Carlo Caldarini et Rachid Bathoum

Espace Sémaphore asbl, Centre de psychologie et de sociologie interculturelles

www.espace-semaphore.be

Cet article, écrit pour Etopia à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, présente les principaux résultats d’une enquête qualitative que l’association Espace Sémaphore a réalisée en 2022 pour la Région wallonne sur un aspect jusqu’ici peu étudié : les effets des discriminations ethno-raciales sur la santé des personnes qui les subissent.

Dans le seul but de ne pas alourdir le texte, dans ce document les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique ; ils ont à la fois valeur d’un féminin et d’un masculin.

(CC) Alex Green

introduction

« Oui moi je dis que le racisme et l’immigration ont tué le corps de mes parents, ont détruit mon père, c’est aussi le corps, les corps, oh oui bien sûr… » (Témoignage de Solange, 27 avril 2022)

« Le racisme est considéré comme une situation qui correspond aux personnes qui sont sans moyens en fait. C’est très rare qu’un riche subisse du racisme, c’est très rare. Et quand ça arrive, on lui présente des excuses » (Témoignage de Bian, 16 février 2022)

Trop souvent, lorsqu’on parle de discriminations raciales, ceux qui s’expriment ne sont pas ceux qui les subissent, alors qu’au contraire, leur parole est cruciale si nous voulons comprendre comment les migrants et leurs descendants vivent les effets cumulés des discriminations invisibilisées et quelles en sont les conséquences.

Pour ce faire, nous avons recueilli les récits de 13 personnes racisées provenant d’Algérie, Bénin, Congo, Maroc, Rwanda, Togo et Turquie. Après une première analyse des résultats, des retours importants ont été fournis par les témoins eux-mêmes, ainsi que par un autre groupe de 15 personnes, principalement des primo-arrivants. Les pages suivantes prennent donc en compte les réflexions qui ont émergé de l’ensemble de ces témoignages.

Parmi les témoignages recueillis, on ne recense aucune histoire frappante d’annonces de location « Pas de Noirs », pas d’appels à « jeter les migrants à la mer », pas de demandeurs d’asile battus parce que les résidents locaux étaient contre un centre d’accueil, pas de croix gammées pulvérisées sur le pas de la porte de qui que ce soit, pas de bain de sang. Aucun fait, en bref, digne de faire la une dans la presse nationale, et encore moins de comparaître devant les tribunaux.

Ce qui émerge, en revanche, comme nous le verrons à travers la parole de nos témoins, c’est un sentiment généralisé, quotidien, ordinaire et résigné de petits actes d’intolérance, de mépris, de dédain, d’injustice en un mot : « Les gens qui vivent des choses extrêmes, comme ça, comme la violence policière, sont rares », raconte l’un de nos témoins, « ce que nous vivons, ce qui nous détruit, on n’en voit que les effets, mais c’est des petites choses, subtiles… ».

Reprenant les paroles d’un autre témoin, « on ne peut pas se dire que quand tu es à l’école ça va, ce n’est que quand tu es dans la rue, ou que quand je suis dans la rue ça va, ce n’est que quand je suis dans le bus…, c’est partout et tout le temps… ». Des micro-agressions ordinaires se produisent plus ou moins quotidiennement, ici et là et un peu partout : dans la rue, au supermarché, dans les lieux publics, et ainsi de suite. Et ce qui rend ces micro-agressions encore plus funestes, c’est qu’elles se produisent même, ou peut-être surtout, dans des milieux qui se consacrent plus que d’autres à la « socialisation », c’est-à-dire à l’école, au travail, en formation…

Il peut s’agir, le plus souvent, d’insinuations qui semblent anodines, comme l’enseignant qui change d’attitude envers l’un de ses étudiants lorsqu’il apprend que le nom du garçon a une consonance « arabe », ou le formateur qui fait continuellement des insinuations apparemment innocentes sur les origines de certains élèves. Ou dans d’autres cas bien plus concrets et matériels, la relégation d’un travailleur à des tâches moins visibles en raison de la couleur de sa peau. Ou, plus souvent encore, les deux combinés, la blague faussement bonne et l’acte de ségrégation qui en découle.

Dans la première partie de cet article, les paroles de nos témoins révèlent, chacun à sa manière et avec des histoires différentes, que le racisme vécu au quotidien conduit à une mauvaise santé générale, au risque de préjudices physiques et somatiques, au suicide, à la dépression, à l’anxiété, à la colère, aux inquiétudes et aux maladies mentales. Nous verrons comment cela affecte les environnements familiaux, et comment cela se transmet de génération en génération.

Dans la deuxième partie, nous mettrons en évidence les postures et les stratégies, plus ou moins conscientes, que les personnes qui subissent systématiquement la discrimination raciale en viennent à construire, afin de se protéger et de protéger leurs proches. Nous verrons, à cet égard, qu’il n’est pas facile de mettre des mots sur les effets néfastes de la discrimination ethno-raciale sur la santé psychologique, médicale et sociale. Et comment ce mutisme forcé, cette impossibilité de mettre des mots sur la souffrance, affecte, de manière clairement négative, les niveaux de bonheur, de satisfaction dans la vie et d’estime de soi.

En guise de conclusion, nous exposons deux thèses principales. La première est que l’inclusion est une responsabilité de la société d’accueil, encore plus que des immigrants et de leurs descendants. La deuxième est que l’implication systématique et le plus en amont possible des immigrés et de leurs descendants dans l’élaboration des projets qui concernent la santé est primordiale. Il s’agit également de soutenir davantage l’action des institutions, grandes ou petites, qui effectuent un travail socio-éducatif important.

