La voiture électrique est présentée comme un élément incontournable de la transition écologique. Cette reconversion industrielle de grande ampleur garantit-elle pour autant des emplois décents ? Les objectifs écologiques peuvent-ils être dissociés de standards sociaux élevés ? Sur base du cas d’étude de la voiture électrique, il s’agit d’approfondir des propositions qui permettraient de garantir une transition écologique réellement juste.
Cette analyse est issue de l’Université collaborative d’Etopia, 3 journées de réflexions avec 15 citoyen·ne·s ponctuées d’interventions d’experts sur le sujet. Sur base d’un thème choisi, l’objectif est d’échanger, développer une réflexion et co-construire des propositions concrètes.
La voiture électrique, une solution juste et durable ?
Le cas du secteur automobile est emblématique pour comprendre les liens entre transition écologique et emploi. Le transport est à l’origine de 25,8% des émissions de gaz à effet de serre de l’UE et représente donc un secteur indispensable à transformer. A cette fin, la Commission européenne a déclaré la fin de la vente des véhicules thermiques en 2035. L’horizon est à présent défini et l’option choisie est celle du « tout à l’électrique ». « Le défi industriel est d’une ampleur inédite » selon Benjamin Denis, de la fédération syndicale européenne Industriall. L’industrie automobile représente 6 % de la masse d’emplois de l’Union européenne, soit environ 14 millions d’emplois. Vu l’importance du secteur, on peut se demander si le passage au véhicule électrique répond à un objectif écologique prouvé ou davantage à une option pour préserver un secteur industriel de poids. Néanmoins, les études montrent que le passage à la mobilité électrique entraînera malgré tout des pertes d’emploi. L’intensité travail des technologies électriques est bien inférieure à celle des technologies thermiques classiques. Un moteur thermique est en effet plus complexe qu’un moteur électrique car il résulte de l’assemblage de milliers de pièces.
Cette transition industrielle pose une série de questions de plusieurs ordres. Passer de la mobilité thermique à la mobilité électrique sans changer les usages sera-t-il suffisant pour relever le défi écologique ? Le véhicule électrique sera-t-il accessible financièrement à tous·tes ? Quel accompagnement est prévu pour les travailleur·euse·s de l’industrie automobile classique qui doivent acquérir des compétences nouvelles ? Quelle est leur place dans les processus de décision sur le futur de leur entreprise ? Quels sont les mécanismes de solidarité prévus pour les travailleur·euse·s qui vont perdre leur emploi ?
Benjamin Denis lève un peu le voile sur les tendances à l’œuvre pour opérer cette transition. De nombreux règlements sont en cours de concrétisation au niveau européen : sur les infrastructures de recharge, sur l’écoconception, la tarification carbone ou encore les batteries, dans le but d’accélérer la transformation du secteur. Sachant qu’à l’heure actuelle, sur les 250 millions de voitures sur les routes européennes, les voitures électriques représentent environ 2 % de la flotte, la route est encore longue. Pour aller plus vite, l’UE a décrété le secteur « d’intérêt commun » permettant de cette manière de déroger aux règles d’état au besoin.
Une autre tendance forte du secteur est l’automation et la robotisation des chaînes d’assemblage qui est encore plus importante dans l’industrie automobile que dans les autres industries. En Allemagne, par exemple, on décompte 1300 robots pour 1000 employés. Une autre caractéristique du secteur est qu’il est très concentré autour de quelques constructeurs et très intensif en capital. Derrière les constructeurs, on retrouve une filière complexe faite d’équipementiers, dont beaucoup de PME spécialisées pour qui le défi de se reconvertir vers l’électrique est loin d’être évident d’un point de vue financier. Une entreprise qui fabrique des carburateurs ne peut pas d’un jour à l’autre fabriquer des vélos électriques.
