Nathalie, c’est ma boussole qui pointe la terre. A la ferme où j’achète son beurre et les légumes qu’elle produit, je prends plaisir à l’écouter parler de son travail et à apprendre de ses humeurs maraîchères. Il y a peu, elle me parlait du gel qui vient de détruire la floraison précoce du noyer et des groseilliers, et puis de la pluie ininterrompue depuis des mois, des sols détrempés qui retardent semis et plantations, des variétés de pommes-de-terre germées que cette météo prolongée rend indisponibles… Et, inquiète, cette conversation singulière résonnait avec quelques nouvelles alarmantes du monde à propos de notre approvisionnement alimentaire.
Dans de nombreux pays hors d’Europe, le dérèglement climatique exacerbe déjà les famines : selon Oxfam, la population en situation d’insécurité alimentaire aiguë a plus que doublé dans les pays les plus exposés aux risques climatiques : 48 millions de personnes la subiraient aujourd’hui, contre 21 millions il y a six ans.
En Europe, nous sommes pour la plupart préservés de la faim, mais des articles de journaux pointent depuis peu les risques proches de pénurie à cause de conditions météorologiques exceptionnelles. Au Royaume-Uni, plusieurs articles récents, e.a. du Guardian alertent sur les conséquences des précipitations incessantes de ces derniers mois qui ont empêché les semis de légumes et de céréales ; les pommes-de-terre n’ont pas pu être plantées, ou celles qui l’ont été ont pourri rapidement ; les conditions sont inadéquates pour la mise en prairie des bovins et ovins et les pertes d’agneaux sont particulièrement hautes… En Irlande, la menace sérieuse sur l’approvisionnement en pommes-de-terre réveille des mémoires historiques douloureuses que rappelle la presse avec appréhension. En conséquences, les experts britanniques prévoient une augmentation de la dépendance du pays aux importations d’aliments provenant de l’UE et d’ailleurs, et craignent des rayons vides dans les magasins cet été…
L’activité agricole a ceci de singulier qu’une contingence météorologique temporaire peut anéantir une saison entière, donc une année de récolte
Des importations ? Mais voilà : le Maroc et l’Espagne, principaux producteurs de fruits et légumes destinés à l’UE, par exemple, sont confrontés à une sécheresse exceptionnellement longue. Les autorités y craignent des baisses drastiques de récoltes, de 30 à 80 % selon les spéculations et régions. Pour certaines denrées importantes, comme l’huile d’olive, les augmentations de prix sont déjà impressionnantes. Quant à l’Europe continentale, des agriculteurs, viticulteurs et fruiticulteurs français et d’Europe centrale crient leur détresse : ils sont confrontés à des pertes sérieuses liées aux gelées de fin avril. Non pas que les gelées soient rares à cette saison mais celles-ci font suite à des mois d’hiver et de début de printemps notablement doux qui ont généré des débourrages et floraisons particulièrement précoces et fragiles.
L’activité agricole a ceci de singulier qu’une contingence météorologique temporaire peut anéantir une saison entière, donc une année de récolte. Cette réalité, les paysans et paysannes du monde la connaissent bien. C’est le contexte de leur travail dans lequel ils mobilisent expériences et compétences pour nourrir, années après années, l’humanité. Cependant, quand les aléas s’intensifient et que les prévisions deviennent impossibles, quand les conditions météos locales ne sont plus celles qui conviennent aux spéculations et techniques agricoles régionales traditionnelles ; en clair, quand le climat se dérègle, l’adaptation devient de plus en plus difficile et les crises de plus en plus probables.
Le réchauffement global de la Terre se traduit surtout par un dérèglement du système climatique planétaire qui se manifeste clairement partout. Les records de température mondiale enregistrés ces 10 derniers mois et les risques d’emballement du dérèglement climatique par boucles de rétroactions positives dont parlent de nombreux de scientifiques pourraient bien nous amener dans un monde au climat totalement imprévisible qui perturbera profondément nos vies, notre organisation sociale et nos activités économiques, en particulier celle, si essentielle, qui nous nourrit.
Personne ne peut assurer que le risque de pénuries alimentaires qu’évoquent les journaux anglais se concrétisera cette année mais il existe. Ce risque, c’est celui d’un choc que nous serons amenés à gérer comme une crise systémique. Y sommes-nous préparés ?
