La transition écologique serait porteuse d’emplois. À condition qu’elle soit planifiée, discutée et accompagnée de sorte que personne ne soit laissé de côté. Le défi est de taille. Transversale par nature, la transformation sociétale indispensable qu’imposent les défis écologiques actuels touche tous les secteurs de notre société. Sans œillères, il est urgent de s’en emparer.

Cette analyse est issue de l’Université collaborative d’Etopia, 3 journées de réflexions avec 15 citoyen·ne·s ponctuées d’interventions d’experts sur le sujet. Sur base d’un thème choisi, l’objectif est d’échanger, développer une réflexion et co-construire des propositions concrètes.

(cc) Hanna Shvets

De nombreuses études et organisations ont fait leurs comptes (Ademe, ONU, Shift Project, etc.). Oui, la transition écologique est positive pour l’emploi. Bien sûr, cette transformation du monde de l’emploi ne va pas de soi : des secteurs polluants vont devoir réduire et d’autres sont amenés à croître. Selon le Shift Project par exemple, d’ici 2050, l’agriculture, censée devenir plus locale, plus agroécologique, devrait connaître la plus forte hausse en France (+ 500 000 emplois). Le secteur du bâtiment perdrait en main d’œuvre, car la croissance de la rénovation (+ 100 000 emplois) ne compenserait pas la diminution de main d’œuvre dans la construction neuve (- 190 000 emplois). L’industrie automobile serait aussi touchée négativement avec 300 000 emplois en moins. La raison ? Une baisse de l’usage de la voiture individuelle et une main d’œuvre moins importante dans l’industrie et la maintenance électrique que thermique. En contrepartie, le secteur du vélo devrait connaître un essor considérable : plus 232 000 emplois d’ici 2050. Si ces chiffres n’ont qu’une valeur théorique, ils permettent néanmoins de dessiner de grandes tendances prospectives qui pourraient orienter les actions de l’État.

Si le sujet avance en France, la Belgique semble plus à la traîne. Certes, le sujet est sensible et risque d’en crisper plus d’un, tant le dossier de l’emploi est délicat et les préjugés solides. Mais se contenter du statu quo reviendrait à subir les impacts des dégradations écologiques en cours et leurs effets inévitables sur l’emploi. De façon caricaturale, si notre système industriel continue à consommer à outrance des matières premières non renouvelables, il viendra tôt ou tard à en manquer. Sans en arriver là, pour réaliser les accords de Paris et espérer ne pas dépasser le seuil des +1,5°C, l’Union européenne s’est engagée à diminuer ses émissions de GES de 55 % d’ici à 2030. Cet engagement implique de diminuer fortement notre dépendance aux énergies fossiles (pétrole, charbon et gaz) et d’en laisser les 2/3 sous la terre. Cette moindre dépendance souhaitée aux énergies fossiles et le passage aux énergies renouvelables aura un impact majeur sur tous les secteurs de nos sociétés qui se sont construites et développées sur base de ces énergies abondantes mais par essence éphémères. La transformation des emplois doit absolument être accompagnée dans ce cadre et garantir d’être juste socialement pour convaincre largement.

Une transition écologique… ET juste socialement

En Belgique, le concept de transition juste apparaît pour la première fois dans une Déclaration de Politique Gouvernementale en 2019 . Pour le mettre en œuvre, la Ministre du Climat, de l’Environnement, Green Deal et Développement durable Zakia Khattabi a lancé les travaux des États Généraux de la transition juste en 2022. L’objectif ? Mettre en œuvre les politiques nécessaires à la protection de l’environnement et à la protection sociale. Un Haut comité composé d’experts du monde académique a également été créé. Le rapport de ce groupe alimentera la Conférence nationale sur la transition juste prévue pour 2023 dans l’accord de gouvernement.