Dans le rapport de recherche transmis à la Région wallonne, nous proposons différentes mesures et actions, en fonction du public, du domaine et du contexte. Comme nous ne pouvons pas les résumer dans cet espace, les lecteurs sont invités à les découvrir en cliquant sur le lien suivant :

Rachid Bathoum et Carlo Caldarini, Les dégâts des discriminations ethno-raciales sur la santé. Enquête qualitative, Rapport pour la Région wallonne, Espace Sémaphore asbl, décembre 2022, pp. 105

Souffrances et dignités dans les parcours migratoires

« Oui, on vit en Europe, mais le train est en marche avant nous… il faut déjà qu’on arrive à rentrer dans le dernier wagon avant de prétendre… » (Témoignage de Carlos, 25 avril 2022)

Comme nous le verrons dans les pages suivantes, les causes et les effets des discriminations s’entremêlent, s’entrechoquent et se noient l’un dans l’autre. Il nous est donc difficile de distinguer les micro-agressions qui se manifestent, par exemple, à l’école ou pendant une formation, de celles qui se produisent pendant la recherche d’un logement ou sur le lieu de travail.

De même, il n’est pas toujours simple de dissocier les effets psychologiques de ceux qui relèvent du médical ou du social. Certains termes, utilisés par les témoins (fatigue, dépression, isolement, sous-estime de soi…) renvoient aux deux dimensions de manière globale, sans les séparer. Parfois, quelques mots suffisent pour exprimer un sentiment d’épuisement, qui est forcément un ensemble psychologique et physique : « oui, une fatigue, à un certain moment, c’était lourd, lourd, lourd à porter… c’était très très lourd… ».

Cependant, un effort de conceptualisation devait être fait, sinon nous n’aurions pas pu saisir les différents phénomènes liés aux effets de la discrimination ethno-raciale. Nous avons donc classé, intégré et mis en relation les thèmes et les situations mentionnés par les témoins, sachant toutefois qu’il ne s’agit pas de catégories fermées et isolées, au contraire. L’objectif est purement et simplement de faire ressortir les différentes catégories thématiques et les liens entre elles, dans un cadre conceptuel unique.

C’est l’une des raisons pour lesquelles, afin de donner un titre à chaque catégorie analytique, nous utilisons au sens figuré des phrases symboliques prononcées par nos témoins.

Je suis rwandais, mais je suis né en Éthiopie

L’importance des origines

Les origines de nos témoins couvrent un spectre assez large, comme c’était l’objectif du projet. Nous avons en effet rencontré et écouté des personnes du Maghreb, de Turquie et d’Afrique sub-saharienne.

Certains d’entre eux sont des migrants au sens strict, c’est-à-dire des personnes qui ont quitté leur pays natal et se sont installées en Belgique principalement pour des raisons économiques. Ou bien ils sont descendants de migrants, c’est-à-dire qu’ils sont nés en Belgique de parents qui, eux, ont connu la migration. L’histoire familiale de ces personnes est ancrée dans leurs expériences individuelles et dans leurs choix de vie, ce qui rend le pays d’origine, le choix de migrer fait par leurs ancêtres, inséparable de leur statut actuel, qui a la qualité paradoxale d’être le statut des migrants qui n’ont jamais vraiment migré :

  • Je suis d’origine marocaine, je suis venu ici par le biais de mes deux grands-pères, qui étaient tous les deux mineurs et donc ils sont arrivés dans les années 50-60… il me semble.
  • Mes deux parents sont d’origine turque, mon père est arrivé en Belgique dans sa jeunesse, mais je ne sais pas dire quel âge, il était jeune, en tout cas. Ma mère est venue après leur mariage, donc lui est parti en Turquie, il s’est marié avec ma mère et ma mère est venue ici…
  • Moi, je viens du Togo… mon père a travaillé en France, dans les années 1980. Il a étudié, il a travaillé dans l’électronique, puis il a travaillé dans les routes et les ponts, les grands travaux en fait…

La raison pour laquelle nous abordons les résultats de notre enquête à partir des origines de nos témoins est qu’aucun discours sur l’immigration ne peut avoir de sens s’il ne part pas de l’émigration. Le phénomène de la migration est une expérience continue et totale, qui est également générée par le vécu familial.

Écouter les histoires familiales, prendre en compte les origines, c’est aussi une façon de souligner que chaque situation présente contient un certain passé, et préfigure aussi un certain avenir. Il ne s’agit pas de chercher de manière déterministe les causes d’un malaise actuel dans le passé ou d’en trouver les conséquences dans le futur, mais de prendre en compte le fait que chaque situation, vécue et pensée par un acteur, a une profondeur temporelle qui contribue à lui donner du sens. Tout comme la perspective spatiale donne un certain sens à une image, la perspective temporelle aide à donner du sens aux expériences, comportements et situations rencontrés par les individus, ainsi que par les groupes sociaux. [1]

En ce qui concerne plus spécifiquement les discriminations ethno-raciales, montrer la dimension temporelle de ces expériences signifie aussi se demander comment les gens vivent dans des situations où le passé est déjà complexe et pour le moins douloureux, le présent est marqué par l’instabilité et la fragilité, et l’avenir par l’incertitude. Et si l’on commence par parler des origines et de l’arrivée, on ne peut que constater que des mots comme « intégration », « primo-arrivants », ce sont des concepts et des dispositifs qui appartiennent entièrement à la « société d’accueil » et qui n’ont aucun sens si l’on ne nomme pas ce qui se passe avant, c’est-à-dire le processus qui conduit à la décision, ou à la contrainte, d’émigrer de son propre pays.