Depuis quelques années, explique Benjamin Denis, les ventes de voiture ont diminué mais les entreprises parviennent à augmenter leurs profits. « On passe d’un marché de masse à un marché où la valeur ajoutée se fait sur la technologie » explique-t-il. Telle est la stratégie des grands groupes pour maximiser les dividendes versés à leurs actionnaires : le but n’est pas de vendre au plus grand nombre mais de vendre des véhicules ultra équipés à un nombre limité de personnes. L’impact ne se situe pas uniquement sur la production (moins de volumes) mais sur les systèmes de ventes qui se réalisent de plus en plus en ligne. Cette financiarisation de l’industrie est bien éloignée de l’idée d’une transition écologique juste socialement.
Du point de vue de l’emploi, 15 à 20 % des emplois se situent dans des pays d’Europe de l’est (Slovaquie, Roumanie, République Tchèque) en raison de coûts de main d’œuvre plus bas. « Les pertes d’emploi sont déjà observables » selon Benjamin Denis, surtout dans des entreprises spécialisées dans des éléments propres aux voitures thermiques (pompes à injection, pièces d’embrayage, etc.). On estime qu’1/5e des emplois pourraient être perdus. Les nouveaux emplois créés ne seront pas forcément localisés dans les mêmes régions, ce qui pose la question du sort des travailleurs de ces régions. De plus, pour répondre aux besoins de l’industrie électrique, il faut former 2,4 millions de personnes d’ici à 2050 pour répondre au besoin de nouvelles compétences. Peu de sites effectuent ce travail de planification. Prenons le cas de la France et de l’Italie: sachant qu’un quart de la main d’œuvre a plus de 50 ans, qu’en sera-t-il de la formation de ces travailleurs ? Il est peu probable qu’un soudeur de 55 ans devienne un programmeur de software pour l’électrique. Ces situations doivent être discutées et anticipées.
Ces différents éléments questionnent sur la nature de la transition écologique déployée par l’Union européenne. D’un côté le Green Deal est ses objectifs climatiques ambitieux, de l’autre une économie néolibérale qui compresse les coûts et les travailleurs pour maximiser les profits.
L’évolution de l’industrie automobile assure-t-elle des emplois décents ? Pas vraiment constate Benjamin Denis. La course à la productivité reste la règle et s’intensifie. Pour attirer les investisseurs dans cette reconversion à l’électrique, les groupes multiplient les annonces de rendements réalisés en diminuant les coûts. Les conditions d’emploi en sont directement victimes : 12h de travail par jour, contrats temporaires, flexibilité, etc. La logique néolibérale est poussée à l’extrême. La structure de l’entreprise se morcelle. Renault a annoncé la création de 5 filiales différentes (électrique, thermique, IT, circulaire, services). Qu’en est-il de la négociation collective dans ce contexte ? « De l’ordre des impensés » dit Benjamin Denis. Le secteur devient diffus, les frontières incertaines entre l’industrie manufacturière, l’économie de services et les high-tech. Pour terminer, de plus en plus de dispositifs de contrôle et de surveillance des travailleurs sont mis en place, pointe l’OIT dans un rapport de 2021. En mars 2022, le patron de Stellantis[1], Carlos Tavares, annonçait son plan stratégique pour devenir une « mobility tech company ». Parmi ses partenaires, le géant Foxconn[2] dont les violations des droits humains sont notoires. Stellantis annonce 30 % de ventes online, ce qui interroge sur le sort des travailleurs des concessions automobiles. Mais garantit à ses actionnaires un rendement à deux chiffres. Ces développements sont similaires chez d’autres constructeurs automobiles.
Ces différents éléments questionnent sur la nature de la transition écologique déployée par l’Union européenne. D’un côté le Green Deal est ses objectifs climatiques ambitieux, de l’autre une économie néolibérale qui compresse les coûts et les travailleurs pour maximiser les profits. Une course lancée à la voiture « zéro émission » qui semble délaisser les impacts sociaux majeurs que cette transformation entraîne. Le secteur automobile emboîte le pas mais le marché continue de faire la loi.
Quels ingrédients pour une transition juste ?
Ces contradictions apparentes ont incité le groupe de citoyen·ne·s de l’Université collaborative à tenter de définir les ingrédients nécessaires à une transition réellement juste. Le sujet est éminemment complexe car il impose une refonte des modèles qui ont structuré nos sociétés jusqu’ici. Comme on l’a vu avec l’exemple de la voiture électrique, la voie empruntée n’est pas souhaitable. La production d’imposants véhicules électriques parés d’électronique high-tech est un échec écologique et social.
