Penser la proximité urbaine pour donner des couleurs à la ville
Intervention de Carlos Moreno le 7 juin 2023 à Bruxelles lors du colloque “Quelles politiques pour des villes vivantes” organisé par Etopia.
J’espère que vous m’entendez correctement. Je vais commencer par vous présenter mes excuses de mon absence physique. Je tenais énormément aujourd’hui à être avec vous. C’était un défi car j’étais à Nairobi pour quelque chose qui nous concerne tous : la deuxième assemblée générale d’ONU-Habitat, l’organisation internationale des Nations Unies qui s’occupe des villes. J’y étais pour lancer au niveau mondial avec L’ONU-Habitat, l’Association mondiale des Cités et Gouvernements Locaux Unis (CGLU) et le C40, le réseau mondial des villes pour le climat, l’Observatoire Mondial des Proximités Durables. C’est justement le sujet pour lequel vous êtes réunis aujourd’hui.
Je tiens à saluer mon ami Pascal Smet que je vois d’ici, Benoît Moritz que je salue. Je suis désolé de ne pas avoir pu écouter Paola Vigano que j’aime énormément. Je remercie l’ensemble de l’équipe qui ont pu faire cette connexion par Zoom.
Une fois qu’on a dit ça, effectivement, mon travail est celui d’un scientifique qui a consacré pas mal de temps, depuis l’année 2010, au changement de paradigme vers une approche des villes vivantes et pour lesquelles, après la COP 21 à Paris depuis 2016, j’ai proposé le concept des villes de proximité et polycentriques multi-servicielles. J’avoue que quand on dit villes polycentriques et donc multi-servicielles, multi-usages, aux rythmes changeants, ce n’est pas forcément facile à expliquer.
Donc ces concepts ont été traduits par ce qu’on appelle la révolution de proximité et la ville du quart d’heure, le territoire de la demi-heure et qui a été décliné dans le monde de manière très très diverses, avec des labels très divers : La ville des 10 minutes, c’est le cas à Bruxelles, la ville “complète” à Montréal, les quartiers vitaux à Bogota, les territoires des vingts minutes en Ecosse, le Paris du quart d’heure, le voisinage des vingt minutes à Melbourne [20-minute neighbourhoods], etc. Mais tout ça, ça rentre dans ce même questionnement, qui est celui de savoir comment une proximité polycentrique peut changer la donne. C’est une approche triple : écologique, économique et sociale.
Parlons de pourquoi il est dit “polycentrique”. Nous sommes aujourd’hui en 2023 et ça fait 90 ans que Le Corbusier a publié la charte d’Athènes, en 1933. L’adoption de la Charte d’Athènes a constitué le coeur de l’urbanisme et de l’architecture qu’on appelle moderne et qui, après la guerre, a été la colonne vertébrale de la forme urbaine qui s’est répandue dans le monde entier sur tous les continents et qui était caractérisée par une approche fonctionnaliste, où on séparait les fonctions, où on spécialisait les espaces. De là sont nées les zones d’activités économiques, les quartiers d’affaires, les quartiers résidentiels, les quartiers culturels. Cette addition a engendré ce qu’on appelle des connexions qui sont en fait des infrastructures qui vont vite et loin. C’était la phrase de Le Corbusier : une ville qui a du succès, c’est une ville qui va vite, c’est une ville qui va loin. On a donc vu fleurir dans toutes les villes, des autoroutes, des voies rapides, des voies expresses, qui étaient dédiées essentiellement aux voitures et qui ont percé, c’est le cas de le dire, nos villes. Partout dans le monde, elles ont créé des blessures profondes, souvent liées à des séparations, non pas uniquement urbaines, mais socio-économiques et socio-territoriales.
Cette zonification à l’œuvre depuis la charte d’Athènes a généré une triple ségrégation, économique, sociale et écologique. Comme le dit Richard Sennett dans la préface de mon livre, cette séparation des fonctions sociales a engendré les longues distances qui sont devenues, dans les villes les plus denses et les villes les plus hautes, un vice.
Et comme vous le dites, il y a une addiction. Cette addiction, c’est celle à la voiture individuelle, c’est celle à énergie fossile. La ville a donc été façonnée par les infrastructures et en particulier trois grands secteurs économiques. Premier secteur, le béton. Auguste Perret, en France après la guerre, a reconstruit la ville du Havre à partir du béton qui est devenu le matériau essentiel, au cœur de l’acte constructif, c’est-à-dire préparation fonctionnelle + massification du béton + déconnexion de la nature. Deuxième secteur, la construction automobile. Troisième secteur, les énergies fossiles, le pétrole et le plastique.
