Dans une conférence à Prague en juillet 2024, l’historien américain Timothy Snyder prononçait cette phrase très juste: « Si nous voulons vraiment une démocratie, nous devons être engagés tous les jours. Il ne faut pas attendre que ça aille mal pour être inquiet ». Cette démocratie, dans laquelle nous vivons en majorité depuis notre naissance, représente l’aboutissement de luttes et de résistances qui nous ont apporté stabilité et prospérité. Ce système, qui reste un idéal pour de nombreuses populations, défend l’égalité, développe l’économie, protège l’environnement et permet la transition sans violence du pouvoir. La démocratie nous assure la liberté d’aimer, de croire, de parler sans crainte. Elle transforme les désaccords en débats plutôt qu’en conflits. Elle finance des écoles plutôt que des camps de rééducation. Elle donne à chacun une voix égale, construisant des ponts plutôt que des murs.
Pourtant, plus un seul jour ne passe désormais sans une attaque frontale contre notre société démocratique et les groupes et individus qui la composent. Les critiques, insinuations et incriminations envers les enseignants, la culture, la RTBF, les syndicats, les minorités, etc. venant des partis de droite sont désormais des pratiques courantes. Il s’agit d’exacerber les émotions et de « parler vrai », au nom de ce qui serait « un bon sens » à défendre face aux excès des prétendus wokistes. Les paniques morales sont la norme des mouvements et partis de droite, déversant en flot continu leur frustration conservatrice dans une stratégie de saturation, ad nauseam, de l’espace public.
“quand le libéralisme est confronté à différentes crises remettant son modèle en question, la tentation autoritaire finit par l’emporter”
Il y a plus que du simple populisme dans le contexte actuel. Offensives liberticides et réformes néolibérales sont liées. C’est d’une nouvelle volonté politique qu’il s’agit, considérant que le pluralisme rend l’État faible et que la dépolitisation de la société, saturée par les émotions, est un atout. Cette alliance dangereuse de la mise au pas de la société par l’État et de l’État au service de l’économie avait déjà été dénoncée par le passé, au début des années 1930. Le juriste et philosophe allemand Hermann Heller écrivait, en 1932, sur ce qu’il définissait comme un libéralisme autoritaire: “quand le libéralisme est confronté à différentes crises remettant son modèle en question, la tentation autoritaire finit par l’emporter”. S’appuyant sur l’étude de son temps, Heller démontrait la volonté de connecter économie libre et État fort, chacun ayant besoin l’un de l’autre pour se maintenir et se protéger.
Nous retrouvons ces mécanismes à l’œuvre aujourd’hui. L’État social interventionniste est perçu comme l’obstacle principal à une économie saine. Et les mêmes recettes dénoncées par Heller sont à nouveau promues : plans drastiques d’assainissement des finances publiques, via la réduction du nombre des fonctionnaires, de la réduction des allocations de chômage, de la baisse des pensions, etc., tout en assurant le soutien sans contraintes aux grandes entreprises. Il ne s’agit plus de protéger mais de punir, sanctionner, expulser. Les chômeurs, les malades, les étrangers sont désormais vus avant tout sous le signe de la suspicion. Bref il s’agit, comme le résume bien le philosophe français Grégoire Chamayou, d’être « fort avec les faibles et faible avec les forts ».
Pour parvenir à ce programme, les contre-pouvoirs doivent être délégitimés, combattus voire démantelés. Aujourd’hui, tous ceux qui remettent en question le système économique, qui sont attentifs à la justice sociale, à la condition féminine et à celle des minorités, subissent l’accusation de wokisme et sont de facto exclus même du champ du débat. Il ne s’agit pas de ridiculiser les débats de fond, mais de les amener en-dehors du champ politique, pour en faire un motif d’indignation morale. Il faut faire passer les contestataires au mieux pour des fous, au pire pour des dangers. Réduire les subsides de structures comme celles d’Unia, du centre pour l’égalité des chances, de la RTBF ainsi que manier la logique de la menace à l’égard d’autres contre-pouvoirs sont autant de signes alarmistes de cette volonté de mise au pas de la société démocratique. La posture réactionnaire défendue cherche à maintenir les hiérarchies actuelles et à détruire les libertés d’expression et de revendications. Le risque profond est que les mesures actuelles ne soient qu’une première étape, avant le démantèlement de ce qui fonde l’égalité des droits. Les assauts contre la discrimination positive, le genre, la transformation des médias publics en chaînes d’État, la soumission des syndicats et de la société civile, etc. sont des mesures qui aujourd’hui ne relèvent plus de la fiction.
Pour mettre à mal le libéralisme autoritaire, il faut lui disputer le terrain du pouvoir, et pas seulement rester dans la défense des droits.
Nous devons bien prendre conscience que l’engrenage austéritaire-autoritaire que nous vivons alimente une crise de légitimité qui détruit progressivement la démocratie. Les extrêmes s’en retrouvent nourris, jusqu’à ce que les pires parviennent à prendre le pouvoir, la société étant épuisée et pleine de ressentiment. On peut et on doit évidemment s’en prendre aux forces réactionnaires aujourd’hui à l’œuvre. Mais celles-ci ne font finalement qu’appliquer leur programme. Le problème vient peut-être plutôt et surtout de ceux qui laissent faire, notamment dans les partis du centre. Leur silence et leur passivité sont in fine les meilleurs alliés de ce démantèlement en cours.
Pour mettre à mal le libéralisme autoritaire, il faut lui disputer le terrain du pouvoir, et pas seulement rester dans la défense des droits. C’est notre modèle démocratique, avec tout ce qu’il comporte de politiques sociales et culturelles qui est aujourd’hui en jeu. Anne Applebaum dans son livre de 2020 “Twilight of Democracy” avertissait que les démocraties deviennent incroyablement fragiles une fois que leurs élites abandonnent les normes démocratiques à la recherche de l’idéologie, du pouvoir ou du gain personnel. Nous voyons maintenant ces prémices chez nous. Il est fondamental de ramener sur le terrain des mesures politiques concrètes ce qui est traité encore trop souvent sous l’angle de la morale et de l’indignation. Sinon, après, il sera trop tard.