Pour faire avancer la transition juste en Belgique, trois chantiers apparaissent essentiels : la gouvernance, l’éducation et la formation et le rapport au travail. Différents niveaux de lecture et d’analyse s’articulent et des acteurs issus de différents secteurs doivent se rassembler pour faire progresser le sujet de la transition juste.
La gouvernance
Ce n’est pas neuf, la confiance entre le monde politique et les citoyen·ne·s n’est pas au beau fixe. Querelles, jeux politiques, élitisme sont parmi les éléments qui peuvent l’expliquer. Sur le dossier « transition écologique et emplois », les discussions patinent. La priorité du sujet n’est pas la même pour les différents ministres dont certains sont plus favorables au changement que d’autres. Parler de potentielles pertes d’emplois et reconversions n’est pas vendeur auprès des électeurs. Pourtant, anticiper les changements plutôt que de les subir est essentiel.
Qui doit faire quoi ?
L’État devrait certainement jouer un rôle de pilotage et de coordination sur ces enjeux. Donner le cap et rassembler les différents acteurs autour de la table pour distribuer les rôles. Il est possible de faire le constat suivant : les acteurs ne se parlent pas assez et il manque d’une vision claire leur permettant de se mettre en action dans une direction donnée. En ce sens, les États Généraux de la transition juste lancés par la Ministre Khattabi sont un pas dans la bonne direction. Encore faudra-t-il bien communiquer sur le sujet pour toucher les citoyen·ne·s dans leur diversité. Et faire suivre les recommandations de mesures concrètes. Nous n’avons plus le loisir d’attendre.
Offrir aux citoyens davantage d’espaces pour peser dans le débat public serait certainement une voie à explorer et concrétiser. Bien sûr, des initiatives existent déjà. Diverses commissions et conventions ont déjà été mises en place par nos décideur·euse·s politiques. Mais une réforme plus structurelle des modes de décisions incluant durablement la concertation citoyenne serait bienvenue. La démocratie « délibérative » fondée sur des débats informés doit advenir pour construire collectivement une nouvelle société plus juste et solidaire et favoriser l’acceptation sociale des mesures prises. Si les citoyen·ne·s ne sont pas davantage associé·e·s aux décisions politiques, si ces décisions sont imposées par “en-haut”, il est fort probable qu’elles ne créent pas l’adhésion. Notre démocratie doit être réinventée aujourd’hui, en prenant le temps nécessaire malgré l’urgence. Quelles formes cela peut-il prendre? “Une pratique d’auto-gouvernement, construite autour d’expérimentations locales, qui engagent de fait un nombre croissant de personnes et favorisent la création d’écosystèmes partagés, un fablab ou un jardin partagé par exemple. (…) La réorganisation de nos modes d’existence est un lieu de refonte de la démocratie” explique Joëlle Zask, spécialiste des questions d’écologie et de démocratie participative.
Un autre aspect de la gouvernance à faire progresser se situe au cœur des entreprises. Dans la ligne des travaux d’Isabelle Ferreras, il serait souhaitable de démarchandiser l’entreprise, de ne plus considérer les travailleur·euses comme de simples ressources interchangeables mais de leur octroyer un pouvoir de décision, au même titre que les investisseurs en capital (actionnaires). Cette rupture contribuerait certainement à permettre aux travailleur·euse·s de retrouver davantage de sens à leur emploi, à améliorer les conditions d’exercice du travail et à augmenter l’implication des travailleur·euse·s dans leur entreprise, voire à en faire évoluer l’objet pour le rendre compatible avec les limites écologiques planétaires. Dans leur dernier livre[3], Thomas Coutrot et Coralie Perez abordent différentes options pour redonner un sens éthique, écologique et démocratique au travail. Selon eux, la co-détermination entre travail et capital ne suffit pas à intégrer les enjeux écologiques. La socialisation de l’entreprise serait “plus propice à une délibération inclusive sur l’organisation et les finalités du travail”. Par socialisation, ils entendent la mise sous contrôle de l’entreprise par ses parties prenantes dans toute leur diversité: salariés et apporteurs de capitaux bien sûr mais aussi associations d’usagers ou clients, , de riverains, de défenses de l’environnement, etc.
