Le réveil est douloureux, au lendemain des élections belges et européennes, pour celles et ceux qui défendent l’écologie politique. Les partis verts reculent tandis que l’extrême droite ne cesse de monter, les mobilisations climats n’ont pas retrouvé d’élan après le coup d’arrêt COVID, les électeurs accusent le coup de la crise énergétique et inflationniste de la guerre en Ukraine, tandis que les militants les plus aguerris affrontent une répression policière de plus en plus violente. Faut-il croire, alors, les forces du backlash ? Donner crédit aux analyses d’un système médiatique qui a organisé l’absence presque totale de débat sérieux sur les questions écologiques ? L’écologie ne serait-elle plus un thème porteur ? Les résultats électoraux décevants des partis verts signent-ils un rejet sociétal plus large des politiques de transition ?
La plus grande des défaites, si les forces de l’écologie politique espèrent se reconstruire et riposter, serait de croire à cette petite musique. Bien sûr, cela ne veut pas dire faire l’économie d’une auto-critique – tant sur le bilan porté, les mesures proposées et, plus largement le message véhiculé par le mouvement au sens large. Bien sûr qu’il faut repenser les stratégies de communication, les moyens d’investir la “bataille culturelle” et donc, avant tout, confronter les biais induits par un entre-soi social.
le « backlash écologique » s’alimente surtout d’une perception d’injustice et de mépris plutôt que d’un rejet de l’écologie tout court.
Si ce travail est nécessaire, il est impératif de le poursuivre en rappelant, comme le fait Théodore Tallent, « que les citoyens, dans leur grande majorité, sont en demande d’action climatique »1. Pour ce chercheur en sciences politiques, dont les travaux portent sur l’acceptabilité de la transition écologique, il est important de ne pas confondre « l’opposition à certaines politiques climatiques comme une opposition générale à la politique climatique ». Bien que certaines mesures impopulaires aient pu contribuer à la montée d’un vote d’extrême droite (notamment en Italie), dans d’autres cas, où des mesures étaient accompagnées de politique sociale de compensation, les formations de gauche ont été renforcées (notamment en Espagne). Ainsi, le « backlash écologique » s’alimente surtout d’une perception d’injustice et de mépris plutôt que d’un rejet de l’écologie tout court. Ce n’est donc pas parce que l’attente de politiques climatiques ne s’est pas traduite, dans ce cycle électoral, par un vote pour des partis verts, que cette attente serait devenue minoritaire dans la société.
Cet écart ne fait que renforcer l’impératif de défendre résolument une « transition juste », et de dénoncer les tentatives de vider les politiques climatiques de contenu social. Car comme le rappelle Alain Lipietz, « « l’écologie punitive » s’alimente du fait que jusqu’ici les mesures prises ont été presque partout décidées par des gouvernements de droite ou « gauche pâle » qui oubliaient tout simplement, malgré les protestations des Verts, d’accompagner les mesures dissuasives (genre écotaxes) de compensations sociales. » Pour ce dernier, « la raison principale du recul de l’écologie est le raidissement de tous les partis productivistes (de l’extrême-droite au centre-gauche) et des lobbys, prenant conscience des transformations profondes du capitalisme et du mode de vie qu’entrainerait le tournant civilisationnel nécessaire pour sauver l’Humanité. » En d’autres termes, l’écologie politique est devenue suffisamment influente pour devenir une cible. Les quelques mesures écologiques à peine arrachées contraignent déjà trop les forces qui profitent du pillage du vivant et préfèrent s’agripper à des mal-adaptations qui leur permettront de perpétuer leur modèle quelques années de plus plutôt que de le changer. Le clivage qu’elles attisent n’est pas près de s’adoucir.
