De nombreuses études et organisations (Ademe, ONU, Shift Project, etc.) en ont fait l’évaluation : oui, la transition écologique est positive pour la création d’emplois. Bien sûr, cette transformation ne va pas de soi et cette tendance générale dissimule des réalités sectorielles et régionales plus difficiles : des secteurs polluants vont devoir réduire ou se transformer et d’autres sont amenés à croître. Le sujet est certes délicat et les préjugés solides mais se contenter du statu quo reviendrait à subir tant les impacts des dégradations écologiques en cours que leurs effets inévitables sur l’emploi. En effet, l’épuisement des matières premières non renouvelables (pétrole, gaz, sable, métaux, etc.) dont notre système industriel est dépendant, la sortie indispensable des énergies fossiles et le passage aux énergies renouvelables auront des impacts majeurs sur tous les secteurs de nos sociétés qui se sont construites et développées sur base de ces ressources abondantes mais éphémères. Les emplois vont donc nécessairement se transformer et, pour convaincre largement, cette transformation doit être accompagnée dans un cadre qui garantisse qu’elle soit juste socialement.
La course à la productivité reste la règle
Malheureusement, le modèle économique actuel rend cette ambition de transition incertaine. Le cas du secteur automobile est emblématique pour comprendre ce problème. Le transport est à l’origine de 25,8 % des émissions de gaz à effet de serre de l’UE et représente donc un secteur indispensable à transformer. À cette fin, l’Union européenne a notamment décidé l’arrêt de la vente des véhicules thermiques en 2035. L’horizon est à présent défini et l’option qui s’impose est celle de “l’électrification”. La voiture électrique requérant moins de main-d’œuvre que son équivalent thermique, cette transition, pour être juste, suppose une anticipation des changements par la concertation sociale ainsi que des mesures de soutien et d’accompagnement à destination des travailleurs impactés, notamment via la formation.
Or, depuis quelques années, comme l’explique Benjamin Denis, de la fédération syndicale européenne Industriall, si les ventes de voitures neuves ont diminué, les entreprises sont parvenues à augmenter leurs profits : “On passe d’un marché de masse à un marché où la valeur ajoutée se réalise sur la technologie et les services”. Telle est la stratégie des grands groupes pour maximiser les marges au principal bénéfice des actionnaires. Le but n’est pas de vendre au plus grand nombre, mais de vendre des véhicules ultra-équipés à un nombre limité de personnes socialement privilégiées. Cette financiarisation de l’industrie est bien éloignée de l’idée d’une transition écologique juste socialement
La course à la productivité reste la règle et s’intensifie. Pour attirer les investisseurs dans cette conversion à l’électrique, les groupes automobiles multiplient les annonces de rendements réalisés en diminuant les coûts. Les conditions d’emploi et de travail en sont directement victimes : shift de 12h, contrats temporaires, hyper-flexibilité, recours à des travailleurs temporaires recrutés en Asie du Sud Est, plans d’économie qui visent jusqu’au nettoyage des sanitaires etc.
Ces différents éléments questionnent sur la nature sociale de la transition bas carbone mise en œuvre par l’Union européenne. D’un côté le Green Deal et ses objectifs climatiques ambitieux, de l’autre une économie néolibérale qui compresse les coûts et presse les travailleurs pour maximiser les profits. La course lancée à la voiture “zéro émission” semble délaisser les impacts sociaux majeurs que cette transformation entraîne. Le secteur automobile emboîte le pas, mais le marché continue de faire la loi.
Trois chantiers essentiels
Quels seraient alors les ingrédients pour faire avancer une transition écologique réellement juste en Belgique ? Trois chantiers apparaissent essentiels : la gouvernance, l’éducation et la formation et le rapport au travail.
L’État devrait jouer un rôle de pilotage et de coordination sur ces enjeux, en donnant le cap et rassemblant les différents acteurs autour de la table pour distribuer les rôles. Il est en effet possible de constater que les acteurs ne se parlent pas assez et qu’il manque une vision claire leur permettant de se mettre en action dans une direction donnée. En ce sens, les États Généraux de la transition juste lancés par la Ministre Khattabi sont un pas dans la bonne direction. Les recommandations issues de ce processus devront être suivies de mesures concrètes à la hauteur de l’urgence d’avancer.
Pour réaliser une transition juste, l’éducation et la formation sont essentielles. La reconversion écologique de nos sociétés va modifier en profondeur le monde de l’emploi. La vision concertée et prospective de ces changements est encore à construire par les différents acteurs mais devrait aboutir à un vaste plan de formation permettant d’orienter les travailleurs et travailleuses vers les secteurs amenés à prendre de l’ampleur et compatibles avec les limites écologiques. Un plan de sensibilisation massif aux enjeux écologiques semble donc essentiel, que ce soit au sein des entreprises, dans la fonction publique, dans l’enseignement ou dans les médias. Il est en ce sens important de partager un socle de compréhension commun des enjeux actuels pour mettre en place des actions collectives.
Le thème de la place et du rapport au travail est un troisième thème important à traiter en lien avec la transition juste. Aujourd’hui, de nombreuses personnes ne trouvent plus de sens à leur travail, en déplorent les mauvaises conditions et ne parviennent pas à trouver un juste équilibre entre vie personnelle et professionnelle. À quoi sert-il de marteler des slogans sur l’augmentation du taux d’emplois si le travail n’est pas épanouissant ? “A quelles conditions le travail devient-il digne d’intérêt, source d’autonomie et riche de sens” ? questionne Dominique Méda, sociologue française.
Le défi de la transformation écologique des emplois est gigantesque et multiforme. La transition écologique à réaliser pour conserver un monde viable va nécessairement toucher tous les secteurs et leurs acteurs. Elle implique donc de remettre en question une série de certitudes relatives à notre modèle économique capitaliste, à la répartition des richesses, à la valorisation des métiers, à notre modèle de croissance, etc. Et il s’agira dès lors de créer de nouveaux espaces démocratiques multi-acteurs pour dessiner les orientations de la société de demain.