En ce sens, le rôle des syndicats est essentiel pour faire avancer les enjeux écologiques. La brochure de la CNE “Soigner la planète – visions et actions syndicales” est éclairante à ce titre. Elle propose un chemin vers la justice écologique car “on peut dire qu’un syndicat (même puissant) sans projet écologique radical serait une force sans tête, mais aussi qu’une vision écologique sans travailleur organisé (sans lutte de classes, donc) ce serait une idée sans muscle !”
L’éducation et la formation
Pour réaliser la transition juste, la fonction de l’éducation et de la formation est essentielle. La reconversion écologique de nos sociétés va modifier en profondeur le monde de l’emploi. La vision concertée et prospective de ces changements est encore à construire par les différents acteurs mais devrait s’ensuivre un vaste plan de formation permettant d’orienter les travailleur·euse·s vers les secteurs amenés à prendre de l’ampleur et compatibles avec les limites écologiques.
À côté de la formation, l’école a un rôle essentiel. Dès le plus jeune âge, les enfants devraient être au contact de la nature. Cette sensibilisation précoce dans un enseignement davantage ouvert sur l’extérieur semble une condition pour sortir d’une logique de domination sur la nature. « De nombreux chercheurs, au début des années 2000, puis en 2018, ont établi une corrélation entre le contact avec la nature pendant l’enfance et l’attachement émotionnel à la nature et la tendance à développer des comportements pro environnementaux » explique Michel Loreau de la Station d’écologie théorique et expérimentale du CNRS. Cette reconnexion participe à l’avènement d’un nouveau récit où l’humain retrouve sa juste place dans la nature. Et ce nouveau socle culturel, voire spirituel, est nécessaire pour faire advenir une société nouvelle. L’école est un lieu central pour intégrer cette nouvelle culture. Et ce changement devrait s’opérer de façon structurelle, au-delà des initiatives éparses. Selon le groupe citoyen de l’Université collaborative, l’école court aujourd’hui le risque de préparer davantage à l’employabilité que de former des citoyen·ne·s émancipé·e·s et ouvert·e·s sur le monde.
Dans ce cadre, il est nécessaire de préconiser des mesures à plusieurs niveaux. Un plan de sensibilisation massif aux enjeux écologiques semble essentiel, que ce soit au sein des entreprises, dans la fonction publique, dans l’enseignement ou les médias. Il est important de partager un socle de compréhension commun des enjeux actuels pour mettre en place des actions communes.
Concernant la formation, les décideur·euse·s se doivent d’identifier les secteurs porteurs de la transition écologique, préalablement débattue démocratiquement pour pallier le manque de vision commune. Des études prospectives, à l’instar de la France, doivent urgemment être mises en œuvre. Une fois cette étape menée à bien, il faut assortir cette planification de plans de formation massifs vers les emplois durables. Il est nécessaire de garantir des conditions sécurisantes pour les reconversions professionnelles. Pour accompagner ces transitions, garantir un minimum de droits est essentiel. Logement, santé, alimentation, énergie doivent être assurés aux travailleur·euse·s en reconversion, indépendamment d’un statut de salarié. Le gouvernement doit s’atteler à définir et garantir des emplois durables et décents. Les reconversions vers ce type d’emplois ou les formations y menant pourraient être assortis d’une allocation de transition verte afin de sécuriser le/la travailleur·euse.
La garantie emploi peut être en ce sens une piste intéressante. Développée par Pavlina R. Tcherneva, elle repose sur le principe que personne n’est inemployable et vise le plein emploi. Le principe est d’offrir un travail décent à toute personne isolée du marché de l’emploi en se connectant aux besoins des territoires. Les dépenses liées aux allocations de chômage sont ainsi transformées en salaires. L’état administre et les localités, sur base d’une analyse des besoins, crée des emplois utiles et durables, dans les métiers du soin, de l’environnement et de préservation du tissu social principalement. Les bureaux de chômage se transformeraient en agences pour l’emploi.
