ensemble de logements sociaux, Plouf vise à créer un espace de liens et de rencontres auprès d’un public, surtout des femmes, en situation précaire. S’y organisent aussi diverses activités de préparation de repas en commun, de tricot, de puzzle ou encore une garderie d’enfants pour permettre aux parents de souffler. L’objectif premier est de donner accès à l’hygiène, première étape pour renforcer l’estime de soi.
Étienne a co-fondé Calico, un habitat groupé situé à Forest porté par différentes associations. Dans Calico, on retrouve Pass-âges, un projet d’accompagnement à la naissance et à la fin de vie. L’association héberge dix familles avec une attention particulière à la dimension intergénérationnelle. L’association Angela D gère dix logements pour des femmes en situation d’isolement. Le CLTB, association qui cherche à rendre le logement accessible à des publics précaires en le sortant d’une logique spéculative, gère le logement de quatorze familles au sein de Calico dont deux en housing first, pour des personnes sortant de la rue.
La volonté de Calico est de rendre le logement accessible pour des personnes à bas revenus, isolées ou âgées. Plusieurs mécanismes d’accès au logement tels que la coopérative d’habitants ou le financement par des investisseurs sociaux sont à l’œuvre. La valeur du care, du prendre soin, est centrale dans le projet de Calico.
La ferme des Arondes vise à relocaliser différentes activités agricoles au sein d’un même lieu. On y retrouve du maraîchage, de l’élevage, une pépinière, de la culture de céréales, d’osier, de champignons et une boulangerie tenue par Camille. Nourrir les gens avec des produits sains est leur leitmotiv. La Terre est pour eux un bien commun dont il faut prendre soin avant de le transmettre aux générations suivantes.
Enfin, Chez Bibi est un resto-bistro se voulant espace de rencontres où de multiples activités sont proposées : jeux de société, activités culturelles, concerts, etc. En reprenant le dernier café du village, Colienne souhaitait créer un espace partagé pour s’entraider, s’amuser, créer des solidarités et des projets communs.
Les lieux collectifs, des projets « hors cadre »
Les termes tiers-lieux, éco-lieux, lieux collectifs à usage mixte, ou encore communs reviennent lorsqu’il s’agit de nommer ces lieux. Il n’est pas évident de rassembler leur diversité sous un seul mot. De plus, les acteurs et actrices de ces lieux revendiquent d’être évolutifs et de ne pas se laisser enfermer dans des schémas rigides. Des travaux de définition et de théorisation ont cependant émané de différent·e·s chercheur·euses. Le premier à identifier les tiers-lieux est Ray Oldenburg qui les définit en 1989 comme des espaces à mi-chemin entre le travail et le domicile: les lieux de la vie sociale, de la rencontre et de l’échange informel, comme un salon de coiffure, un parc ou un café. Ces lieux sont essentiels à la démocratie et à l’engagement civique. Plus récemment, le chercheur français Antoine Burlet propose une définition plus large des tiers-lieux comme une configuration sociale où la rencontre entre des entités individuées engage intentionnellement à la conception de représentations communes. Des organisations publiques comme le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA) en France se sont aussi emparées de la question et proposent la définition suivante : Les tiers-lieux sont des espaces d’innovation sociale construits autour d’une communauté d’usagers recherchant une gouvernance partagée, en réponse à des défis identifiés, notamment dans les domaines des transitions écologique, numérique, alimentaire, citoyenne, du travail, des mobilités ou de la santé. En Belgique, l’asbl Trois-Tiers, référence sur le sujet, définit les tiers-lieux comme des lieux fondés sur la diversité et la cohabitation des usages, la multifonctionnalité et le rassemblement et l’activation d’une communauté.
Dans une volonté de cerner au mieux le sujet des lieux collectifs citoyens, il a semblé utile de dégager des caractéristiques communes à ces lieux. Sur base d’un vaste corpus de projets reliés à des lieux, c’est l’exercice auquel les citoyen·ne·s de l’Université collaborative se sont prêté·e·s. Voici les caractéristiques identifiées :
1) Lieux physiques participatifs où les citoyen·ne·s jouent un rôle actif.