Et ce sont ces trois secteurs qui ont façonné la ville. Nous avons eu bien sûr plusieurs tentatives au cours de ces 90 ans pour changer le cours de choses avec par exemple le “new urbanism” anglo-saxon ou le travail de Jane Jacobs aux États Unis qui s’est opposé dans les années 60-70 à la politique de Le Corbusier. A New York, Robert Moses avait en effet voulu tracer quatre autoroutes au cœur de la ville qui ont été empêchées par des mouvements sociaux. Toutes les villes européennes sont également marquées par des mouvements sociaux face à la construction de telles infrastructures.
Et je voulais rappeler, puisque nous sommes à Bruxelles, un élément majeur, mais qui est passé un peu inaperçu dans la construction de l’alternative à l’urbanisme de zonification, qui était la déclaration de Bruxelles de 1980. C’est une de mes sources d’inspiration. Cette déclaration de Bruxelles s’oppose de manière forte au fonctionnalisme de Le Corbusier et revendique une ville polycentrique, une ville multi-servicielles, une ville dans laquelle il n’y a pas de chômage et dans laquelle, très clairement, on devrait retrouver toutes les fonctions partout et à tout moment. Et c’est extrêmement important qu’on revendique cet héritage, puisque nous sommes à Bruxelles.
Elle n’est pas arrivée, malheureusement, à fédérer les acteurs, notamment économiques, pour construire la ville autrement. Pourtant, aujourd’hui, suite aux accords de Paris de 2015, suite au mouvement des jeunes, en particulier le Mouvement mondial de la jeunesse et avec le leadership de Greta Thunberg, il y a bien une prise de conscience par plusieurs générations de l’urgence climatique et du rôle clé à jouer des villes. Les villes, aujourd’hui, sont les principales émettrices de CO2. D’une part par les déplacements et d’autre part par le mono-usage des bâtiments.
L’urgence climatique amène aujourd’hui à se poser la question de la forme de la ville, cette fois-ci pour la déconnecter des infrastructures et la poser au niveau des usages et des services. C’est la raison pour laquelle j’ai publié en 2016 une proposition pour des villes polycentriques et des villes multi-usages, basées sur quatre éléments clés : la proximité, la mixité, la densité et l’ubiquité.
Ce sont les quatre piliers. La proximité, ce n’est pas uniquement une proximité métrique, c’est toutes sortes de proximités : la proximité cognitive, la proximité affective, la proximité culturelle, la proximité via la technologie. Donc tout ce qui peut rapprocher les gens. C’est une manière de reprendre le concept de Jane Jacobs de mettre l’humain au cœur des choix de la ville. Jane Jacobs disait qu’une ville est vivante quand on y trouve tous les moyens d’accéder à tout ce dont on a besoin. Se déplacer avec une voiture devient alors simplement un choix et plus une obligation.
La mixité. Nous avons la nécessité de revendiquer la mixité sociale dans la mesure où les villes sont marquées par une très forte ségrégation sociale, malgré ce qu’on peut parfois nous faire croire. Les villes sont en effet fortement ségréguées socialement. Il faut donc développer une politique urbaine qui encourage cette mixité. Nous encourageons une politique locale de régulation qui avec le logement social par exemple permet de générer de la mixité et réduire les séparations d’une ville où les quartiers sont uniquement façonnés par les revenus de ses habitants. Cette mixité fonctionnelle pousse vers le multi-usage et la densité.
Aujourd’hui, le taux moyen d’occupation d’un bâtiment dans une zone métropolitaine, c’est 40%. Un bâtiment, parce qu’il n’est défini qu’à un seul usage, est donc fermé 60% de son temps. C’est pour ça que nous revendiquons le multi-usages et des formes de mutualisations, qui sont en fait rendues possibles par la densité et l’ubiquité.
L’ubiquité est aujourd’hui possible grâce aux technologies qui ouvrent de nouveaux espaces, de nouvelles interactions, de nouveaux modèles économiques, de nouvelles interactions sociales.
Ces quatre éléments-là, la proximité, la mixité, la densité et l’ubiquité, nous les avons projetés sur les usages. C’est une écologie que nous appelons une écologie du quotidien, et pour laquelle on donne la priorité aux mobilités bas carbone (la marche, le vélo, les transports en commun).
Il faut donc revoir les modèles économiques quant à la manière dont on bâtit la ville pour pouvoir générer plus de bâtiments où l’on peut mélanger les activités. Nous avons ainsi créé un modèle avec six activités que nous considérons essentielles pour atteindre cette qualité de vie.
