Comment les jeunes envisagent-ils leur vie professionnelle ? Que peut leur offrir le monde du travail ? Quels seront les emplois de demain ? Comment se projettent-ils dans un avenir aux contours incertains ?  Y a-t-il encore un sens à travailler ? Afin d’éviter de répondre à leur place, l’organisation d’un échange autour de ce thème a permis de dresser plusieurs constats quant à la manière dont les jeunes d’aujourd’hui perçoivent certains enjeux qui les concernent directement à court et moyen terme. La mise en mouvement de ces questions à partir d’un forum ouvert rassemblant divers jeunes apparaît comme une nécessité.

Les Rencontres des Nouveaux Mondes (RdNM), c’est un week-end organisé par les jeunes et pour les jeunes. Un comité de pilotage composé d’ancien·ne·s participant·e·s accompagne etopia et écolo J dans l’organisation de l’événement. Le week-end alterne des moments de discussions, de conférences, d’ateliers, de visites de terrain et de rencontres d’invité·e·s qui amènent un regard spécifique sur le thème. Du 10 au 12 mars 2023, environ 40 jeunes ont discuté de la quête de sens au travail et des perspectives d’emploi durable dans un monde en transitions.

Afin de comprendre au mieux les attentes des jeunes, il s’agit, dans un premier temps, de dresser les constats généraux quant au travail et à la place qu’il occupe dans les sociétés actuelles. Les éléments issus des débats et du forum ouvert seront intégrés dans ces analyses afin de mieux affiner la perception des jeunes quant au travail et à son sens.

  1. Les constats : la place du travail dans nos sociétés contemporaines, pour les jeunes.

Les jeunes veulent des métiers qui ont du sens. Que l’on pense au discours des étudiants diplômés d’AgroParisTech en 2022, aux marches des jeunes pour le climat, ou encore récemment au groupe d’étudiants ayant protesté contre la présence de Total lors d’un salon des métiers à l’UCLouvain, les jeunes manifestent de plus en plus leur désir de rupture avec les modèles passés. Conscients et inquiets de l’urgence écologique, ils critiquent un enseignement en décalage avec les défis actuels, dont les programmes de cours n’intègrent pas les enjeux écologiques. Beaucoup ne souhaitent plus travailler pour des entreprises qui participent à la destruction de la planète. Les critères de durabilité ont pris plus d’importance : 7 jeunes sur 10 considèrent la politique de durabilité d’une entreprise comme importante voire indispensable[1].

La crise du Covid, ayant provoqué un ralentissement des rythmes de travail pour de nombreuses personnes, a accentué cette prise de conscience, particulièrement chez les jeunes travailleurs. Celle-ci s’est traduite par un phénomène de démission massive qui a débuté aux États-Unis (47 millions de démissions en 2021), s’est poursuivie en France et dans une moindre mesure en Belgique. Des millions de travailleur·euse·s ont ainsi quitté leur travail parce qu’ils n’y trouvaient plus de sens ou recevaient trop peu de reconnaissance par rapport à leur investissement. La tendance est particulièrement marquée chez les moins de 25 ans. Selon le secrétariat social Acerta, un jeune sur dix a quitté son employeur en Belgique en 2022[2]. C’est deux fois plus que les années précédentes.

« Nous sommes un des publics qui rencontrent le plus de difficulté sur le marché de l’emploi et sommes la variable d’ajustement, surtout en cas de crise… ”

Cette perte de sens au travail précédait en réalité la pandémie qui a plutôt mis un coup de projecteur sur cette problématique. Mais quelle est son origine ? La politique du lean management (management par les chiffres) adoptée depuis les années 90 a fait des dégâts et provoque un rejet des travailleurs qui ne veulent plus être considérés comme de simples ressources, expliquent Thomas Coutrot et Coralie Perez dans leur dernier livre[3]. À la racine de ce type de management se trouve la financiarisation de l’économie qui a vu « le déplacement du centre de gravité de la production capitaliste de l’économie vers la finance ». L’intérêt premier est devenu celui des actionnaires, imposant des rendements et rythmes toujours plus élevés aux entreprises et compressant les coûts salariaux. Les centres de décision se sont éloignés des travailleurs. Et l’organisation du travail est devenue affaire de process et d’objectifs chiffrés assortis de contrôles, transformant les relations au travail. Ce modèle serait-il à bout de souffle ? On le voit aujourd’hui, de nombreuses entreprises peinent à recruter et tentent par tous les moyens d’attirer les travailleurs : télétravail, flexibilité, voire cours de yoga sur le temps de midi[4].