Comment pourrait-il en être autrement ? Ce que l’écologie politique demande à nos sociétés productivistes est énorme – il ne s’agit de rien de moins que de renoncer à ce qui les fait tenir dans leurs contradictions les plus profondes. Nous héritons de deux siècle durant lesquels elles ont sans cesse repoussé devant elles la question de savoir comment elles allaient durer (pour reprendre une formule de Bruno Latour). Les crises socio-économiques que ce modèle a engendrées se sont toujours soldées par une accélération et un élargissement de la croissance, tandis que les ruptures métaboliques ainsi induites ont été invisibilisées par des processus d’externalisation et d’échange inégal. L’écologie politique met en péril ces stratégies – refusant l’aveuglement et donc, fatalement, la paix sociale qu’elle achetait. C’est comme si nos sociétés étaient de nouvelles Babels, frénétiquement tournées vers l’abondance rêvée d’un ciel presque à portée de main – ses dirigeants cherchant à contrer l’effritement de ses fondations instables en construisant toujours plus vite, toujours plus haut, dans l’espoir de l’atteindre avant que l’édifice ne s’effondre tout entier. Plus la reconnaissance de la folie d’un tel projet est repoussée, plus la chute de son sommet devient vertigineuse.
Bien construit et bien accompagné, le « constat écologique » a une force de transformation des subjectivités considérable
Bien sûr, de nombreuses mesures « positives » pourraient être prise sans grands sacrifices pour améliorer concrètement la vie des gens. Celles-ci doivent être le point de départ de tout efforts à court et moyen terme pour retrouver une dynamique et construire une adhésion plus large. Mais l’écologie politique ne gagnera rien à faire comme si ce qu’elle appelle n’était pas vertigineux. Car les bifurcations sociales qu’imposent le constat qu’elle dresse sont vertigineuses. Et pourtant, c’est aussi l’exigence de ce vertige qui fait sa force.
Prenons ce moment de replis comme l’occasion de revenir aux fondamentaux. Qu’est-ce qui politise à l’écologie ? Si la réponse est multifactorielle et socialement différenciée, une des dimensions qui ressort comme décisive dans les travaux sur le sujet sont les moments de confrontation aux faits – aux tableaux des ravages en cours et des conséquences matérielles des modes de vie impériaux que le productivisme tend à invisibiliser. Évidemment, ces constats ne parlent jamais « d’eux-mêmes » mais passent toujours par un travail de sélection, d’organisation et de mise en scène. Rapports d’experts, livres, documentaires, fresques du climat et autres ateliers d’animation sont des « dispositifs de sensibilisation »2, c’est à dire des productions culturelles qui conditionnent les trajectoires de bifurcation envisageables selon l’analyse des causes qu’ils retiennent (et nécessitent donc une mise en débat). Mais ces précautions ne doivent pas faire perdre de vue que, bien construit et bien accompagné (nous y reviendront), le « constat écologique » a une force de transformation des subjectivités considérable. Combien de personnes exposées aux constats n’ont pas trouvé l’élan de se reconvertir pour mettre leurs existences au service de la construction d’alternatives ? Il suffit de feuilleter la littérature foisonnante du champ de la transition pour se rappeler la force d’enrôlement que l’écologie met déjà à l’œuvre. Quel autre courant politique produit de semblables bifurcations dans les chemins de vie ?
Une des conditions importante pour que cette confrontation ne produise pas simplement de la sidération et de l’évitement est justement sa dimension collective et politique : elle doit rencontrer des sujets investis d’un sentiment d’agentivité. C’est une des raisons pour lesquelles les classes supérieures et diplômées, socialisées à se penser comme ayant prise sur leur existence, et disposant d’une certaine liberté matérielle, apparaissent plus réceptives à l’écologie. Et c’est tout l’enjeu d’une écologie populaire que d’alerter sur cette homogénéité sociale et les biais qu’elle produit, notamment lorsque la « conscience écologique » se transforme en discours de distinction de classe excluant d’autres manières de vivre ces enjeux. Mais plutôt que de dénigrer ce potentiel « d’éveil écologique » comme élitiste, ce point de vigilance devrait amener à soulever l’enjeu démocratique qu’il pose, à savoir, la dépossession profonde que produit la démocratie représentative, qui relègue la majorité des citoyens au rôle de spectateur plutôt que d’acteur de la décision politique, sans parler de celle induite par la subordination salariale dans la sphère économique. L’enjeux de la confrontation aux ravages écologique renvoie ainsi à la question, chère à André Gorz de la nécessités d’espaces où l’on apprend et l’on s’entraine à l’autonomie.