Le concept de transition juste provient à l’origine du monde ouvrier dans les années 70 explique Anaïs de Munck, qui coordonne le processus au sein du cabinet de la Ministre. Le terme est repris par le monde syndical dans les années 90’. Inquiets d’une transition écologique qui négligerait la dimension sociale, la Confédération Internationale Syndicale a développé et diffusé le concept depuis 2009. L’Organisation Internationale du travail (OIT) a également participé à son rayonnement en publiant en 2015, en vue de la Conférences des Parties (COP) de Paris, les “Principes directeurs pour une transition juste vers des économies et des sociétés écologiquement durables pour tous”. Dans le préambule de l’accord de Paris est inscrit pour la première fois le concept de transition juste, ce qui constitue une victoire pour le monde syndical. Plus récemment, l’Union européenne a établi le principe du « leave no one behind » (ne laisser personne de côté) comme un axe transversal du Pacte Vert européen. Il ne concerne pas uniquement le sort des travailleurs mais ouvre une réflexion plus large sur la réduction des inégalités. Ce principe se concrétise notamment dans la création d’un mécanisme de transition juste visant à accompagner les régions européennes dans leur transition. En Belgique par exemple, ce fonds vise à aider les secteurs du ciment et de la pétrochimie à diminuer fortement leur impact en diversifiant leurs activités notamment. Les contours de ce mécanisme – la répartition des aides ou encore la redevabilité des entreprises – restent cependant opaques.

Mais au fait, c’est quoi des emplois verts ?

Pour concrétiser le projet de transition juste s’est développé en parallèle le concept d’emplois verts. Ils se présentent comme un paradigme alternatif qui concilie croissance économique et protection de l’environnement. Encore faut-il pouvoir circonscrire ce que sont des emplois verts. Les travaux sur leur identification sont relativement récents et les approches diffèrent. S’il n’existe pas de consensus international sur ce que sont les emplois verts, deux propositions ressortent néanmoins.

La première, appliquée par la France, distingue les métiers verts des métiers verdissants. Les premiers ont une finalité directement liée à la préservation de l’environnement. Ces métiers “contribuent à mesurer, prévenir, maîtriser, corriger les impacts négatifs et les dommages sur l’environnement”. L’on peut citer des métiers liés à la protection de la nature, au tri et à l’assainissement des déchets ou à la distribution d’énergie entre autres. Selon l’Onemev[1], ces métiers représentaient 0,5% des emplois en France en 2018. Les métiers verdissants quant à eux sont des métiers qui “intègrent progressivement de nouvelles briques de compétences pour prendre en compte de façon significative et quantifiable la dimension environnementale dans le geste métier”. Par exemple architecte, poseur en isolation thermique, jardinier, etc. 14% des métiers en France seraient potentiellement verdissants. Notons que ces 14% englobent tous les métiers recensés qui pourraient verdir  sans distinction entre ceux qui auraient déjà intégré ces enjeux et les autres.

Cette identification des emplois verts par leur finalité est aussi celle reprise par la Commission européenne qui lui a permis de dénombrer 4 millions d’emplois verts en 2020 (sur 231 millions dans toute l’UE). Il s’agit principalement d’emplois qui ont pour finalité la protection de l’environnement ou la préservation des ressources (gestion de l’eau, des déchets, etc.), appelés aussi EGSS (environmental goods and services sectors). Des voix critiques estiment néanmoins que cette approche ne permet cependant pas de prendre en compte le caractère vert des processus de production des biens et services. Sont exclus du périmètre, par exemple, une maison construite selon des critères de durabilité ou encore des activités agricoles respectueuses de l’environnement.

Une deuxième approche, originaire des États-Unis, a gagné en importance chez les chercheurs universitaires, en Belgique notamment. Cette approche entend dépasser le caractère binaire de la catégorisation emplois verts/non verts. Elle préfère une approche par tâches, plus fine dans son analyse. Trois catégories d’emplois apparaissent alors: les “Green Enhanced Skills” (GED) sont des professions existantes dont les tâches se modifient avec la transition écologique et qui requièrent des changements de compétences et de connaissances. Par exemple, un mécanicien automobile en reconversion vers l’électrique; les “Green New and Emerging” (GNE) sont des professions qui se créent pour accompagner la transition. Par exemple, des techniciens en géothermie. Et enfin, les “Green Increased Demand” (GID) sont des professions déjà existantes, qui évoluent peu mais dont le nombre est en augmentation du fait de la transition. Il en va ainsi des conducteurs de train ou de bus par exemple. La classification très précise des tâches et professions a été réalisée aux États-Unis et devrait être adaptée à l’Union européenne.

Des travaux basés sur l’approche états-unienne sont en cours à la KULeuven (au sein du projet LAMARTRA) et visent notamment à produire des chiffres propres à la Belgique. Les premiers résultats montrent que 19,7% des emplois belges étaient des emplois verts (GNE+GID+GED) en Belgique sur la période 2019-2021. Mais la Belgique, avec 1% d’emplois dans la production de biens et services environnementaux (EGSS) serait bonne dernière de l’Union européenne. Le projet de recherche vise aussi à identifier les emplois bruns, compris comme les plus polluants. Cette cartographie est un premier pas important pour ensuite poser des choix politiques pour mieux planifier la transition écologique et sociale.