2) Expérimentations : des lieux où s’expérimentent des manières de s’organiser, de faire collectif, de se nourrir, etc. autrement. Ces expérimentations rassemblent et développent des expertises et entraînent de la réflexivité, l’importance de se remettre en question et de faire évoluer son projet. Elles sont orientées vers le changement social et des mentalités. Ces lieux doivent définir un cadre clair pour pouvoir travailler et tester hors du cadre également.
3) Ouverture, ces lieux sont ouverts sur l’extérieur, sont en lien avec la société. Ils doivent pouvoir permettre à chacun·e de se sentir libre en leur sein. Ces lieux se veulent inclusifs mais, dans les faits, sont plutôt homogènes socialement.
4) La mutualisation les caractérise souvent, la mise en commun d’objets, d’outils de production, mais aussi de compétences et de savoirs. Le partage et la transmission sont également des valeurs importantes. Certains projets prennent une valeur de modèle, d’exemple et sont sollicités par d’autres en vue de s’inspirer, voire de reproduire les éléments de réussite.
5) Ces lieux sont souvent le résultat d’initiatives citoyennes dans une logique « bottom-up ».
6) La notion d’autonomie se trouve au centre de ces lieux. Il s’agit de se réapproprier des manières de faire, des techniques, du pouvoir d’agir.
7) Les lieux visent souvent à répondre à des besoins (autrement). Exemple : se nourrir de façon plus locale, plus saine, se loger à des prix abordables, etc.
8) Ces lieux s’ancrent dans un territoire, un espace, une population. Ils visent à avoir un ancrage local fort, à s’intégrer, trouver une place dans un tissu existant. Cet ancrage va entraîner la création de partenariats avec d’autres associations, services communaux, etc. du territoire et le tissage de réseaux.
9) Les lieux sont souvent gérés collectivement, de façon peu hiérarchique, selon le principe une personne-une voix. Ils innovent par leur mode de gouvernance.
10) Polyactivités : les lieux développent souvent des activités multiples, différents usages. Mais ils doivent à la fois définir un objet social précis (sens, objectif, finalité, vision). Ce dernier peut être d’ordre général pour laisser la place à une grande variété d’activités.
11) Ces lieux peuvent être établis dans la durée ou au contraire être éphémères. Le type d’occupation, de contrat, de rapport de propriété sera déterminant dans ce cadre.
12) Ces lieux ont une dimension politique dans le sens qu’ils portent la volonté d’un changement de société qu’ils entendent incarner.
13) Les valeurs de ces lieux sont celles de l’écologie, de la solidarité, de la coopération.
Les tiers-lieux, à la (re)découverte de l’autonomie
Les tiers-lieux permettent de regagner de l’autonomie sur sa vie. Dans une société où de nombreuses dépendances sont imposées, retrouver de l’autonomie dans ses choix et ses manières d’exister procure un sentiment de liberté et renforce le pouvoir d’agir. La question de l’autonomie est aussi en lien avec la responsabilité que nous avons vis-à-vis d’autres humains dont nous dépendons. C’est ce que développent des chercheur·euse·s tel·le·es que Geneviève Pruvost, Alessandro Pignocchi ou Aurélien Berlan. Iels revisitent notre conception de la liberté à l’aune de nos dépendances. Dans notre société moderne, la liberté est perçue comme délivrance des contraintes matérielles. Celles-ci sont notamment déléguées à d’autres personnes auxquelles nous confions des tâches indésirables comme le nettoyage de nos maisons ou la production de nourriture. Mais cette situation concerne aussi l’extraction polluante des métaux qui composent nos smartphones ou la fabrication de ceux-ci dans des conditions pénibles. Tout un système de domination et d’exploitation sociales conditionne ainsi la délivrance d’une partie de la population, générant un sentiment d’impuissance à modifier le système dont notre subsistance dépend. « Nous sommes devenus vitalement dépendants d’un système qui sape les conditions de vie de la plupart des êtres vivants[2] » écrit Aurélien Berlan.