Il ne s’agit pas seulement d’adapter structurellement nos pratiques et systèmes agricoles pour les rendre compatibles avec les objectifs de la transition écologiques et résilients aux changements climatiques. (C’est exactement le contraire que vient de décider le Parlement européen en révisant en urgence la Politique Agricole Commune au mépris de l’horizon agroécologique. La « pause écologique » des conservateurs est un renoncement terrible au progrès dont nous avons collectivement besoin.) Il s’agit aussi de nous préparer à gérer des accélérations et des crises intenses, prévisibles, dont nous ignorons seulement où et quand elle se manifesteront de façon aiguë.
Que faisons-nous quand la nourriture manque ? Comment aiderons-nous les producteurs à traverser ces crises, à y survivre ? Comment réorganiserons-nous les filières d’approvisionnement, dans l’urgence, d’une façon efficace et suffisamment solidaire pour assurer l’approvisionnement alimentaire de toutes les régions du monde ? Comment garantirons-nous l’accès de toutes et tous à une alimentation diversifiée si des pénuries créent des tensions fortes sur les prix ? Comment contrerons-nous les velléités de spéculation sur les denrées et réduirons-nous l’ampleur des gaspillages ? Comment relancerons-nous des capacités de production alimentaire ? Comment mobiliserons-nous chercheurs et acteurs pour relever ces défis ?
Si ces questions sont déterminantes pour développer des stratégies d’adaptation structurelles des systèmes agricoles et alimentaires, elles sont aussi capitales pour élaborer des plans d’urgence permettant de répondre aux crises qui pourraient bien nous secouer sérieusement. Un plan d’urgence est forcément complexe à penser et s’ajuste nécessairement à l’évolution de la situation et à la créativité et la mobilisation des acteurs. A titre d’exemple, tenant compte des expériences passées d’autres pays (Pologne, Liban, Nigeria, Ukraine…), la gestion d’une crise alimentaire peut comprendre des mesures exceptionnelles telles que:
- un pilotage national concerté avec les pays voisins et l’UE et coordonné avec les acteurs économiques et sociaux pour assurer la sécurité alimentaire de l’ensemble de la population ;
- la généralisation de repas scolaires gratuits et la mise en place de mécanismes de soutien pour les populations les plus précaires avec les services de santé, voire la mise en place accélérée d’une forme de Sécurité Social de l’alimentation ;
- La mobilisation des ressources alimentaires existantes pour en garantir une répartition équitable et efficace, le stockage d’urgence, la gestion des stocks et la distribution ciblée vers les populations les plus vulnérables de denrées stratégiques ;
- Un soutien déterminé aux agriculteurs afin de maintenir la production agricole et garantir un approvisionnement continu en nourriture ;
- Une communication transparente et efficace vers toute la diversité des publics sur la situation, les mesures prises et des recommandations permettant l’adaptation des pratiques alimentaires (produits à valoriser, lutte contre le gaspillage…);
- etc.
En cas de réelle pénurie alimentaire, la mise en œuvre rapide d’un plan de crise peut contribuer à atténuer ses impacts négatifs sur la sécurité, le bien-être et l’économie. Nous aurons alors besoin de mesures politiques fortes pour veiller à prioriser les usages alimentaires des ressources et organiser leur distribution et partage équitable… Par souci d’efficacité, pour éviter d’être amené à contourner en urgence les processus démocratiques normaux, comme ce fut le cas lors de la crise du Covid, pour permettre aussi une véritable participation citoyenne à son élaboration, anticiper ce plan est essentiel.
Notre maîtrise des événements est limitée mais notre responsabilité collective est de nous préparer et celle du politique d’anticiper ce qui peut l’être, y compris les risques peu probables, en tenant comptes des expériences récentes telles que les inondations, pandémies et canicules.
Faut-il vraiment passer par les catastrophes pour penser à les prévenir et à la manière de les gérer ?
La prévention, ce sont de victoire invisibles… mais capitales.
C’est pour cette raison d’ailleurs que la Belgique vient de créer le CERAC (Climate and Environment Risk Assessment Center) , chargé d’évaluer les risques climatiques et environnementaux en Belgique et de conseiller les décideurs sur les stratégies à adopter afin de renforcer notre résilience et notre capacité d’adaptation.
Nathalie me disait : « Une nouvelle crise comme le Covid et j’arrête ! D’ailleurs, je connais plusieurs agriculteurs bio qui quittent la filière… Qu’est-ce qu’il mangeront, les gens, alors ? »
Je ne sais pas si les rayons de nos magasins seront dépourvus cet été, ni quelle sera l’ampleur des pénuries alimentaires qui frapperont les populations d’autres régions du monde, mais, face à ces risques, l’aveuglement serait de ne pas nous y préparer…