Pour Bruno Van der Linden, Professeur d’économie à l’UCL et partie prenante du projet, un défi se situe au cœur du sujet : celui des réallocations sectorielles d’emplois. Ces mouvements sont loin d’être naturels et doivent être encouragés par des politiques actives. De nombreux secteurs (réparation, reconditionnement, recyclage, etc.) sont prometteurs mais comment (ré)orienter les travailleur·euse·s dans cette direction?

Deux points d’attention doivent être soulevés : la dimension genrée des emplois verts et le substrat de la croissance verte au fondement de ces projections. Les secteurs actuels amenés à prendre de l’ampleur (énergies renouvelables, transport public, bâtiment, etc.) sont actuellement dominés par des hommes. Les femmes sont par contre sur-représentées dans le travail environnemental gratuit (bénévole, zéro déchet, etc.). Ce paramètre est perçu comme un risque important à traiter. Sans une politique volontariste, les femmes seront tenues à l’écart des filières à composante environnementale. Parallèlement, le travail du Care (aide à la personne, enseignement, petite enfance, services d’entretien, etc.) est particulièrement absent de ces scénarios, alors même que de nombreux mouvements écologistes et écoféministes, sont convaincus de sa dimension centrale dans la société écologique de demain. On peut aussi s’étonner de l’absence du métier d’agriculteurs des métiers verts et verdissants. Ces catégories sont encore très imparfaites et manquent de critères permettant de déterminer ce qu’est réellement un métier vert. Difficile d’isoler ce classement d’un ancrage idéologique lié à une vision de ce qu’est et sera la transition écologique. Dans une vision high tech de celle-ci, éducateur de robots ou courtier en données numériques pourraient être des métiers verts. Marche implacable du temps ou objet de discussions démocratiques? Comment se mettre d’accord?

Ensuite, les termes de “métiers verts”, “économie verte” adoptés par la France sont directement liés au paradigme de la croissance verte, qui prétend dissocier les activités productives futures de la consommation de ressources matérielles et d’énergie, et ainsi réaliser la transition écologique. De multiples experts et ressources contestent fermement cette croyance. L’on peut s’interroger sur les orientations des travaux de l’Onemev si le postulat de départ est bancal. Avant même d’établir ces scénarios prospectifs, ne serait-il pas judicieux d’ouvrir collectivement le débat “quelle transition écologique voulons-nous?”, afin d’en orienter la trajectoire et d’en définir la finalité ?

Nouveaux emplois ou emplois existants ?

Selon une étude de Dell et du Think Tank “L’Institut pour le futur”, 85% des emplois de la prochaine décennie n’existent pas encore. La numérisation et l’Intelligence Artificielle seraient destinées à redéfinir la quasi-totalité des métiers. Pas une trace dans ce rapport des enjeux écologiques et environnementaux, ni de la raréfaction des ressources comme le dit Julien Vidal. Ce chiffre est pourtant repris comme une évidence par de nombreux médias et institutions, renforçant son hypothétique véracité et avènement.

Loin des discours techno futuristes faits de voitures volantes et de vies connectées, et dans la suite du livre de Julien Vidal “Mon métier aura du sens”, il est possible de penser que 85% des métiers de demain existent en réalité déjà. L’auteur, sur base de multiples rencontres et entretiens, décrit des emplois sensés déjà existants et appelés à croître. Berger urbain, formatrice en coopération, reconditionneur de produits électroniques, etc. font partie des signaux faibles du monde de demain, explique Julien Vidal. Les défis écologiques actuels sont une occasion unique de redonner vie et sens à nos métiers en les rendant plus connectés…au Vivant.

Remarque: Cette analyse est directement reliée à l’analyse “Derrière la voiture électrique, la question sociale” qui, sur base d’un cas d’étude précis, celui de la reconversion de l’industrie automobile, propose des pistes de solution en vue de la transformation écologique des emplois et du travail.

 

[1] Observatoire national des emplois et métiers de l’économie verte créé en 2010. Il est chargé d’observer et quantifier les paramètres de l’économie verte et d’assurer des liens entre emploi et formation dans ce cadre.

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