Pour Berlan, il est nécessaire de relier la notion de la liberté avec celle de l’autonomie: « Être libre, c’est d’abord être maître de ses conditions de vie, et non pas de les déléguer[3] ». La liberté a une dimension éminemment matérielle, souvent impensée. Tout comme les classes paysannes pour qui l’accès à la terre conditionne la liberté, la quête de liberté revient à assumer les nécessités du quotidien pour abolir les rapports de domination reposant sur la dépendance matérielle. Berlan pointe cependant l’importance de ne pas tomber dans une conception individualiste de l’autonomie : personne ne peut subvenir à ses besoins seul. Et à ne pas confondre autonomie et indépendance, conscient que sur la Terre, tout est interdépendant.
C’est ce pari qu’essaient de relever notamment celles et ceux qui bâtissent des lieux collectifs porteurs d’alternatives : répondre à des besoins collectifs suffisants (auto-limités) en dehors des rapports de domination actuels, recréer des interdépendances sur un autre modèle que le modèle capitaliste. L’autonomie de ces lieux repose aussi sur la remise en question de la fascination pour la technologie et une réappropriation des techniques ainsi que sur l’utilisation de ressources locales.
Les tiers-lieux, à même de transformer la société ?
Les tiers-lieux sont animés par la volonté d’un changement de société. Leur projet vise à montrer qu’il est possible de faire autrement : de produire plus local, plus écologique, d’activer les solidarités, de réduire les dépendances à des macro-systèmes techniques ou alimentaires, de mutualiser nos équipements, etc.
Dans ce sens, la notion d’utopie réelle d’Erik Olin Wright est intéressante à convoquer: « Au lieu de domestiquer le capitalisme en imposant une réforme par le haut ou de briser le capitalisme par le biais d’une rupture révolutionnaire, l’idée centrale consiste à éroder le capitalisme en construisant des alternatives émancipatrices […]. Les utopies réelles sont des institutions, des relations et des pratiques qui peuvent être construites ici et maintenant, qui préfigurent un monde idéal et qui nous aident à atteindre cet objectif post-capitaliste[4] ». Les tiers-lieux résonnent avec cette notion d’utopie réelle et de politique préfigurative. L’anthropologue et anarchiste David Graeber la perçoit aussi comme « l’une des armes politiques la plus puissante », décrivant la préfiguration comme « l’idée de construire les bases d’une nouvelle société dans la coquille de l’ancienne ».
De quelle logique de changement ces lieux relèvent-ils ?
Pour Erik Olin Wright, trois logiques stratégiques de transformation ont caractérisé l’histoire de la lutte anticapitaliste. Il distingue les stratégies de rupture « qui anticipent la création de nouvelles institutions émancipatrices par une rupture avec les structures sociales et les institutions existantes ». C’est un scénario de type révolutionnaire. Les stratégies interstitielles « cherchent à construire des alternatives d’émancipation dans les niches et les marges de la société capitaliste, là où c’est possible. (…) Les nombreuses expérimentations actuelles en matière d’économie sociale et solidaire en sont un exemple. Enfin, les transformations symbiotiques « mettent en jeu des stratégies où l’extension et l’approfondissement des formes institutionnelles de pouvoir populaire permettent en même temps de résoudre un certain nombre de problèmes pratiques rencontrés par les élites et les classes dominantes ». Il s’agit de réformes « non réformistes » qui améliorent les choses à l’intérieur du système économique existant.
Selon Wright, les utopies réelles, auxquelles on peut apparenter les tiers-lieux, se situent entre les stratégies interstitielles et symbiotiques, même si des aspects de rupture peuvent également intervenir. Dans sa perception du changement, il perçoit les systèmes sociaux comme des écosystèmes interconnectés où l’introduction d’une espèce étrangère (un tiers-lieu) va déplacer les autres espèces (systèmes traditionnels) dans un étang où domine le capitalisme. « La question est alors de savoir si l’on peut créer dans l’étang les conditions nécessaires à l’épanouissement des espèces relevant des utopies réelles ».