Comme le dit Abdelmalek Sayad, il est impossible de faire une sociologie de l’immigration sans au moins esquisser en même temps une sociologie de l’émigration. Si ces deux dimensions du même phénomène sont distinctes, c’est uniquement parce que les compétences, les intérêts et les enjeux entre les acteurs politiques sont dissymétriques et distincts : l’émigration d’une part, puisqu’il existe des pays, des sociétés, des économies et des politiques d’émigration ailleurs ; et l’immigration d’autre part, puisqu’il existe des pays, des sociétés, des économies et des politiques d’immigration ici.[2]

Ils m’ont dit : Monsieur, c’est comme ça, vous êtes un demandeur d’asile

La problématique de l’accueil

En effet, l’histoire personnelle d’un migrant ne commence pas le jour où il pose le pied en Occident. Cependant, ce jour, cette phase de la vie, que nos sociétés définissent comme la phase de l’accueil, et comme étant le début du « processus d’intégration », est une page sur laquelle un nouveau chapitre s’écrit. Il ne s’agit pas d’une page blanche, que ce soit clair, car beaucoup de choses y ont déjà été écrites par la société et les institutions du pays d’accueil, ainsi que par tous les autres migrants, précédemment arrivés, chacun avec sa propre langue et son propre alphabet. C’est aussi une page déjà formatée, où les marges et les lignes à ne pas franchir sont déjà établies, seulement elles sont difficiles à décrypter.

Pour certains, en dépit des difficultés et de la désorientation, l’organisation, les institutions et la structure de la procédure d’arrivée et d’accueil ont un effet somme toute positif, rassurant, stabilisant, motivant :

  • Au début, avec le CPAS, tu es quand même bien reçu, les gens sont accueillants, parce que les CPAS s’occupent des gens, c’est bien… maintenant, quand tu sors, c’est un peu différent, c’est normal, les gens te regardent d’une façon…
  • La Belgique est un pays qui sait vraiment comment accueillir les gens, c’est vraiment un pays accueillant, comme je n’en ai jamais vu dans le monde…
  • Quand je suis arrivé, oui il y avait un suivi, des assistants sociaux et tout et tout… j’ai compris qu’il y avait la convivialité, que c’est un pays d’accueil… Donc moi ça m’a fait du bien…

Mais pour beaucoup d’autres, ce premier impact est difficile, frustrant, humiliant, dramatique même :

  • Ils m’ont dit, Monsieur, c’est comme ça, vous êtes un demandeur d’asile, avec le temps vous irez bien… C’était un peu difficile, mais comme on dit chez nous, quand le rythme change, les pas de danse changent aussi…
  • Ce qui transparaît de la souffrance exprimée par ma mère, ce sont les refus… le nombre de fois où l’on introduit une demande et où l’on se heurte à un refus…
  • Les papiers administratifs, en Belgique c’est super important et tous ces trucs-là sont remplis d’enjeux et pour ma mère, y aller, c’était une véritable violence, ça demandait de la préparation…

La façon dont le processus d’inclusion, ou d’intégration comme on l’appelle dans le langage institutionnel, se déroule ensuite reflète en conséquence la façon dont les personnes se sont senties accueillies, acceptées ou rejetées à leur arrivée en Belgique. Nous pouvons déjà entrevoir ici certaines des souffrances et certaines des stratégies mises en place pour s’en protéger, sur lesquelles nous reviendrons plus en détail dans les pages suivantes :

  • Au début, j’ai remarqué que les gens étaient encore un peu fermés, mais ensuite la situation a un peu changé, car il y a beaucoup d’asbl sur le terrain qui font des choses d’intégration…
  • Si tu viens en Belgique, tu sais que tu parles français, fais des efforts pour parler néerlandais, tu mets la chance de ton côté… ce n’est pas en mettant la chance de ton côté qu’on va te dire, Tiens prends ! Mais au moins tu remplis ta part du contrat…
  • On fait profil bas, enfin on… à ce moment-là on fait profil bas parce qu’on vient de l’étranger, on est étranger ici, on va essayer de s’intégrer, on va… faut pas… comment je vais dire… chercher les problèmes…

On est des étrangers ici et on est des étrangers au pays

Se sentir belge sans être belge

Parler de ses origines, et donc de son émigration d’une part, et de son immigration d’autre part, amène pratiquement tous nos témoins à faire des comparaisons, à un moment donné, entre la société et le mode de vie en Belgique et ceux de leurs pays d’origine.

