Le pacte vert pour l’Europe engage l’UE dans la poursuite de la croissance verte. Les traités européens imposent aux gouvernements nationaux de veiller à ce que leur PIB corresponde à leur dette publique. L’Union européenne est-elle accro à la croissance ? Le Green European Journal a demandé au Commissaire européen à l’Économie, Paolo Gentiloni, et au coprésident du groupe des Verts/ALE au Parlement européen, Philippe Lamberts, si l’Europe peut lutter contre les inégalités et protéger la planète sans croissance.

Jamie Kendrick : L’Union européenne doit-elle accepter que la croissance économique est terminée ?

Paolo Gentiloni : J’espère sincèrement que non. Deux discussions distinctes mais liées se recoupent ici. Tout d’abord, il y a une discussion sur « l’au-delà de la croissance », c’est-à-dire une croissance durable et de qualité qui va au-delà du PIB. Il s’agit d’une réflexion sur la manière d’élargir notre évaluation de la croissance en s’éloignant des paramètres traditionnels pour inclure d’autres mesures qualitatives telles que les objectifs de développement durable. Cette croissance durable est exactement ce dont nous avons besoin. Il y a ensuite une discussion parallèle sur la question de savoir si nous avons besoin de croissance.

Le plus simple est de dire que oui, nous avons besoin de croissance. Au-delà de la croissance, il y a la récession, la stagnation et l’austérité. Les discussions sur les politiques fiscales, l’innovation et la transformation verte concernent également la croissance. Je suis d’accord avec le message selon lequel nous ne pouvons pas nous fier uniquement à la définition traditionnelle de la croissance mesurée par le PIB. Mais il serait très dangereux d’affirmer que l’ère de la croissance est révolue. Dans un environnement à faible croissance, voire à croissance nulle, la lutte contre les inégalités et la transition verte deviennent un véritable défi.

D’accord, mais pousser à plus de croissance signifie pousser plus fort contre les limites de l’environnement ainsi que les limites des personnes. N’y a-t-il pas une contradiction entre prospérité et croissance ?

Philippe Lamberts : La question est de savoir si ce que l’on appelle la croissance durable peut exister. La croissance est la taille de l’économie mesurée en termes monétaires, n’est-ce pas ? La croissance est donc synonyme d’une économie plus importante. Cela n’est possible que si nous dissocions absolument la taille de l’économie de son impact matériel et climatique sur la planète. Jusqu’à présent, la science n’a pas trouvé cette possibilité.

À un moment donné, vous atteindrez une limite, et je m’interroge donc sur la faisabilité d’une croissance sans fin.

L’énergie est en fin de compte au cœur de l’économie, de sorte que la croissance de votre économie signifie que vous aurez toujours besoin de plus en plus d’énergie. Au second semestre 2022, l’Union européenne a réduit sa consommation d’énergie de 20 % sans réduire son économie de 20 %. Il s’agit d’une réussite, d’une dissociation relative. Mais si nous voulons absolument dissocier l’économie de l’énergie et des matériaux et réduire nos émissions, je ne sais pas si c’est possible. À un moment donné, vous atteindrez une limite, et je m’interroge donc sur la faisabilité d’une croissance sans fin.

Si nous admettons qu’il existe des limites à la croissance économique sur une planète elle-même limitée, la question de la répartition devient beaucoup plus importante. Lorsque le gâteau s’agrandit, tout le monde peut en avoir une part. En réalité, la personne qui vit dans la rue ne reçoit pas autant que le PDG et les gens de Davos, mais tout le monde reçoit quelque chose. C’est le point politiquement difficile où nous nous trouvons aujourd’hui.

Paolo Gentiloni : Il nous appartient de trouver une réponse positive à cette question et de montrer qu’une croissance durable est possible. Sinon, nous nous trouvons dans une situation très difficile. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir dans le cadre des politiques pour réduire nos impacts : économies d’énergie, protection de la biodiversité, conception des produits, droit à la réparation, etc. Mais nous avons encore besoin de croissance.

Si l’on regarde l’histoire, la lutte contre les inégalités s’est faite par le biais de la croissance. Qui sait ce qui l’en sera à l’avenir, mais la faible croissance de l’Union européenne au cours des 10 à 15 dernières années n’a fait qu’aggraver les inégalités.