1) Un logement de qualité, mélangé avec de la mixité sociale
2) Une redéfinition du travail à partir de l’hybridation technologique pour diminuer la pénibilité des longs trajets
3) Une décentralisation du travail sur des lieux intermédiaires qu’on appelle les lieux de travail distribués, classiquement le commerce local, les circuits courts, l’emploi local, ce qui permet de revitaliser l’économie
4) Une ville où on peut se soigner et qui génère des soins pour ses habitants à proximité. On l’a vu avec le COVID, la santé physique et mentale est fondamentale.
5) L’éducation et la culture. La maire de Paris aime dire que l’école doit être la capitale de nos quartiers.
6) L’accès à des loisirs dans l’espace public.
Ce sont ces six éléments-là qui constituent le coeur de ce qu’on appelle la proximité heureuse qu’on développe à Paris, qu’on développe à Buenos Aires, qu’on développe à Ottawa, qu’on développe à Melbourne, qu’on développe à Séoul, et pour lesquelles je suis très heureux qu’à Bruxelles on ait également cette démarche commune. Aujourd’hui les polycentrismes, les multi-usages et les multi fonctionnalités ont pris le dessus dans cette révolution qu’on appelle de proximité et qui entraîne aujourd’hui le monde entier.
Redéfinir la qualité de vie autour de la situation sociale, c’est ça le cœur de notre proposition. On a ciblé des éléments fondamentaux qui constituent ce qu’on appelle la Haute Qualité de Vie Sociétale (HQVS). Donc un logement digne avec de la mixité sociale, un travail décentralisé, un travail distribué, un travail dans lequel on a le moins de déplacements pénibles possible, des commerces de proximité, des emplois locaux, des circuits courts pour régénérer l’économie autour de ces notions de polycentrisme de proximité, des soins médicaux à proximité pour agir plus préventivement et avec un meilleur suivi des patients. L’éducation et la culture doivent irriguer une nouvelle culture urbaine au travers d’activités qui éveillent l’esprit. Enfin, des espaces publics ouverts aux loisirs avec de l’air et de l’eau purs.
Ces six éléments, qui sont des fonctions, constituent le cœur de ce qu’on appelle les couleurs de la ville. Le fonctionnalisme a séparé ces fonctions. Aujourd’hui, quand vous prenez une carte, vous voyez les couleurs séparées, éclatées, éparpillées partout. Nous, on appelle ça l’arc en ciel de la ville du quart d’heure car on mélange les couleurs au maximum et dans toute la ville. Plus on offre les services de proximité, plus les gens vont changer leur manière de fonctionner et vont alors laisser leur voiture au profit de la marche, du vélo, des transports en commun.
Il est aussi très important de savoir à qui on s’adresse. Quelle est la typologie des habitants à qui on a affaire? Les dix minutes, les quinze minutes, en terme d’accès au service, ce n’est pas la même chose pour un jeune, pour une femme enceinte, pour des couples sans enfants, pour des couples qui ont des enfants, pour des personnes âgées, pour des personnes à mobilité réduite… En terme un peu scientifique, c’est ce qu’on appelle les isochrones. La question de la typologie des habitants, de la démographie à venir dans les 10, 15 années à venir permet d’identifier dans le tissu urbain les “mailles”, c’est le terme, des services qui doivent être disponibles.
Ceci nous permet d’imaginer et d’irriguer la ville avec les services nécessaires à chacun. On va se projeter dans le profil des habitants pour comprendre qui habite et son besoin ainsi que les évolutions de son profil et démographie à venir. On travaille “la personnae”, ce sont les caractéristiques des habitants qui sont et seront les usagers de la ville, pour mieux les appréhender et planifier les transformations indispensables.
Voilà en résumé cette approche du polycentrisme qui doit pouvoir éviter les longs déplacements et nous donner, in fine, une liberté. La liberté d’aller où on veut quand on veut, mais pas parce qu’on est obligé, mais parce qu’on en a envie. Il faut savoir aujourd’hui qu’en ville, entre 60 et 75 % des déplacements quotidiens des gens sont obligés : le fait d’aller travailler loin et de revenir par exemple. Ce que nous voulons, c’est passer de la mobilité obligée à la mobilité choisie.
Ce qu’on dit aux maires, aux collègues avec qui on travaille, c’est qu’il faut choisir entre une ville pour les voitures ou une ville pour les habitants, on ne peut pas faire les deux en même temps. C’est pour ça qu’il faut se poser la question de savoir dans quelle ville nous voulons vivre pour savoir à qui on s’adresse. Est ce qu’on veut satisfaire le lobby automobile? Est-ce qu’on veut satisfaire le lobby du pétrole et du plastique ? Est-ce qu’on veut satisfaire le lobby du ciment? Ou est ce qu’on s’intéresse à la vie économique, écologique et sociale des habitants?
Carlos Moreno le 7 juin 2023.
Retranscription par Swen Ore.