Si la proposition de la garantie emploi comporte des limites, elle a le mérite de nourrir la réflexion sur la nécessaire démarchandisation du travail. Elle permettrait également de revaloriser les métiers à haute valeur sociale mais peu reconnus (technicien·ne·s de surface, infirmier·ère·s, aides à la personne, etc.).
Le rapport au travail
Pour le groupe citoyen de l’Université collaborative, le thème de la place et du rapport au travail est un troisième thème qui est apparu important à traiter en lien avec la transition juste. Le travail doit-il rester central ? Travaillera-t-on autant dans un monde où l’on produit moins de biens matériels ? Comment diviser le travail ? Comment éviter les bullshits jobs ? Sans croissance productive, comment financer la protection sociale ? Plusieurs éléments de réponses touchant à différentes dimensions du travail peuvent être amenés.
Différents constats se dégagent. Déjà, le travail occupe une place centrale dans la société, construite historiquement. Ne pas travailler aujourd’hui est plutôt mal considéré tant le travail structure la vie de l’individu. Il existe une forme d’injonction sociale à se réaliser à travers son travail. Mais en parallèle, de nombreuses personnes ne trouvent plus de sens à leur travail, déplorent de mauvaises conditions de travail et ne parviennent pas à trouver un juste équilibre entre vie personnelle et professionnelle. Le nombre d’absences maladie de longue durée atteint ainsi les 500 000 personnes en Belgique. L’impératif de rentabilité capitaliste a contribué à précariser l’emploi et le travail et à approfondir la perte de sens en dépossédant le sujet de sa créativité, en le soumettant à des impératifs extérieurs (recherche de profit des actionnaires par exemple). « L’extension de la financiarisation a aussi pour conséquence l’introduction et le développement de normes managériales et d’indicateurs de gestion qui sapent dans son cœur même la possibilité du sens du travail » écrit Dominique Méda. A quoi cela sert-il de marteler le slogan du «plus d’emplois » si le travail même n’est plus épanouissant, s’il a perdu sa véritable essence. C’est pourquoi Dominique Méda replace au centre la question « à quelles conditions le travail devient-il digne d’intérêt, source d’autonomie et plein de sens »?
Cette dégradation des conditions de travail est un facteur, parmi d’autres, de l’érosion de la sécurité sociale. Créer de l’emploi reste la boussole rigide des partis traditionnels, quoi qu’il en coûte, et s’est imposé comme objectif prépondérant dans la lutte contre la pauvreté depuis les années 2000. On assiste dès lors à une flexibilisation croissante du travail (intérim, temps partiels, CDD, etc.), facilitant l’embauche par les employeurs en diminuant leurs cotisations mais assortie de conditions de travail insécurisantes et d’une faible protection sociale pour les travailleurs. Le terme de “travailleurs pauvres” s’est d’ailleurs imposé depuis plusieurs années en lien avec cette réalité.
A côté de la dégradation des conditions de travail se pose la question de la soutenabilité de la protection sociale qui s’est créée dans un contexte de croissance productive forte d’après-guerre. Que deviendra-t-elle demain dans un monde sensé produire moins de biens matériels pour respecter les limites planétaires? L’intensification des risques environnementaux (produits par cette croissance sans limites) est amenée à redéfinir la protection sociale. “Le risque est (donc) une composante centrale de notre existence sociale, et parce qu’elle transforme socialement et radicalement notre rapport à l’avenir, la protection sociale en est la cheville ouvrière” explique Mathilde Viennot. L’auteure propose différentes pistes pour redéfinir la protection sociale. Il serait possible d’imaginer des “ajustements ad hoc pour rendre la protection sociale actrice de la transition écologique. (…) L’assurance chômage pourrait avoir un rôle à jouer dans la réorientation de l’outil productif et des ressources humaines vers une économie plus verte” suggère l’auteure. Une deuxième étape serait de réfléchir aux risques couverts demain par la protection sociale, notamment aux risques environnementaux. Comment adapter la protection sociale aux risques propres à notre époque? Et enfin, il serait nécessaire d’entamer une réflexion collective autour de la sécurité sociale, sa place, son rôle, son financement, etc. Et de voir “Comment faire pour que la protection cesse de réparer pour mieux maîtriser les risques qui lui incombent ?” Derrière ces questions se trouvent des réflexions bien plus profondes sur notre rapport à la Terre et à ses ressources. En prendre conscience serait déjà une première étape nécessaire, au-delà des considérations purement budgétaires.