Ces constats ne doivent pas pour autant donner l’impression que tout est simple pour les jeunes qui se lancent sur le marché de l’emploi. Que du contraire ! Le Forum des jeunes, à travers les voix de Marie Esther et Antoine, l’ont rappelé lors de la conférence d’ouverture des RdNM. « Nous sommes un des publics qui rencontrent le plus de difficulté sur le marché de l’emploi et sommes la variable d’ajustement, surtout en cas de crise. En effet, les jeunes représentent la part de la population la plus touchée par le chômage en Belgique. Ils représentent souvent les travailleurs recruté·e·s le plus récemment et ils occupent les emplois les plus précaires, occupant également les secteurs touchés en cas de crises, tels que l’HORECA ou l’intérim. Souvent les 1ers à perdre un emploi, ce sont aussi eux qui bénéficient d’un accès limité aux allocations de chômage. Ils sont les plus susceptibles de tomber dans la précarité ». Les deux jeunes dénoncent les discriminations auxquelles font face les jeunes sur le marché de l’emploi qui, par manque d’expérience, se voient souvent écartés des procédures d’embauche. À ces éléments, il est utile d’ajouter que ces discriminations concernent encore plus des jeunes aux noms à consonance étrangère[5]. Qui plus est, des citoyens de différents pays se disent en faveur des discriminations à l’embauche vis-à-vis des immigrés, peu importe leur illégalité. Ce racisme persistant ne peut être ignoré et contient le risque d’éloigner durablement des jeunes du marché de l’emploi.

Pour les jeunes professionnels, les possibilités de reconversion ne sont pas homogènes non plus. La sécurité financière des personnes conditionne le loisir de mener ces réflexions. Ce confort matériel est davantage présent dans les milieux favorisés que précaires. « Il est plus simple de se tourner vers un métier qui a du sens quand on n’a pas de problèmes d’argent » pointe Salomé Saqué, jeune journaliste française qui vient de publier le livre « Sois jeune et tais-toi » à partir de témoignages des jeunes[6].

Mais que recherchent les jeunes ? Un meilleur équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle. Les jeunes ne veulent plus vivre pour travailler mais travailler pour vivre. La pandémie a permis la prise de conscience aiguë que les moments avec les proches étaient précieux. Les jeunes veulent des conditions de travail décentes et cesser de galérer et d’être forcés d’accepter des emplois précaires en début de carrière. Mais plus encore, sur tous ces sujets, les jeunes désirent être écoutés sur leurs difficultés et sur leurs propositions pour que les choses changent.

  1. Que signifie un travail qui a du sens ?

Jusque-là ignorée, la question du sens du travail a pris de l’importance depuis quelques années.  « Longtemps, salarié·e·s et syndicats ont accepté un travail répétitif ou étroitement contrôlé en contrepartie de hausses de salaires, échangé le pouvoir d’agir contre le pouvoir d’achat, le sens contre l’essence » disent Coutrot et Perez. Ce paradigme « fordiste » montre des signes d’épuisement et ouvre au questionnement sur le sens. Avant de définir la notion de sens, il est important de préciser que « le travail n’est pas seulement un effort fastidieux qui mérite récompense (la « valeur travail » chère à la droite) ni une pure expérience d’aliénation (la critique du travail prisée par la gauche et les écologistes). C’est d’abord l’activité organisée par laquelle les humains transforment le monde naturel et social et se transforment eux-mêmes ». Les auteurs postulent que « le travail prend son sens – profondément politique- au regard des enjeux de transformation qui le caractérisent ».

Le sens du travail ne serait donc pas l’apanage du haut de la hiérarchie sociale. Sur base des enquêtes, les auteurs constatent que le contact, la relation avec un public ou des clients est le dénominateur commun qui donne sens aux métiers.

Pour Coutrot et Perez, le sens au travail provient de la combinaison de trois dimensions. Tout d’abord, un sentiment d’utilité lorsque le produit concret du travail permet de satisfaire un destinataire. Ce sentiment d’utilité diffère de la reconnaissance sociale : une caissière peut se sentir utile même si la société ne lui renvoie pas cette image. Deuxième élément, la « cohérence éthique » qui correspond à une adéquation entre le travail mené et les valeurs de la personne. Cela peut aussi se rapporter à ce qu’est un travail bien fait. Enfin, la troisième dimension se rapporte aux capacités de développement, aux apprentissages, aux expériences que le travail permet d’acquérir.