L’analyse d’Alessandro Pignocchi, auteur de bandes dessinées et chercheur écologiste en philosophie de l’art, va dans le même sens. Pour lui, ces territoires autonomes, auxquels il identifie par exemple la ZAD de Notre Dame des Landes[5], sont « une nouvelle arme potentiellement très puissante de transformation de l’État, qui pourrait venir pallier la faiblesse et l’impuissance de tous les mouvements et processus qui aspirent à le transformer de l’intérieur[6] ». Il reconnaît cependant que cet élan d’autonomie est encore beaucoup trop faible. Dans l’ouvrage « Ethnographies des mondes à venir », co-écrit avec Philippe Descola, Pignocchi propose une politique-fiction où une période de troubles politiques verrait la multiplication des initiatives d’entraide, de solidarités et de territoires autonomes.
Un besoin urgent de recréer du lien
Le besoin de création de liens caractéristique des tiers-lieux est une réponse à la crise de solitude et d’isolement profonds que connaît notre société. C’est le sujet d’un rapport récent du rapporteur spécial des Nations-Unies sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Olivier De Schutter. Ce dernier dresse un constat inquiétant : 11 % de la population mondiale souffre d’un problème de santé mentale. Et l’isolement, qui a progressé ces dernières années, renforce cela. En cause : notre société obsédée par la croissance économique et la productivité : « La mode est à la promotion de sociétés obsédées par la croissance, qui se caractérisent par un climat de compétition et de course à la performance, entraînant un sentiment d’anxiété lié au statut et poussant à la dépression les travailleurs et travailleuses qui ne parviennent pas à répondre aux attentes irréalistes de ce que signifie vivre une vie productive[7] » écrit Olivier De Schutter. La montée croissante des inégalités est directement à mettre en lien avec la dégradation de la santé mentale. Une part importante des gens luttent au quotidien pour assurer leur subsistance. La pression exercée par notre modèle économique touche en particulier les plus pauvres « qui font face à une plus grande « charge mentale » pour joindre les deux bouts, qui font face à une stigmatisation, surtout dans les sociétés où les inégalités sont grandes, et qui n’ont pas les moyens d’être traités pour les problèmes mentaux qu’ils pourraient rencontrer[8] ».
Les lieux et espaces de sociabilité n’ont cessé de diminuer et le numérique n’a rien arrangé, avec la digitalisation massive des services publics par exemple.
Un autre élément découlant de la problématique de l’isolement a été mis en évidence par une équipe de chercheurs d’Oxford dont rend compte un article d’Alter échos[9]. Ces chercheurs ont identifié que le premier prédicteur du vote pour Donald Trump était le fait de dîner seul tous les soirs. Qu’en est-il de la solitude en Belgique ? « Selon les chiffres de Statbel (2022), 7,2% des Belges se sentent toujours seuls, ou la plupart du temps. Une étude menée par l’UGent la même année faisait état de 32% de la population belge se sentant «très seuls». Les deux études ont néanmoins en commun de préciser que la solitude concerne surtout les personnes âgées, mais aussi sans emploi, malades de longue durée et les familles monoparentales » écrit la journaliste Clara Van Reeth. Avec elle, il est intéressant de noter à quel point cet isolement est contre-nature pour l’humain, animal grégaire par excellence. Les lieux et espaces de sociabilité n’ont cessé de diminuer et le numérique n’a rien arrangé, avec la digitalisation massive des services publics par exemple. Ainsi, progressivement, les gens se sont repliés sur la sphère privée et ont délaissé leur « bassin de vie ». En référence à Robert Putman, Olivier De Schutter identifie quatre facteurs à l’individualisation de la société. La place croissante du travail dans nos vies qui laisse moins de temps à l’engagement civique; la démocratisation de la voiture qui distancie les lieux d’activités; la télévision et les réseaux sociaux qui nous absorbent et nous sidèrent; et enfin, le constat de l’échec de nos aînés quant aux effets de l’engagement civique.