Il en résulte, de manière presque automatique et naturelle, une crispation typique de toutes les diasporas, qui est celle du désir de maintenir une identité et une mémoire collective liées au pays, tout en ayant conscience d’appartenir à plusieurs lieux à la fois, ou peut-être à aucun endroit du tout, de vivre perpétuellement « à cheval entre un ici et un ailleurs »[3]. D’être, en somme, des étrangers aussi bien en Belgique que dans son pays d’origine :

  • Moi je dis toujours, en Belgique des fois on n’est pas considérés comme des Belges parce qu’on est d’origine turque, mais quand on va en Turquie, c’est pareil on n’est pas considérés comme des Turques… Donc, finalement, on n’appartient ni à l’un ni à l’autre…
  • Tu as beau avoir tes papiers… moi je dis toujours, on a les papiers belges, oui, on est né ici, oui, mais on n’a pas la peau belge…

Je porte le bagage traumatique de cette histoire

Le traumatisme de l’exil

Un élément qui ressort fort des témoignages recueillis, et qui bien que connu est souvent ignoré, oublié ou sous-estimé, est que la plupart des migrants, lorsqu’ils arrivent dans leur pays d’accueil, portent déjà leur lourd fardeau de souffrance et de traumatisme. Partir, abandonner son « chez soi », si c’est un choix de force et de courage, est avant tout un traumatisme, une rupture, un détachement, parfois très violent. Ceux pour qui l’exil n’est pas la fuite d’une guerre, d’une persécution, d’un génocide, sont assez souvent des personnes qui ont fui d’autres discriminations, religieuses, politiques, sexuelles, culturelles… ou la misère tout court.

Cette souffrance, ce traumatisme, se reproduit et persiste, sous diverses formes, même dans les générations suivantes, chez les descendants de ceux qui sont exilés [4] :

  • Les enfants ne comprennent pas pourquoi il y a une différence de traitement, ils nous reprochent, pourquoi vous nous avez amenés dans un pays qui ne va pas nous aimer, vous auriez dû rester chez vous et vous battre… 
  • J’ai un grand frère et une grande sœur qui, eux, ont vraiment vécu le génocide à proprement parler, et je peux vous dire que je porte le bagage traumatique de cette histoire…
  • J’espérais toujours, pendant ce temps-là, de pouvoir rentrer chez moi et quand la guerre a éclaté je me suis dit, ce n’est pas possible, ils sont en train de nous fusiller… 
  • J’ai essayé de retracer la généalogie de cette peur et je pense qu’elle découle directement de mes parents, le fait comme je disais, de ce vécu de précarité avec les fractures qu’il provoque

Le racisme et l’immigration ont tué le corps de mes parents

Les souffrances familiales

Il est difficile de distinguer, dans les témoignages, les effets sur la santé, qu’ils soient physiques ou psychologiques, qui touchent directement les personnes qui parlent, de ceux qui ont touché leurs parents et grands-parents, ou qui pourraient toucher leurs enfants.

Le fait est que, dans les récits d’exilés, le malaise des autres membres de la famille, qu’il s’agisse d’ascendants ou de descendants, finit souvent par être intégré, incorporé, même physiquement et psychologiquement, à sa propre expérience et donc à son propre malaise, comme le révèlent avec force les témoins qui parviennent à parler ouvertement de ce type de souffrance :

  • Donc moi, tous mes kilos, c’est en lien avec l’immigration et le racisme… et la pauvreté… moi je le relie à ça en tout cas. Et mon père aussi, il n’est pas gros gros, mais il a quand même un ventre de papa, en plus l’alcoolisme et tout ça…
  • La chute sociale, je pense que ça a vraiment détruit mon père. Déjà le déracinement, quand je regarde mon père, j’ai l’impression qu’il n’a pas vécu avant la Belgique…

 

Ne pas s’asseoir sur le même banc que l’autre

Les discriminations à l’école

Si les racines de bien des souffrances se trouvent déjà dans les histoires familiales et d’exil, les salles des écoles et des centres de formation sont l’un des premiers terrains où les personnes d’origine étrangère sont appelées à se confronter aux discriminations.

Une fois encore, la souffrance vécue à l’école est avant tout celle des membres de leur propre famille, qui ont vécu cette expérience avant eux :

  • En fait mon papa est très blanc de peau et il a les yeux brun clair, donc avant que l’on connaisse son nom, on croit qu’il est italien ou espagnol et donc au début on le traitait bien, entre guillemets… mais par la suite, quand ils ont appris qu’il s’appelait A. H. A., et bien, là ça changeait d’un coup…
  • Moi j’ai fait mes études, j’ai été très bien intégré, j’ai eu mon diplôme du supérieur… par contre mon frère et ma sœur ont eu plus de mal, car ils étaient un peu plus grands…

Plus nombreux, ou peut-être simplement plus loquaces, sont ceux qui ont témoigné de situations douloureuses, ou du moins frustrantes, blessantes, vécues personnellement :

  • Il y a une certaine peur, il y avait une certaine peur à l’approche. Ne pas s’asseoir sur le même banc que l’autre parce qu’il est différent, parce qu’il a un accent … sa couleur de cheveux…
  • Les profs… c’étaient exclusivement des profs blancs, qui venaient avec certains récits… Je me rappelle de la prof de français, elle disait, écoutez, moi quand je suis avec mes collègues ou mes amis et que je dis que j’enseigne dans cette école, les gens s’inquiètent pour moi… J’ai évolué avec ces récits-là en secondaire…
  • J’ai fait une statistique dans ma propre classe, pour voir combien d’étudiants noirs avaient réussi leurs études, et on tombait vers un 2 pour cent quoi, et j’avais inclus les personnes métisses…
  • Une fois à l’école, un éducateur, parce que je n’avais pas mes papiers en règle, m’a fait une remarque : l’un d’entre vous est déjà retourné dans son pays et bientôt vous aussi… À cette époque, j’avais 14-15 ans, alors ça m’a marqué, je ne l’oublierai pas, ça m’a fait mal…