Les expériences de conventions citoyennes offrent un bon exemple de la convergence de ces enjeux. En Belgique comme en France, les personnes tirées au sort, une fois mises dans des bonnes conditions de débat, outillées pour prendre la mesure des enjeux et mandatées pour définir des orientations, ont soumis des recommandations plus qu’alignées avec les mesures prônées par l’écologie politique. Mis « face aux faits » et investis à la fois d’une légitimité et d’une responsabilité politique, ses membres se sont montrés à la hauteur de la situation. Jacques Testart nomme « humanitude » cette « étonnante capacité des simples citoyens à comprendre les enjeux, à réfléchir, à délibérer et à prendre des décisions au nom de l’intérêt commun de l’humanité ». Au-delà de ces résultats tangibles, l’expérience de cette « humanitude », en tant « qu’exercice collectif de la liberté » (pour reprendre une formule arendtienne) transforme les sujets qui y participent en acteurs et actrices du changement. En France, de nombreux participants ont ensuite continué une forme d’engagement, de la sensibilisation de proches à l’entrée en politique (sur 150, 13 se sont présentés aux élections régionales).
Ainsi, ne perdons donc pas de vue ce que l’on sait déjà : la question écologique est une question démocratique.
Ces assemblées ne sont pas des solutions magiques – et nombreuses sont leur limites. Le premier d’entre elle étant que, trop conséquentes, elles sont malheureusement peu reprises par le monde politique institutionnel, produisant un sentiment de gâchis et de trahison. Restreinte dans le nombre de personnes concernées, elles ne livrent pas non plus de feuille de route évidente, immédiatement traduisible en stratégie politique. Pour autant, elles offrent quelque chose à laquelle se rattacher pour ne pas perdre espoir dans cette période sombre : quand “l’humanitude est au pouvoir”, elle choisit l’écologie.
Ainsi, ne perdons donc pas de vue ce que l’on sait déjà : la question écologique est une question démocratique. Le backlash qui se déploie contre elle provient des factions les plus autoritaires et anti-démocratiques de nos sociétés. Il se nourrit de la désinformation, des mensonges et de la résignation qu’elles sèment. La violence qu’elles attisent et la peur qu’elles instaurent ne doivent pas nous faire perdre confiance dans le pouvoir d’une démocratie radicale, approfondie. Ses affects d’empathie, de confiance, de curiosité et de créativité s’apprennent et demandent à être activés. Multiplier les lieux, les dispositifs de sensibilisation qui mettent « face aux faits » en situation politique – c’est-à-dire en cultivant un sentiment d’agentivité, où la délibération puisse déboucher sur des prises de décision – est une des directions que l’écologie politique se doit d’emprunter pour continuer à mener la bataille culturelle (et particulièrement les secteurs de l’éducation à l’environnement et de l’éducation permanente – déjà menacés par le gouvernement en formation…). Ce n’est pas le moment, intimidé par ce backlash, d’en demander moins pour apaiser nos adversaires. Il s’agit de discerner les bons leviers pour nous entraîner, collectivement, à en demander plus.
Marc Decitre
1 Selon un sondage Euronews-Ipsos, l’action climatique est une priorité pour 52% des électeurs européens, une question importante mais non-prioritaire pour 36% et une question secondaire pour 16%. Voir une autre étude du Centre Jacques Delors montrant que le pronostique d’un backlash écologique est largement surestimé.
2 C’est-à-dire « l’ensemble des supports matériels, des agencements d’objets, des mises en scène, que les acteurs étudiés déploient afin de susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à soutenir la cause défendue » (Traïni, 2015, p.15)