À partir d’enquêtes menées en 2016, les auteurs identifient que les ouvriers de l’industrie, des process, de la manutention ainsi que les employé·e·s de la vente et du commerce trouvent particulièrement peu de sens à leur travail. À l’inverse, les plus hauts scores obtenus concernent souvent les métiers du care : assistantes maternelles, aides à domicile, agents d’entretien, etc. Le sens du travail ne serait donc pas l’apanage du haut de la hiérarchie sociale. Sur base des enquêtes, les auteurs constatent que le contact, la relation avec un public ou des clients est le dénominateur commun qui donne sens aux métiers.

  1. Les apports du forum ouvert sur les questions de formations et de gouvernance des emplois

Le forum ouvert organisé autour de la question « Comment donner plus de sens et de décence au travail des jeunes aujourd’hui et demain ? » a permis de mettre en évidence de nombreux éléments de réponse proposés par les participant·e·s des RdNM : amélioration des conditions de travail, éducation et formation, emplois verts, revalorisation des métiers manuels, changement du modèle de gouvernance et redéfinition des finalités de l’entreprise, équilibre entre argent et passion pour son travail. Des groupes de discussion se sont formés pour aller plus en profondeur sur chacun de ces sous-thèmes. Dans une deuxième phase, les participant·e·s ont voté pour les trois thèmes leur apparaissant prioritaires, tout en réfléchissant à des pistes d’action pour les faire progresser dans la société.

– éducation, formation et orientation

Les participant·e·s du forum ouvert ont ainsi amené différentes critiques sur le modèle actuel des formations supérieures: trop générales ou trop spécialisées, trop rigides et ne permettant pas assez de mobilité inter-formations entre autres. Les formations pourraient être moins linéaires, intégrer plus de cours techniques dans l’enseignement général et inversement. Permettre des parcours d’étude plus flexibles et multimodaux pourrait être une autre piste ; les étaler pour pouvoir tester différentes choses en parallèle. Il faudrait formaliser davantage le droit à la ré-orientation. Ces différents éléments permettraient de lutter contre la culture anti-échec, la vision mono-carriériste et l’hyperspécialisation qui comporte le risque de perdre de vue les véritables enjeux. Contrairement à avant, une carrière est aujourd’hui la somme de différents métiers et ces reconversions doivent être facilitées. Il revient également aux employeurs de proposer des formations à leurs employé·e·s. Au sein des entreprises pourraient également être organisés des temps de transmission des savoirs des travailleurs en fin de carrière vers les plus jeunes.

Un autre élément qui devrait être mieux valorisé dès l’école primaire est la connaissance de soi. Il est essentiel de bien se connaître soi-même pour mieux comprendre les autres, les différences de vision et développer un sens de l’empathie, fondamental pour la vie en société. Des modes d’enseignement plus attentifs aux compétences de chacun gagneraient à se généraliser, voire des cours de développement personnel. Équilibrer davantage les cours théoriques et les cours pratiques et manuels apparaît essentiel pour une plus juste valorisation des différents métiers. Autre aspect : le décloisonnement est fondamental, dans le domaine de la formation et de l’enseignement également. L’école doit sortir de sa bulle, faire réseau avec les organisations et associations des territoires dans lesquels elle se situe, et resserrer les liens avec les parents pour enclencher des dynamiques positives.

Certain·e·s participant·e·s ont également noté une déconnexion trop forte entre le monde de l’école et le monde du travail. Les jeunes ne reçoivent pas une connaissance suffisante des métiers qui existent. Beaucoup de cours semblent trop abstraits et manquent d’utilité sociale. Pour y remédier, des stages pourraient être organisés plus tôt dans le parcours des élèves pour découvrir les métiers existants. Reste à définir vers quelles formations orienter les jeunes dans un monde en transitions. Ces discussions doivent inclure de multiples acteurs dont les jeunes eux-mêmes.