Depuis la crise financière mondiale et la crise de la zone euro, ce sont les personnes situées au bas de l’échelle de répartition des revenus qui ont supporté le plus gros de l’effort. Il n’était pas nécessaire qu’il en soit ainsi.

Philippe Lamberts : Il s’agissait d’une décision politique. Depuis la crise financière mondiale et la crise de la zone euro, ce sont les personnes situées au bas de l’échelle de répartition des revenus qui ont supporté le plus gros de l’effort. Il n’était pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Les actionnaires des banques et les détenteurs d’obligations auraient dû supporter les pertes… Mais nous étions préoccupés par la croissance et l’économie, et en fin de compte, ils sont devenus plus riches que jamais.

Paolo Gentiloni : Je ne nie pas cette théorie, pas du tout. Mais regardez l’histoire de l’inégalité. Prenons l’exemple de la Brève histoire de l’égalité de Thomas Piketty : la tendance à l’inégalité a été considérablement réduite pendant les périodes de forte croissance. Pourrions-nous en théorie procéder différemment ? Éventuellement. Mais la nature humaine est ce qu’elle est et il est beaucoup plus facile d’œuvrer en faveur d’une croissance durable que d’essayer d’accroître la prospérité et l’égalité avec une économie en déclin.

L’Union européenne s’est engagée en faveur d’une croissance verte pour résoudre le problème du climat. Les États-Unis et la Chine font de même. La transition verte de l’Europe n’a-t-elle pas besoin d’un nouveau modèle social plutôt que d’entrer dans une nouvelle course à la compétitivité, avec toutes les pressions qu’elle fait peser sur les hommes et la planète ?

Paolo Gentiloni : Je vois le risque. Nous disons, d’accord, nous optons pour l’écologie, pour une industrie à zéro émission nette, mais nous nous empressons ensuite d’entrer en concurrence sur un horizon basé sur le même modèle, les mêmes systèmes, exploitant les mêmes vieux mécanismes. Mais si nous voulons regarder les choses de manière positive, je vois aussi un changement culturel et comportemental.

Les confinements dus au COVID ont changé notre relation avec notre travail et notre façon de travailler. Je n’ai jamais vu un tel changement dans le comportement des consommateurs, des ménages et des familles. C’est le retour aux sources de la transition écologique. De nombreuses personnes envisagent de modifier leur rapport au travail ou de se déplacer différemment dans nos villes. La conversation européenne sur le temps de travail s’est rouverte.

Si nous avançons dans la bonne direction, en maintenant la compétitivité et la durabilité, l’économie circulaire et la redistribution, nous pouvons progresser. Ce n’est pas facile en période de forte inflation, pas facile du tout. Le message de redistribution est important car nous sommes actuellement confrontés à une perte de pouvoir d’achat pour de nombreuses personnes et à des profits élevés dans certains secteurs. Telle était la logique de la contribution de solidarité au niveau de l’UE sur les bénéfices excédentaires des entreprises du secteur de l’énergie.

Philippe Lamberts : Je ne considère pas la compétitivité comme un mauvais mot. La compétitivité est essentiellement une comparaison de deux rapports : le rapport entre la valeur que vous pouvez produire et le coût et le même rapport pour quelqu’un d’autre. Nous avons tendance à limiter la compétitivité aux salaires, alors qu’il s’agit en fait de la compétitivité des coûts. L’Europe ne peut pas être un continent à moindre coût. Nous ne voulons pas être un continent à moindre coût, mais plutôt un continent à forte valeur ajoutée.

La transition verte peut être un facteur de compétitivité pour l’Europe, car nous visons un espace à haute valeur ajoutée. C’est le seul moyen de garantir un niveau de vie élevé. Nous devrions nous efforcer de créer des biens de grande valeur à faible coût en ressources et en énergie, avec des salaires et des conditions de travail élevés.

Dans de nombreux pays européens, nous observons de fortes tensions sur le marché du travail et le pouvoir de négociation devrait être en faveur des travailleurs au détriment des détenteurs de capitaux. Ils sont en concurrence pour garder les meilleurs éléments. Si les conditions de base du marché du travail garantissent déjà une répartition plus équitable de la valeur ajoutée, une partie du problème est déjà résolue et il n’est pas nécessaire que les politiques de distribution fassent la grande partie du travail.

