Est-ce que l’écologie est par elle-même féministe ? Comment intégrer une approche « de genre » dans les analyses et politiques publiques portées par les mouvements et partis écologistes ? Avec le renforcement des mouvements et préoccupations féministes dans l’espace public ces dernières années, ces questions se font de plus en plus pressantes. S’il y a de nombreuses personnes féministes qui s’inscrivent dans les mouvements écologistes, la façon dont ce courant de pensée peut s’articuler avec l’écologie est rarement discutée. Dans le prolongement de nos analyses précédentes sur l’écoféminisme, il s’agit cette fois de découvrir une approche anglosaxonne en sciences humaines, qui se revendique des deux mouvements : l’écologie politique féministe.
L’écologie politique comme on l’entend dans le champ francophone est un mouvement de pensée, une théorie politique, qui articule souci de protection de l’environnement, de justice sociale, et de démocratie. Ces trois piliers orientent la politique des écologistes et permettent de considérer ce mouvement comme « progressiste ».
Dans le champ anglophone, on appelle traditionnellement « political ecology » un champ disciplinaire, au sein des sciences sociales, qui s’intéresse notamment à l’analyse des politiques environnementales, de leur développement et de leur articulation à la justice sociale et aux structures politiques (plus ou moins démocratiques ou autoritaires). Cette discipline se penche volontiers sur les enjeux Nord-Sud, dans une optique de critique du développement durable. En Amérique latine, de nombreux scientifiques, dont le plus connu chez nous est sans doute Arturo Escobar, allient « écologie politique » et études décoloniales. Autrement dit, en anglais « l’écologie politique » désigne plus communément des analyses en sciences sociales. Ces analyses soutiennent l’élaboration des programmes et priorités publiques de « l’écologie politique », comme courant partisan.
À la fin des années 1980, Dianne Rocheleau co-édite un ouvrage qui fera date et ouvrira les portes d’une nouvelle sous-branche de la discipline scientifique qu’est l’écologie politique : la « feminist political ecology » (FPE). Cette sous-branche ajoute aux outils d’analyse habituels d’écologie politique la problématique du genre, comme type de rapports qui influencent la justice, ou l’injustice, sociale. Cet article a pour but d’introduire auprès de notre lectorat les travaux de cette discipline en mutation constante.
Le premier ouvrage sur l’écologie politique féministe (Rocheleau et al., 1996) a mis en lumière 3 thématiques principales : « les sciences et le savoir genrés sur la survie, les droits et devoirs genrés en matière décision sur le sol, les ressources et l’environnement, et les mouvements et organisations sociales genrées » (Rocheleau et Nirmal, p. 796, 2015, ma traduction). Il articulait ainsi des recherches théoriques sur les enjeux genrés en matière d’environnement, et des mouvements sociaux, environnementaux, qui mobilisent des femmes, pour les valoriser.
Du point de vue théorique, un constat classique de l’écoféminisme, une des sources de la FPE, est la parenté entre le mode d’appropriation et d’exploitation de la « nature » et des femmes dans la modernité capitaliste (et pour certaines, également des personnes racisées). La FPE prend en compte ce constat, et tente d’en affiner l’observation sur le terrain. Cette proximité des modes d’exploitation des femmes et de la nature crée toutefois deux écueils entre lesquels la FPE tente de naviguer :« naturaliser les conditions sociales » et « nier que la nature est la base {matérielle} de toute vie » (Bauhardt, 2013, p 362, ma traduction). En effet, la difficulté face à laquelle la FPE se trouve, est d’allier une approche « déconstructive » des rapports sociaux de genre, à une approche matérialiste des rapports à la nature, sans retomber dans l’essentialisation du supposé rapport des femmes à la nature. (p. 363).
Pour le dire autrement, les féministes dites « matérialistes » accusent fréquemment les écoféministes de réduire les femmes à leur rapport à leur corps, supposé plus ancré dans la nature que celui des hommes, parce qu’elles analysent que la société crée cette identification. Au contraire, ces féministes considèrent que l’ensemble des identités féminines est construit par le rapport matériel, précarisé, des femmes au travail (domestique ou formel), et que ce rapport peut être modifié au profit d’un rééquilibrage, qui brouillerait dès lors en retour les identités masculines également. C’est l’approche « déconstructive » de genre. Le problème de cette approche d’un point de vue écologiste, c’est qu’elle amène certaines autrices à reconduire le mépris de la « nature » propre à la modernité, mépris dont l’écoféminisme comme la FPE tentent de sortir. En plus de ce mépris, d’après l’écoféminisme, certaines féministes matérialistes en viennent à oublier, ou négliger, le fait que les conditions « matérielles » de notre existence comprennent ce qui est traditionnellement appelé « nature », donc la biodiversité, l’eau, les sols, etc., et que l’amélioration des conditions de vie de toutes et tous ne peut se penser hors de la prise en compte des conditions de renouvellement de la vie sur terre. On ne peut se contenter de penser l’émancipation des femmes et des personnes racisées par le travail, si ce travail repose sur l’extractivisme et la destruction du vivant.