Pour ceux qui ont des enfants en âge d’être scolarisés, la douleur et la frustration résident dans le fait de voir que, déjà à l’école, leurs enfants doivent toucher du doigt le fait qu’ils n’ont pas, et n’auront pas, les mêmes opportunités que les autres enfants. Les Blancs, en somme :

  • Mon fils a 6 ans, il est venu me dire, Papa, papa, mes copains ont dit, de toute façon, tu es le seul qui n’est pas blanc parmi nous… à 6 ans, déjà…
  • Mais mon enfant qui a 15 ans aujourd’hui, si depuis l’école maternelle on lui a fait comprendre qu’il vaut moins qu’un autre, sur quoi il peut se construire ?
  • J’arrive avec une fille de 9 ans qui ne connaît pas la langue et qui n’était pas scolarisée… donc elle a été installée au fond de la classe, on a fait comme si elle n’existait pas… on attendait qu’elle grandisse et qu’elle ait 12 ans et qu’on l’envoie dans la scolarité professionnelle…

Quand je rentrais à la maison, je me sentais mal

Les discriminations sur les lieux de travail

C’est sur le lieu de travail que se produit la plus forte concentration de discriminations. Heureusement, ce n’est pas le cas de tous, certains parlent de leurs premières expériences professionnelles en Belgique en termes positifs, ou du moins pas trop frustrants. Mais en fin de compte, tous les témoins, sans exception, évoquent à un moment ou à un autre les aspects les plus rudes des environnements de travail, de ces environnements, surtout, où les travailleurs étrangers, les « Noirs », sont plus facilement ghettoïsés pour diverses raisons :

  • Dans les mains des noirs, on confie les malades, dans les mains des noirs, on met les personnes âgées, dans les mains des noirs, on met des outils, des matériaux, dans les mains des noirs, on y met les morts, mais ce qui est sacré les noirs n’y touchent pas…

 

Un travail permet de s’intégrer 

Certains, une minorité, il faut le dire, évoquent le versant positif de leurs premières expériences professionnelles en Belgique, vécues comme un début d’entrée dans la société plus égalitaire en termes de dignité, sinon en termes de reconnaissance économique :

  • Clairement, avoir un travail c’est quelque chose qui permet vraiment de s’intégrer, d’être… de se sentir déjà respecté et évidemment le regard était différent parce que …
  • Ce travail m’a permis, dans le privé, de faire avancer mes autres projets qui étaient bien de pouvoir me marier, d’avoir des enfants…
  • J’étais presque quelqu’un qui a eu de la chance on va dire. Parce qu’au bout de deux ans avec un titre de séjour provisoire, c’est-à-dire un titre de séjour qu’on prolonge tous les mois, obtenir un CDI c’était très rare…

 

Ne pas avoir droit de parole

Une première catégorie de micro-agressions qui se manifeste souvent sur le lieu de travail, et qui est vraiment peu visible ou audible, consiste à ne pas avoir le droit à la parole :

  • Quand vous êtes tous assis autour d’une table, et qu’on ne vous approche pas… Les personnes qui m’approchaient étaient presque toutes de la même origine que moi… et très souvent isolées elles aussi…
  • Il fallait se battre pour prendre la parole, pour participer à tel ou tel métier ou à telle ou telle activité, voilà…
  • Et donner son avis sur un cas ou une situation et les gens n’en tiennent pas compte bien entendu. Et les mêmes suggestions, quand ça vient d’une autre personne, bien sûr on prend ça en compte…

 

Les discriminations déguisées 

Il y a ensuite d’autres formes de discrimination qui, pour être également peu visibles, sont dissimulées derrière des justifications de façade :

  • On te dit, ce n’est pas contre toi, mais nous allons engager quelqu’un d’autre comme chef, mais en fait c’est toi le chef, mais tu dois rester derrière. Tu verras, cela attirera mieux les clients… 
  • Quand on est à deux par exemple à la réception… certains clients vont choisir ma collègue belge…
  • Mon employeur me dit, je ne peux pas te mettre au comptoir pour servir les gens parce que comme tu es noire, ma clientèle va fuir, mais je vais t’engager à mi-temps pour travailler en laboratoire où on ne te voit pas, de toute façon tu as beaucoup de compétences…

 

Le plafond de verre 

Plusieurs témoins ont été ensuite victimes de ce qu’on appelle le « plafond de verre », terme qui fait référence au fait que dans une structure hiérarchique, les postes les plus convoités, tant en termes de salaire que de responsabilité, ne sont pas accessibles à certaines catégories de personnes. Ce plafond de verre est une barrière d’autant plus forte qu’elle n’est ni visible ni clairement identifiée. Elle est principalement due à la catégorisation des individus, en fonction du sexe, de la classe sociale, de la couleur de la peau, de l’origine, etc.