Pendant longtemps, l’idée a prévalu que les gouvernements devaient maintenir un faible niveau d’endettement public pour conserver une croissance économique élevée. Aujourd’hui, les gouvernements s’endettent pour lutter contre les crises, investir dans la transition verte, réduire les inégalités et reconstruire leurs armées. Que signifient tous ces engagements publics pour la gouvernance macroéconomique de l’UE ?

Paolo Gentiloni : Le niveau d’endettement des pays européens a considérablement augmenté ces dernières années. Les traités de l’UE fixent comme référence un rapport dette/PIB de 60 % pour les gouvernements de l’UE. Ce n’est pas un lauréat du prix Nobel qui l’a proposé. Il s’agit de la dette moyenne des 12 pays signataires du traité de Maastricht. Aujourd’hui, la dette moyenne de ces 12 pays est de 83 %.

Cette augmentation continue de la dette n’est pas une bonne chose. Certains pays ont un niveau d’endettement excessif qui pourrait poser un problème de stabilité. Mais en même temps, nous avons par le passé interprété les règles du pacte de stabilité et de croissance d’une manière qui mettait l’accent sur la stabilité et presque rien sur la croissance. C’était une erreur à l’époque et ce serait une grave erreur aujourd’hui, compte tenu de la montagne d’investissements qui nous attend, pour la transition verte et la compétitivité. Bien sûr, ces défis requièrent principalement des investissements privés, mais les pouvoirs publics ont également un rôle à jouer. Personne ne le nie, ni aux États-Unis, ni en Chine, ni en Europe.

Les mentalités changent à Bruxelles. Est-il suffisant de changer les mentalités, sans argent ? En 2020, l’Europe a pris la grande décision de créer un programme sans précédent pour financer la reprise après la pandémie avec 800 milliards d’euros. Si nous prenons au sérieux la transition écologique, nous avons également besoin d’un engagement commun. La transition écologique représentera un effort énorme et il y aura une période pendant laquelle nous devrons faire face à de nombreux coûts sans avoir de nouvelles recettes pour les payer. Cela vaut pour l’industrie automobile comme pour la rénovation des bâtiments. Nous ne pouvons pas relever ces défis uniquement en assouplissant les règles relatives aux aides d’État et en favorisant les investissements privés, faute de quoi nous risquons d’observer trop de divergences entre les pays de l’UE.

Donc, oui, nous devrons faire face à des dettes plus élevées et nous devons éviter de commettre la même erreur qu’après la crise financière, lorsque nous avons réduit les investissements publics année après année.

Philippe Lamberts : La dette publique doit être mise en balance avec la position nette en capital des gouvernements. Si la dette correspond à de meilleures infrastructures énergétiques, à un niveau d’éducation plus élevé des populations, à la capacité de créer des biens et des services utiles, à la résilience face aux catastrophes environnementales – c’est-à-dire, en gros, à des choses solides -, tout va bien. Si vous financez des dépenses ordinaires par de la dette, vous avez un problème.

Le groupe des Verts/ALE au Parlement européen a étudié l’impact du calendrier de l’action climatique sur la viabilité des finances publiques. Il en est ressorti que plus tôt on investit, meilleure est la viabilité de la dette publique. Si vous devez dépenser 100 milliards d’euros d’argent public pour le climat, mieux vaut le faire maintenant plutôt que d’avoir à payer une facture plus importante plus tard.

N’oublions jamais qu’il existe deux moyens de financer les dépenses publiques : la dette et l’impôt. Je sais que le mot en « I » ne plaît pas à tout le monde, mais des impôts plus élevés et plus justes sont un choix démocratique à faire. Si l’on considère les règles budgétaires de l’Union européenne, nous avons besoin d’une approche intelligente de la viabilité des finances publiques. Nous devons aux contribuables de dépenser l’argent de la manière la plus efficiente et la plus efficace possible. Nous avons besoin d’arbitrage, de pression et de contrôle démocratique. Sinon, le risque est de construire des éléphants blancs de l’impact de l’action climatique sur la viabilité des finances publiques.

