Alors que le conflit entre la Russie et l’Ukraine va bientôt entrer dans sa deuxième année, une certaine lassitude de guerre commence à s’installer dans les opinions publiques européennes. Ce conflit, pourtant important, à la frontière orientale de l’Europe, s’installerait presque dans une « normalité ». Or, les offensives et actions russes ne cessent d’être à la fois meurtrières et dangereuses pour le droit et la stabilité internationales.
L’enjeu demeure aussi de comprendre et de suivre les opinions des populations d’Europe centrale et orientale quant au conflit en cours, et d’éviter de tomber dans le westplaining, c’est-à-dire l’explication du conflit suivant notre seul regard, et donc l’imposition d’une solution en l’absence des demandes des populations concernées.
Continuant ses échanges avec les acteurs, actrices et organisations installée en Europe orientale, Etopia souhaite oeuvrer à la diffusion des témoignages, ressentis et analyses dont la barrière de la langue nous empêche souvent l’accès.
Cette interview réalisée par Szymon Zareba lors de la European Green Academy organisée par la Green European Foundation à Varsovie, Pologne le 17 novembre 2023 permet de revenir sur le conflit qui frappe l’Ukraine et sur comment la population ukrainienne en perçoit le statut et les suites.
Szymon Zareba (SZ) : Tout d’abord, puis-je vous demander de vous présenter ?
Olha Nykorak (ON) : Je m’appelle Olha Nykorak, je suis coordinatrice du programme de sécurité humaine de la section ukrainienne de la Heinrich Böll Stiftung à Kiev. Je suis aussi chercheuse spécialisée dans les questions d’Europe centrale et de l’est à l’Université de Varsovie. J’ai par ailleurs étudié le droit constitutionnel. Enfin, je suis une ancienne conseillère juridique et politique au Parlement ukrainien.
SZ : Quelle est la situation de la population en Ukraine aujourd’hui, dans l’est et dans l’ouest du pays ? J’imagine qu’elle n’est pas la même partout.
ON : La situation a beaucoup changé au cours du dernier semestre. Dans la partie occidentale de l’Ukraine où je vis, mais aussi dans la capitale à Kiev, la situation générale est beaucoup plus calme qu’elle ne l’était auparavant. Par exemple, il n’y a pas eu de bombardement sérieux depuis le mois de juillet. La plupart des alertes aux bombardements s’avèrent fausses. D’ailleurs, les gens se lassent un peu de cette situation. Je trouve cela dangereux car si la prochaine attaque est hélas concluante, elle fera énormément de victimes. Par ailleurs, pendant la saison hivernale, il peut y avoir par exemple des bombardements sur des infrastructures énergétiques qui entraîneraient également des pertes civiles massives. Cette lassitude est donc plutôt dangereuse.
la Russie souhaite que le monde oublie l’Ukraine et porte son attention, par exemple sur le Moyen-Orient.
Pour moi, l’une des explications à cette situation est que la Russie souhaite que le monde oublie l’Ukraine et porte son attention, par exemple sur le Moyen-Orient. Cela montrerait aussi que les ukrainiens exagèrent leurs constats, que la situation dans le pays n’est pas si difficile et par conséquent nous n’avons pas besoin d’armes supplémentaires, ni d’aide financière. Cela pourrait aussi retarder l’élargissement de l’UE à l’Ukraine.
SZ : Dans vos interventions, vous parlez de sécurité, mais surtout des différents types de sécurités dont l’Ukraine a besoin. En général, en évoquant la sécurité en temps de guerre, on pense à l’armée, aux fusils, aux chars, etc. mais que signifie le mot sécurité pour la population ukrainienne aujourd’hui ? Quels sont vos besoins dans ce domaine ?