Concevoir que les identités de genre sont construites par nos rapports sociaux et peuvent être modifiées, tout en revalorisant le travail de protection de la nature habituellement dévolu aux femmes, sans prétendre que seules les femmes sont capables de réaliser ce travail, voilà le défi de la FPE.
Concevoir que les identités de genre sont construites par nos rapports sociaux et peuvent être modifiées, tout en revalorisant le travail de protection de la nature habituellement dévolu aux femmes, sans prétendre que seules les femmes sont capables de réaliser ce travail, voilà le défi de la FPE. Notons que cette articulation entre déconstruction du rapport genré à la nature, et valorisation de la protection de la nature, a été perçue par certaines écoféministes comme une « trahison » de leurs positions, ce qui a entrainé une distanciation entre la FPE et des autrices et militantes indigènes (Rocheleau et Nirmal, 2015 : p. 797), attachées à la reconnaissance du lien entre féminité, maternité et protection de la nature. Par exemple, la mobilisation de la figure de la « Pachamama » et de la « Terre Mère » dans les Andes a dérouté certaines chercheuses féministes (FPE), qui s’interrogeaient sur la façon de rendre ces mobilisations compatibles avec leur cadres de références (post)modernes (Rocheleau et Nirmal, 2015 : p. 798).
D’un point de vue économique, la FPE prolonge la critique du développement durable émise par l’écologie politique (et l’écoféminisme) qui dénonce le paradoxe selon lequel le développement durable, dans un souci de justice sociale, exigerait la poursuite de la croissance économique afin de pouvoir en redistribuer les fruits (« croissance verte »). En effet, pour Bauhardt[1], cette perspective ne tient pas car « La croissance dépend de l’exploration continue et de l’exploitation incontrôlée des ressources naturelles pour rendre possible, précisément, cette participation à a prospérité du monde entier. » (Bauhardt, 2013 : p. 362, ma traduction)
Pour elle, l’enjeu de la transition écologique est intrinsèquement féministe : « On ne peut développer un concept émancipateur de notre rapport à l’environnement et à la nature sans déconstruire l’intrication séculaire des discours sur la nature et la féminité, et sans thématiser l’analogie entre la productivité de la nature comme du corps féminin. » (2013 : p. 363, ma traduction)
Elle propose une approche des « politique des ressources » (p. 369-370) qui combine l’écologie queer et la FPE dans l’approche des politiques publiques environnementales. Dans cette optique, il s’agit d’identifier qui a accès aux fruits, au travail et aux décisions concernant les ressources naturelles (y compris la reproduction humaine) afin de réfléchir sur une façon plus égalitaire et moins extractive de fonctionner. L’écologie queer, ici, permet de prolonger l’approche « déconstructive » en accord avec une revalorisation de la nature. En effet, l’écologie queer est-elle même prise dans la tension naturalisation/déconstruction, car elle s’appuie tantôt sur l’observation effective de la sexualité des vivants non-humain pour montrer que la diversité des pratiques/orientations sexuelles se retrouve dans une multitude d’espèce, contre l’argument réactionnaire selon lequel seule l’hétérosexualité à but reproductif serait « naturel ». Tantôt, cette écologie insiste elle aussi sur le caractère matériellement construit de nos identités et de nos rapports à la sexualité (pensons à toutes les politiques familiales fiscales, ou à la réglementation relative à l’adoption, etc.)
Récemment, une part croissante de travaux se revendiquant de la FPE prennent en compte des enjeux intersectionnel et décoloniaux, en précisant l’analyse « genrée » dans leurs recherches, par les autres types de rapports de domination à l’oeuvre dans nos sociétés, et par l’observation de la permanence des rapports issus de l’histoire coloniale.
L’enjeu propositionnel pour la FPE, comme le déclarent Rocheleau et Nirmal est « d’affirmer la résistance, la résilience, et les droits de multiples acteur·ices d’imaginer et de créer divers scénarios de futurs possibles, de dérèglement climatique global à la nourriture sur la table », en réimaginant les États, questionnant la manière de faire de la science et notre rapport à la technologie, par exemple, ainsi qu’en promouvant la compassion et la réciprocité comme valeurs (2015 : 808, ma traduction).
Bibliographie
Rocheleau, D. E., Thomas-Slayter, B., Wangairi, E. (Eds.), (1996). Feminist Political Ecology. Routledge, London and New York.
Rocheleau, D. et Nirmal, P. (2015) « Feminist political ecologies. Grounded, Networked and Rooted on Earth, in R. Baksh et W. Harcourt (éd.) The Oxford Handbook of Transnational Feminist Movement, Oxford University Press, Oxford, p. 793-814.
Bauhardt, Chr. (2013). « Rethinking gender and nature from a material(ist) perspective: Feminist economics, queer ecologies and resource politics » in European Journal of Women’s Studies, 20(4), pp. 361–375
[1]Christine Bauhardt nous fera le plaisir d’intervenir lors des prochaines Rencontres de l’Écologie Politique, du 12 au 15 octobre 2023.