– gouvernance et finalités de l’entreprise

Tant en matière de démocratie interne que d’objet social, l’entreprise doit faire son propre examen. Pour contrer la perte de sens au travail évoquée plus haut, démocratiser l’entreprise semble être un levier important. Trop de personnes souffrent de l’incompétence de leurs managers. Des formations continues et obligatoires devraient être imposées aux responsables d’équipe. Pourraient figurer au programme des cours d’intelligence collective ou de communication non violente. Le modèle très hiérarchisé de l’entreprise doit évoluer. Les projets et la stratégie de l’entreprise pourraient être décidés en co-création entre les managers et les employé·e·s. Les équipes devraient pouvoir évaluer leurs supérieurs en toute sécurité. De nouvelles approches démocratiques doivent émerger accordant aux travailleurs et aux responsables un pouvoir de décision équivalent. Pourquoi ne pas imaginer un système de vote des travailleurs pour élire leur directeur·rice ? Pour retrouver du sens à leur travail, les employé·e·s doivent retrouver de l’autonomie dans la définition et la mise en œuvre de leur fonction.

Concernant la finalité de l’entreprise, les aspects sociaux et environnementaux doivent surpasser les seuls objectifs économiques. Il serait important de développer des indicateurs pour mesurer la transformation écologique d’une entreprise. Parmi ces critères, certains devraient insister sur le bien-être et l’épanouissement des travailleurs. En cas de non conformité, les entreprises pourraient être déclarées en faillite sociale ou environnementale.

Autre proposition des participant·e·s : l’État pourrait attribuer un label, qui conditionnerait des aides financières, aux entreprises qui réunissent trois critères : respect de l’environnement, respect de l’humain et production vertueuse/ maîtrise de la chaîne de production. Chaque critère serait décliné en une liste de sous-indicateurs objectifs et mesurables plus précis. Tout le cycle de vie des produits serait analysé. Toutes ces informations devraient être publiques et accessibles. Cette approche permettrait de dépasser la vision binaire emplois verts/non verts. L’État devrait adapter la fiscalité pour enclencher ce vaste mouvement de verdurisation des entreprises. L’obtention du label serait une information pouvant influencer les choix des jeunes travailleurs.

  1. Conclusion : Pour une jeunesse au centre des préoccupations

Un week-end, 40 jeunes, 6 visites de terrain, 1 conférence, 9 ateliers thématiques, 1 projection et un forum ouvert pour découvrir, questionner, échanger et réfléchir sur le thème de la perte de sens au travail chez les jeunes. Le sujet est crucial à l’heure où un nombre croissant de jeunes souffrent de problèmes de santé mentale[7]. Cette jeunesse trop souvent oubliée, malmenée, discréditée, ne se porte pas bien et il est urgent d’y prêter attention et de prendre les mesures nécessaires. Car de cette jeunesse dépend notre avenir à tous·tes. Plus encore, il est du devoir des autres générations de s’attaquer avec ardeur et sans faux-semblant aux multiples crises actuelles (écologique, économique, sociales) afin de (r)ouvrir des horizons de sens pour les jeunes demain.

Géraldine Duquenne et les participant·e·s des RdNM 2023

 

[1] Observatoire de la CBC Banques et Assurances sur « les jeunes et l’attractivité du monde du travail»

[2] RTBF, MERGEN S., « Vague de démissions : « le rapport de pouvoir entre employeurs et employés s’est complètement inversé », 8 septembre 2022, à consulter ici

[3] COUTROT Th. Et PEREZ C., « Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire », Seuil, coll. La République des idées, 2022, p.47.

[4] RTBF, MERGEN S., « Vague de démissions : « le rapport de pouvoir entre employeurs et employés s’est complètement inversé », 8 septembre 2022, à consulter ici

[5] COUVELAIRE L., « Discriminations à l’embauche : un phénomène qui reste généralisé et persistant», dans Le Monde, 24 novembre 2021, à consulter ici

[6] SAQUE S., “Sois jeune et tais-toi. Réponse à ceux qui critiquent la jeunesse”, Payot, France, 2023.

[7] Dans un article du Soir du 6 avril 2022, on apprend que la part des jeunes de 18 à 29 ans souffrant de problèmes de dépression est en constante augmentation : elle est passée de 9 à 28% durant la pandémie. De plus, selon l’OCDE, si 42 % des jeunes qui n’ont pas de difficultés financières risquent de tomber en dépression, ce chiffre monte à 70 % chez les plus précarisés.

Share This