ON : Le terme de sécurité humaine a été inventé par les Nations Unies en 1990 pour compléter le concept de sécurité dure. Cependant, dans la plupart des pays démocratiques, dont l’Ukraine les deux termes sont liés. Même s’ils ne se contredisent pas, il est difficile de tracer une ligne de démarcation nette entre les droits humains et les nécessités de la guerre ainsi que la sécurité nationale. Nous essayons toujours de maintenir un principe de proportionnalité. Cela touche tous les domaines, prenons par exemple la question de l’appartenance ou non à l’Église de Russie et la possibilité de ne pas divulguer cette appartenance, ce pour garantir un minimum de droits fondamentaux, comme les droits humains.
La sécurité n’est pas seulement un concept militaire. Comme le mentionne les Nations Unies, elle comprend aussi la sécurité alimentaire, énergétique, économique, etc.
Un autre exemple où les droits humains sont plus importants que la sécurité nationale est celui des aides sociales octroyées aux combattants revenus du front. Même si dans notre situation le budget de la défense est évidemment très prioritaire, il est essentiel de pouvoir continuer à répondre aux attentes légales et légitimes des anciens soldats. Il en va du caractère démocratique de notre pays.
La sécurité n’est pas seulement un concept militaire. Comme le mentionne les Nations Unies, elle comprend aussi la sécurité alimentaire, énergétique, économique, etc. Nous remarquons en Ukraine qu’il serait également intéressant d’élargir le concept de sécurité humaine à la santé mentale. Les premières études tendent à montrer que plus ou moins 20 % de notre population souffre déjà de troubles mentaux causés par la guerre. Presque tout le monde a perdu un proche, sa maison ou plus simplement l’espoir de vivre une vie calme et pacifique. Cette proportion risque évidemment de s’accroître si la guerre dure longtemps. Par conséquent, même s’il n’est pas évident de concilier sécurité nationale et sécurité humaine alors que nous nous battons contre la Russie, il est fondamental de continuer à faire vivre la démocratie malgré la loi martiale.
SZ : Comment voyez-vous l’avenir ? Pensez-vous que la guerre en Ukraine s’arrêtera à un moment précis, comme ce fut par exemple le cas pour la première guerre mondiale, le 11 novembre 1918 ou risque-t-elle de continuer peut être de façon diffuse. Je pense au conflit qui s’est déroulé dans le Donbass entre 2014 et 2022 et qui ne fut hélas pas véritablement considéré comme une guerre par les pays occidentaux. Quelle fin de la guerre espérez-vous ?
ON: Mes espoirs diffèrent hélas beaucoup de la réalité. Comme tout ukrainien, j’espère que la guerre prendra fin rapidement et que cela mettre un point final au conflit. Mais bien sûr, cela ne se passera pas comme ça. La seule option pour nous est la fin de l’État russe dans sa forme actuelle. Ce n’est pas Poutine qui a façonné la Russie, mais la Russie qui a formé Poutine avec une vision coloniale et impérialiste. Évidemment, nous ne sommes pas une colonie d’outre-mer, mais la Russie considère l’Ukraine comme une réserve de ressources. Toutes les zones occupées actuellement par la Russie ont des ressources et des gisements miniers. C’est donc une guerre économique pour le contrôle des ressources et c’est pourquoi elle durera longtemps. Il ne s’agit pas seulement d’imposer la poésie, la langue ou la culture russe. Non, c’est une guerre qui vise à garantir à la Russie la domination sur le marché des ressources pour rester une menace vis-à-vis de l’Occident. D’une certaine manière, cette guerre n’a pas commencé il y a neuf ans, en 2014. Elle dure depuis que l’Union soviétique nous a imposé son régime.
Sincèrement, je ne suis plus très enthousiaste quant à l’issue de cette guerre. Elle ne s’arrêtera sans doute pas du jour au lendemain. Nous devrons probablement trouver un moyen pour vivre avec elle tout en défendant nos valeurs et ce qui reste de notre territoire. J’espère évidemment une fin apaisée, mais je crains que le prix de la paix soit très élevé.
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