Ces constats permettent de replacer les tiers-lieux dans un cadre plus large et renforcent leur importance tout en percevant l’ampleur du défi à relever. Contrecarrer la tendance lourde de l’individualisation de la société, du repli dans la sphère privée au profit de la création de liens d’entraide et de solidarité, de mobilisation de temps et d’énergie n’a rien d’une sinécure. Pour lutter contre le fléau de la dégradation de la santé mentale et ses manifestations (baisse de l’espérance de vie, anxiété, alcoolisme, drogue, suicide, etc.), il semble donc essentiel de recréer des liens sociaux et de renforcer les solidarités, au niveau de politiques publiques. La Grande-Bretagne et les États-Unis (avant les dernières élections) se sont emparés du problème et ont émis des recommandations dans le sens d’une société de liens.
Comment favoriser la création de tiers-lieux ?
Les éléments développés plus haut visaient à identifier ce qu’étaient des tiers-lieux, quelles étaient leurs caractéristiques communes, les raisons de leur importance dans la vie en société et leur capacité de changement social.
Convaincu·e·s de l’importance de ces lieux, posons-nous à présent la question de leur pérennité. Comment permettre à ces lieux de s’inscrire dans la durée, de ne pas s’essouffler ?
Avec notre groupe citoyen, nous avons identifié un ensemble de leviers internes, propres au projet, mais également des actions mobilisables par les pouvoirs publics.
La durabilité d’un tiers-lieu va dépendre de la bonne construction du projet en amont, tout en reconnaissant qu’il n’existe pas un modèle unique. Chaque projet doit être réfléchi, discuté, construit au niveau de sa gouvernance, de son modèle économique, des besoins auxquels il vient répondre sur son territoire. Il est important de se mettre en réseau avec différents acteurs locaux pour comprendre l’écosystème local, tisser des liens et créer des partenariats. Faire connaître le tiers-lieu est un autre enjeu tout comme le fait d’en faire un lieu réellement ouvert et inclusif. Différents manuels et structures d’accompagnement existent pour démarrer un projet[10].
Les pouvoirs publics peuvent également jouer un rôle important. Romane Cloquet de l’asbl Trois-tiers pointe la nécessité d’un changement de culture dans le chef de l’administration, la reconversion de l’État en État partenaire[11]. Tout d’abord, les politiques devraient reconnaître les bénéfices des tiers-lieux en tant qu’acteurs qui renforcent le capital confiance des citoyen·nes, leur pouvoir d’agir et la résilience à l’échelle d’un bassin de vie. D’autres mesures sont possibles. Olivier De Schutter insiste sur l’importance d’actions publiques au niveau de l’urbanisme à partir de ces questions : comment inciter les interactions entre les gens ? Comment décloisonner les quartiers ? Comment mieux utiliser les espaces ? De nombreuses réflexions comme la ville du 1/4 d’heure (Carlos Moreno) ou la ville à hauteur d’enfants développée par Francesco Tonucci – en test à Faro (Portugal) et à Gand – peuvent inspirer les décideur·euses. Les pouvoirs publics devraient avoir à cœur de faciliter la mise à disposition d’espaces existants, de favoriser l’intermodalité des espaces. Une école en dehors des heures de classe peut par exemple accueillir d’autres activités collectives. La mise en place des politiques sur les espaces inoccupés à l’instar d’autres villes comme Barcelone ou Bologne[12] est une piste à explorer. Le relais politique est donc essentiel pour favoriser l’émergence d’initiatives citoyennes ou empêcher les initiatives existantes de s’essouffler. Les responsables politiques pourraient définir un cadre politique clair mais modulable spécifiquement pour les tiers-lieux, afin de soutenir leur émergence et faciliter leur durabilité. Ces initiatives méritent le soutien public, dans leur phase initiale en tout cas, car elles testent de nouveaux modèles économiques hors du seul profit dans le cadre d’une transformation sociétale profitable pour tous. Plus en amont, des mesures en matière d’éducation pour promouvoir la citoyenneté mais aussi les apprentissages en gestion de projet, en communication non violente ou en gouvernance participative dès le plus jeune âge seraient des dimensions importantes.