Pour certains de nos témoins, le fait d’être une femme, étrangère et noire, rend le plafond de verre particulièrement épais :

  • Oui le plafond de verre oui, à tous les niveaux et dans l’hôtellerie en général il y a un plafond de verre…
  • Cette forme de racisme un peu déguisé qui fait qu’au final des collègues qui sont moins expérimentés que vous passent devant vous…
  • Pour mon entretien d’embauche, je suis arrivée et je suis allée au secrétariat en disant que je devais voir le directeur. Et là, la secrétaire me dit : non, ce n’est pas possible, et elle m’envoie vers l’accueil de la formation en alphabétisation… car selon eux, étant une femme noire, j’étais venue pour l’alphabétisation et il n’y avait aucune raison de voir le directeur…

 

Violences verbales

Nous avons également recueilli des témoignages concernant de véritables agressions. Il s’agit généralement de violences verbales, d’expressions offensantes et dénigrantes sur les origines des personnes et la couleur de leur peau en particulier, accompagnées également de comportements illégaux de la part de la hiérarchie :

  • Un collègue… il va voir une personne qui ramasse les poubelles dehors et il me dit, en fait, ta place est là, là dehors…
  • C’était un contrat déclaré, donc il me faisait travailler 4 h en noir et 4 h déclarées… Bref il m’a traité de tout genre, c’était la seule personne qui m’a traité comme un noir, il parlait toujours de la peau noire, des africains et tout et tout…
  • Et il y avait un endroit où on mettait les manteaux, des collègues m’ont dit Non, non, non, tu ne peux pas, tu ne mets pas ton manteau là, tu mets ton manteau sur ta chaise. J’ai demandé, mais pourquoi je ne peux pas ? Ils m’ont dit Non, non, non, les noirs, ils ont des odeurs… 

 

La réaction

Si dans certains cas, comme nous l’avons vu, les victimes finissent, par mansuétude, résignation ou désespoir, par vivre avec ces formes d’agression, dans quelques autres cas, les personnes qui subissent ce type d’attaques se soustraient au rôle de victimes désignées et réagissent pour se défendre, avec les moyens que la législation sociale met à leur disposition :

  • Je dois avouer qu’un jour j’ai eu un trop plein par rapport à ce qu’il faisait et disait et j’ai dit écoute, si ça continue comme ça, moi je vais en parler au directeur, que je commence à en avoir assez que tu fasses toujours allusion à mes origines, à comment je suis, etc. donc ça commence vraiment à… 
  • J’appelle mon syndicat, et le syndicat me dit Écoute… s’il vous a traité de noir, s’il vous a traité de nègre… il faut porter plainte. C’est comme ça que j’ai porté plainte et j’ai même abandonné le travail, je suis parti comme ça…
  • Je parlais à mon délégué syndical, je parlais, et mon patron disait, tu vois, les Africains, les Africains… J’ai dit Les Africains quoi ? C’est parce que j’ai la peau noire que tu m’appelles Africain… mais qu’est-ce que les Africains ont fait de mal ? Arrête de me traiter comme ça parce que les Africains n’ont rien fait… Alors quand j’ai dit ça, il a commencé à nier, à s’éloigner comme s’il n’avait rien dit… mais malheureusement pour lui, je l’avais enregistré…

Dans tous les cas, quelle que soit la réponse, de résignation ou de réaction, ces événements laissent une trace dans l’expérience des victimes, ils constituent une atteinte à leur estime de soi, une frustration douloureuse, bref, un malaise physique et psychologique à la fois, comme le montre l’un des témoignages recueillis :

  • Tout ce que j’ai vécu quand j’ai travaillé avec la dame qui était raciste, j’ai eu des remords, j’avais des problèmes tout le temps, je pensais toujours…. Devrais-je retourner d’où je viens ou continuer avec elle ? Mais quand je travaillais là-bas, je rentrais à la maison, je me sentais mal, je me sentais hors de moi… J’étais hors de moi…

On te dit c’est déjà loué

Les discriminations dans l’accès au logement

« Ayant trouvé un emploi, nous allons enfin trouver un logement ». Cette phrase, à l’apparence banale, et si évidente pour beaucoup d’entre nous, révèle au contraire l’une des plus grandes contradictions de nos sociétés.

Si avoir un salaire suffisamment stable, c’est-à-dire être en mesure de payer son loyer régulièrement, est déjà une condition difficile pour beaucoup d’accéder à un logement, d’autres critères « filtres » entrent en jeu sur le marché du logement : il faut avoir un nom qui ne sonne pas trop exotique, un certain accent, une certaine couleur de peau… :

  • C’est là que les problèmes ont commencé, quand tu quittes le centre d’accueil, pour louer, c’est un problème, quand tu appelles et que le monsieur entend ton accent, il dit, C’est déjà loué, pourtant ça ne l’est pas… ce n’était pas évident hein…
  • Je téléphone pour un truc à louer, on me dit que c’est déjà loué. Mais vous repassez trois mois après, c’est encore là…
  • Il y avait un truc à louer près de chez moi, je téléphone et le monsieur me dit, Ah oui, c’est un bel appartement… il est là, en train de décrire l’appartement, et après il me dit qu’il va le louer à un ami… et finalement, il m’a dit, je vous rappelle, et il n’a jamais appelé…

Mon problème a commencé quand j’ai mis mon voile

La dimension intersectionnelle

Nous utilisons le concept « intersectionnalité », malgré les polémiques qu’il soulève, comme approche qui offre un prisme de compréhension et d’analyse des enjeux qui traversent différents champs sociaux et qui « fabriquent » la femme voilée. Bien que l’expérience soit synonyme d’anéantissement personnel, loin d’être des « victimes », les témoignages nous permettent de mieux saisir les capacités de la femme voilée à déjouer les pratiques systémiques d’assujettissement et de servitude[5].