Au sein du groupe citoyen, la hiérarchisation symbolique des emplois d’aujourd’hui posait également question. Chaque emploi ne bénéficie pas de la même reconnaissance sociale. Il est paradoxal de constater que les métiers dits « essentiels » durant le Covid, souvent liés au soin à la personne, ont une haute valeur sociale mais une faible reconnaissance symbolique et des salaires insuffisants. Alors que des métiers à faible valeur sociale sont souvent beaucoup mieux rémunérés. Notre société devrait s’atteler à résoudre ce paradoxe, tant les métiers du « Care » garantissent une forme de stabilité sociale et constituent un vivier d’emplois durables non délocalisables. Pour limiter ces écarts salariaux injustifiés qui n’ont cessé de s’accentuer ces dernières années, plaider pour que les salaires maximaux des fonctions supérieures n’excèdent pas plus de 4 fois les salaires les plus bas est une demande mise en avant. Plus largement, décider de plafonds sur le revenu et la richesse est une piste à explorer dans le cadre d’une économie post-croissance[4].
Il semble enfin que le temps de travail devrait être mieux réparti. Certaines personnes travaillent trop et subissent une pression énorme qui peut les conduire jusqu’au burn-out tandis que d’autres personnes cherchent à travailler plus. Ne serait-il pas possible d’équilibrer cela ? Ne faudrait-il pas adapter le temps de travail en fonction des ressources et des besoins ? Le groupe citoyen de l’Université collaborative se dit favorable à la réduction collective du temps de travail sans baisse de salaire. Cette mesure se justifie par un plus juste partage des gains de productivité obtenus depuis les années 50. Un meilleur partage du temps de travail aurait de multiples bénéfices. Il permettrait de libérer du temps pour remplir des engagements citoyens ou personnels mais aussi de résorber le taux de chômage et de réduire le nombre de burn-out. Le Royaume-Uni achève de tester la semaine de 4 jours dans 61 entreprises et les résultats se sont révélés très positifs au niveau du bien-être et de la rétention des travailleurs. La revendication d’un plus juste partage du temps de travail n’est pas neuve mais a encore pleinement son sens aujourd’hui.
Conclusion
Le défi de la transformation écologique des emplois est gigantesque et multiple. La transition écologique à activer pour conserver un monde viable va nécessairement toucher tous les secteurs et leurs acteurs. Elle implique de remettre une série de certitudes passées en question dont notre modèle économique capitaliste, la répartition des richesses, la valorisation des métiers, la croissance, etc. Et de créer de nouveaux espaces démocratiques multi-acteurs pour dessiner les orientations de la société de demain.
Mais le gigantisme de la tâche ne doit pas empêcher de s’en emparer avec audace. Au contraire, l’occasion est donnée de contrecarrer les inégalités sociales inacceptables d’aujourd’hui et de créer un modèle prospère pour toutes et tous, créateur d’emplois qui ont du sens.
[1]Stellantis est un groupe automobile multinational qui résulte de la fusion en 2021 de Peugeot-Citroën avec Fiat-Chrysler.
[2]Groupe industriel taïwanais spécialisé dans la fabrication de produits électroniques.
[3]Coutrot Th. Et PEREZ C., « Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire », La République des idées, 2022
[4]Voir l’article de Martin François, Sybille Mertens et Kévin Maréchal, « libérer le potentiel des plafonds de revenu et de richesse dans la transformation post-croissance : un cadre pour améliorer la conception des politiques », dans Economie écologique, tome 208, juin 2023,