Plus largement, la transition vers un État partenaire va de pair avec un renouveau démocratique. Cet État nouveau n’impose pas d’en haut mais nécessite un pouvoir distribué à travers la communauté, des mécanismes de co-décision et d’implication des citoyen·nes au-delà des élections périodiques. A Grenoble, le maire Eric Piolle met en place depuis plusieurs années une démocratie contributive afin que « les citoyen·nes retrouvent de la capacité d’agir, individuelle et collective, et que ce qui est mis en commun soit géré, partagé et porté politiquement pour avoir du sens : on ne consomme pas simplement ce Commun, on trouve du sens à son contact. On met en place des comités d’usagers pour l’eau, pour les réseaux de chaleur, dans tous les services publics en fait : les usagers sont les propriétaires ultimes de ces Communs[13] ». Dans le paysage politique actuel, face à la dangereuse montée de l’extrême droite, renforcer le capital social localement, retisser du lien entre les gens à travers des lieux collectifs autour de projets écologiques et solidaires, est l’ingrédient vital d’une société libre et ouverte. A rebours de la tentation d’un leader fort, ouvrir nos démocraties à une véritable participation citoyenne à la décision est le remède que doit exiger la société civile, avec l’appui de certaine·s décideur·euse éclairé·e·s.
[1] L’Université collaborative est un dispositif d’apprentissages et d’échanges entre citoyen·ne·s d’horizons divers organisé par Etopia dans le cadre de ses activités d’éducation permanente.
[2]BERLAN A., « Déserter le monde industriel, renouer avec l’autonomie », Bascules, Socialter, 14 février 2023, [en ligne] https://www.socialter.fr/article/aurelien-berlan-industrie-autonomie
[3] Ibid.
[4] FARNEA V. et JEANPIERRE L., « Des utopies possibles aux utopies réelles. Entretien avec Erik Olin Wright », dans Tracés, revue des sciences humaines, 2013, [en ligne] https://journals.openedition.org/traces/5672.
[5] La ZAD est une expérimentation sociale montée dans les années 2010 par les opposants au projet d’aéroport du Grand Ouest, à Notre-Dame-des-Landes, en Loire-Atlantique, en France, devenu un projet de vie anti-capitaliste et anti-autoritaire, une nouvelle façon d’habiter le territoire et de faire société. Une pluralité d’activités sont mises en place, notamment d’agriculture vivrière.
[6]« Alessandro Pignocchi : « Il faut multiplier les formes d’autonomie », par Philippe Vion-Dury, Grand entretien Socialter, dans Socialter, 13 avril 2023.
[7] La Libre Belgique, « L’obsession de la croissance encourage une « économie du burn out » », article Belga, 24/10/2024
[8] Le Soir, « Traiter l’économie du burn out dont les pauvres pâtissent encore plus », 24 octobre 2024.
[9] Alter Echos, « Une épidémie de solitude », 03 février 2025.
[10] Voir notamment le site de l’asbl Trois-Tiers, mais aussi be.Tiers-lieux ou celui de la coopérative Tiers-lieux (France)
[11]En référence à l’ouvrage « Pour un État partenaire. L’innovation citoyenne au cœur de la transformation écologique et sociale » de Olivier De Schutter et Tom Dedeurwaerdere, Altura/Etopia, 2024.
[12] Voir l’étude participative sur les communs bruxellois réalisée par CLTB, Communa, Ecores, Equal Partners commandée par Bruxelles environnement et Bruxelles Economie Emploi, à retrouver ici : https://environnement.brussels/citoyen/nos-actions/projets-et-resultats/etude-participative-sur-les-communs-bruxellois
[13] Ibid.