La femme voilée est censée être invisible, elle est associée au voile qui dérange et donc qui doit disparaître comme les corps qui le portent. Elle est considérée comme inexistante, insignifiante et en même temps elle fait dire et agir à travers le voile. En plus d’être migrante, femme, musulmane et issue de la classe ouvrière, le voile accentue les mécanismes du rejet par l’Autre. Il renforce le stigmate (au sens de Goffman)[6] et rappelle aux femmes voilées qu’elles ne sont pas dans la normalité et qu’elles ne sont pas admises dans les espaces publics.

Le stigmate crée le comportement[7]. Elles peuvent être traitées différemment par n’importe qui, n’importe où et n’importe quand. Tout le monde peut les rappeler à l’ordre, au respect de ce qui est perçu comme une norme qui peut se résumer par : « Enlevez votre voile que je ne saurais voir. Vous n’êtes pas chez vous ». Elles doivent, pour exister, se contenter d’être ce qu’elles sont dans leur espace privé. Cette construction sociale qu’est le voile légitime les hiérarchies et les modes de domination des femmes voilées.

  • On a fait une excursion à Strasbourg de quelques jours, donc là forcément dans la rue je mettais le voile. Je sais que ça a choqué les professeurs et sur les photos, une amie qui était voilée aussi qui était avec moi en classe, bien on n’était jamais dans les photos que le directeur prenait…
  • J’ai eu une bonne scolarité, moi, je n’ai pas eu de problème à l’école… mon problème, il a commencé quand j’ai mis ça, quand j’ai mis mon voile…
  • Parce qu’avant je travaillais comme surveillante d’enfants, et on était deux femmes voilées… et une des mamans dit à l’institutrice : « moi je ne veux pas que cette dame-là garde mon enfant… »

Et si c’était un caucasien agressé par trois noirs ?

Agressions physiques et rapport à la violence

Ceux qui s’attendaient à ce que des faits flagrants de racisme violent ressortent de cette enquête risquent d’être déçus.

Ce qui émerge au contraire, c’est un flux presque continu d’actes mesquins d’intolérance, d’insultes, de mépris, toujours destinés à rabaisser la personne qui les subit, à la dévaloriser dans son histoire, dans son être et dans son apparence. Des micro-agressions, comme nous l’avons déjà dit :

  • On te dit, chez vous, comment fait l’avion pour atterrir si vous vivez dans des arbres ? Je lui ai dit gentiment, et votre ambassadeur, il fait comment lui pour atterrir ? il habite sur le plus grand arbre alors … ?
  • Il y avait un formateur qui donnait le cours de néerlandais, qui, dès le départ, insinuait que généralement les personnes d’origine nord-africaine avaient du mal à parler néerlandais. Il disait, oui, tu vois, ce son-là, vous, vous ne saviez pas le faire… 
  • Je suis dans la rue ici, je vois un garçon qui passe, il me dit, Mamadou, pourquoi tu me regardes ? Je ne peux pas le regarder… un petit de 12 ans hein, il était avec son prof, ils étaient une dizaine… il me dit, Mamadou, retourne-toi hein. Mais, ce petit, c’est ce qu’on lui apprend à la maison ?…

Seulement, dans quelques cas, nous avons pu recueillir des témoignages de véritables agressions physiques :

  • J’étais en pleine rue, je passais comme ça, et je me suis fait agresser, personne ne s’est arrêté… Agressé physiquement, avec des coups de pied, je suis allé à l’hôpital… Je pleurais tellement j’étais ému. Et je me suis dit, si c’était un caucasien agressé par trois noirs ?…
  • Une fois il y a des gosses qui m’embêtaient et ils m’avaient frappé… je l’avais dit à mon père, une fois, deux fois, trois fois et puis une fois mon père… il s’est énervé… et il est venu, le tournevis était dans sa main puisqu’il était en train de dévisser… ils n’arrêtaient pas de m’insulter « retourne dans ton pays, etc. » et mon père s’était battu avec eux. Ça, je m’en souviens, je m’en rappellerai tout le temps, tout le temps, il m’a défendu…

Malgré cela, il n’est pas rare que nos témoins aient une certaine familiarité avec la police. Mais pas en tant que victimes d’une agression, plutôt en tant que suspects idéaux, victimes de préjugés :

  • Quand vous voyez la police qui est à 400 ou 500 mètres et qui fonce avec des sirènes pour juste venir vous demander vos papiers, alors que vous êtes tout simplement en train de marcher dans la rue, je dis que c’est par rapport à ma couleur de peau tout simplement, mais quelles preuves j’ai pour avancer et qui soient reconnues ? Pour moi c’est du racisme pur et dur tout simplement…
  • J’ai rencontré une fille qui venait chez moi… un jour, le matin, il y a trois policiers des stups qui rentrent chez moi… bon ils ont perquisitionné pendant 2 heures, ils ont fouillé le sucre, le café et tout tout tout… ils ont tout retourné et après qu’est-ce qu’ils m’ont dit, la maman, de la fille qui avait 29 ans, est venue porter plainte comme quoi sa fille sort avec un noir qui va l’amener faire la prostitution à Paris et qui fume des joints… Moi, je ne fume pas, même la cigarette je ne la fume pas… mais les policiers m’ont dit, On est désolé monsieur, nous on doit faire notre boulot…
  • Quand les policiers venaient, j’étais un peu le leader, donc franchement c’est moi qui ouvrais ma gueule et je connaissais les lois aussi, donc ça, ça irritait les policiers… et puis on contrôle ci, on contrôle ça et puis moi je leur répondais, je n’avais pas peur, plusieurs fois j’ai été auditionné… pour violence verbale, pour bousculade envers les policiers … plusieurs fois … et puis euh à un certain moment on en avait tellement marre que quand ils venaient on était sur nos gardes, on n’avait pas peur, on leur disait on a pas peur de vous…

Comment, alors, surmonter cela ? Un motif qui revient régulièrement dans nos entretiens est que, pour se protéger, chacun élabore ses propres « stratégies », un sujet que nous aborderons dans les pages suivantes.