Le groupe des Verts/ALE au Parlement européen a étudié l’impact du calendrier de l’action climatique sur la viabilité des finances publiques. Il en est ressorti que plus tôt on investit, meilleure est la viabilité de la dette publique. Si vous devez dépenser 100 milliards d’euros d’argent public pour le climat, mieux vaut le faire maintenant plutôt que d’avoir à payer une facture plus importante plus tard.

L’économie fonctionne par cycles et, à l’heure actuelle, nous devons rattraper notre retard en termes d’investissements privés et publics. Lorsque l’on accélère les investissements, on peut s’attendre à une augmentation de la dette. Mais des investissements tels que des systèmes d’approvisionnement en eau de haute qualité et des réseaux ferroviaires sont des biens durables qui seront amortis tout au long de notre vie et de celle de nos enfants.

L’une des propositions formulées par les économistes de l’après-croissance et au-delà du PIB consiste à placer toute une série d’indicateurs de bien-être au centre de notre processus décisionnel économique. Puisque nous réformons les règles fiscales de l’UE, ne pourrions-nous pas nous intéresser autant, par exemple, à la pollution de l’air ou à la qualité des logements sociaux qu’aux deux mesures assez réductrices que sont la dette et le PIB ?

Paolo Gentiloni : Plusieurs mesures ont été prises dans ce sens, mais il faut également tenir compte du fait immuable que l’argent est de l’argent, que la dette par rapport au PIB est une dette par rapport au PIB, et que le reste est un sapin de Noël.

Depuis 12 ans, dans le cadre de sa surveillance économique, l’UE publie un Examen annuel de la croissance. Mais depuis 2020, ce document a été rebaptisé Examen annuel de la croissance durable, afin de prendre davantage en compte la dimension sociale et l’emploi et, plus récemment, les Objectifs de développement durable. Je suis tout à fait d’accord pour dire que notre analyse de la viabilité de la dette doit également prendre en compte les questions environnementales. Les banques centrales et les entreprises le font également. Entrer dans ce nouvel état d’esprit est difficile et c’est un processus. Ici, la contribution du Parlement européen à nos propositions peut être très importante, car cette nécessité y est, dans une certaine mesure, plus clairement perçue que dans les États membres.

Philippe Lamberts : Il s’agit presque d’un débat théologique, car certains considèrent que les repères de 3 % de déficit et de 60 % d’endettement sont sacrés. De nombreux modèles économiques reposent sur des hypothèses qui ignorent totalement les réalités de ce monde, à commencer par l’énergie.

Les combustibles fossiles concentrent l’énergie accumulée pendant des millions d’années. Ils sont un miracle géologique qui a créé l’illusion d’une énergie abondante et bon marché. La production d’énergie éolienne et solaire est beaucoup moins efficace que la combustion du pétrole qui jaillit du sol. Nous devons réapprendre la dure réalité du comportement de l’énergie et en tenir compte dans nos modèles.

Il en va de même pour le coût de l’inaction. La Wallonie, en Belgique, est une région dont les finances publiques ne sont vraiment pas au beau fixe. Soudain, en 2021, la Wallonie a été frappée par des inondations qui ont coûté 5 milliards d’euros, dont une grande partie sera supportée par le secteur public. Le changement climatique et ses conséquences ne peuvent donc pas être exclus de nos modèles économiques. Si l’on considère l’économie européenne dans son ensemble, nous avons besoin de nouveaux modèles capables d’anticiper et de prévenir ce type de chocs.

La conférence « Beyond Growth » est un exercice de réflexion collective. Ce que nous essayons de faire, c’est de progresser dans la réflexion sur les implications systémiques et d’essayer d’intégrer cette nouvelle complexité dans notre façon de penser l’économie et les sociétés européennes.

PHILIPPE LAMBERTS est membre du Parlement européen (Verts/ALE) et coprésident du groupe des Verts/ALE.

PAOLO GENTILONI est Commissaire européen à l’Économie depuis 2019. Il a été Premier ministre et ministre des affaires étrangères en Italie.

Une interview réalisée par JAMIE KENDRICK, rédacteur en chef du Green European Journal.

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