Postures et stratégies d’auto-protection

 

« Parce que quand tu es choqué, tu prends sur toi, tu pardonnes, mais tu n’oublies pas donc, tu es en train d’accumuler, d’accumuler… un jour, on va dire quelque chose qui sera plus grave, et ça va exploser et on ne souhaite pas que ça arrive parce que… » (Témoignage de Boubakar, 20 mai 2022)

 

Mettre en mots, de manière nette et concrète, les dégâts que les discriminations ethno-raciales produisent sur la santé psychique, médicale et sociale n’est pas facile. En fait, un aspect qui nous a particulièrement interpellés, lors des rencontres avec nos témoins, ce sont ces mécanismes d’auto-protection, que nous avons qualifiés de « postures stratégiques », consistant à minimiser, à passer sous silence, voire à banaliser les incidents dont ils ont été victimes ou témoins. Ces mécanismes d’auto-protection se constituent en éléments structurants de la narration et de la personnalité de chacun. À tel point que, lorsque nous posons nos questions, visant à faire ressortir « les dégâts de la discrimination raciale », nos interlocuteurs, au lieu de nous parler de la discrimination en soi et  de ses effets, répondent, presque  systématiquement,  en exposant les   « stratégies » qu’ils ont élaborées pour « se sauver », et pour protéger leurs proches, c’est-à-dire les comportements et attitudes routiniers, grâce auxquels ils pouvaient se dire, in fine, « le racisme, oui cela existe, mais moi, je me suis tiré d’affaire… » .

L’analyse des entretiens fait ressortir plusieurs postures stratégiques. Les paroles de nos témoins nous permettent de déterminer certaines catégories. Encore une fois, il ne s’agit pas de catégories fixes et cloisonnées, au contraire, dans la richesse des témoignages, au cours de la conversation, souvent la même personne témoigne de différentes attitudes, qui se rapportent à différentes catégories d’analyse.

J’ai fait un travail pour oublier

La posture de l’oubli et du mutisme

Une première conséquence qui apparaît régulièrement, c’est que face aux actes de discrimination, aux micro-agressions, une réaction très fréquente chez les personnes visées, les victimes en un mot, est d’oublier, ou plutôt de se réfugier dans l’oubli. En tout cas, ils n’en parlent pas. Leurs grands-parents et leurs pères n’en ont pas parlé avec eux ; eux, ils n’en parlent pas avec leurs enfants, leurs enfants n’en parlent pas à la maison. Ainsi les faits se reproduisent, en silence, à l’infini.

Les récits de nos témoins sont parsemés de « je ne m’en rappelle pas… », « il ne m’en a jamais vraiment parlé… », « ce n’est pas des choses qu’on explique aux enfants… », et ainsi de suite. C’est une sorte de mécanisme de protection automatique, qui se transmet de génération en génération, et qui fonctionne dans les deux sens, les personnes âgées envers les jeunes et les jeunes par rapport aux personnes âgées :

  • Non, non, je ne m’en rappelle pas parce que, personnellement, enfin grosso modo… j’ai fait un travail pour oublier ces épisodes, tellement c’est douloureux, voilà…
  • Mes parents n’ont pas connu ça… du moins ils n’en ont pas parlé. Peut-être une question de protection…
  • Ma maman, donc je ne préfère pas lui en parler, parce qu’elle aime trop ses enfants et je sais qu’elle va paniquer quoi…

Si, au niveau familial et intergénérationnel, le silence et l’oubli génèrent avant tout des troubles et des traumatismes psychologiques, lorsque ces phénomènes se reproduisent également sur le lieu de travail, les conséquences ne sont pas seulement psychologiques, mais aussi économiques et en conséquence matérielles, comme la perte de son emploi, l’acceptation d’un salaire inférieur, l’exploitation, l’absence de promotion à une fonction supérieure, ainsi de suite :

  • On n’en parle pas à la direction, dit l’un de nos témoins, parce que les gens qui sont concernés nient tout en bloc. Et la direction a du mal à reconnaître ces faits, bien sûr. Avoir des preuves c’est délicat…

Je ne considère pas ça comme du racisme

La banalisation

Une autre conséquence qui apparaît souvent dans nos entretiens est que les personnes visées finissent non seulement par garder le silence sur les actes d’intolérance qu’elles subissent, mais même par les nier en tant que tels, en les banalisant et en en faisant quelque chose de courant, qui se produit parce que cela peut arriver à tout le monde d’être discriminé.

C’est la stratégie de la banalisation. Il s’agit d’un processus qui confirme et renforce les stéréotypes, et auquel la victime finit, pour ainsi dire, par participer involontairement. Ici, nous voulons plutôt souligner la dimension auto-protectrice de la banalisation, visant à se rassurer et à rassurer son entourage, sa famille, ses enfants :

  • Je ne considère pas ça comme du racisme… Je mets ça sur le compte de l’ignorance…
  • Certains clients vont choisir ma collègue belge et pas moi nécessairement… mais je n’en fais pas un problème particulier vu que… c’est des petites choses qui arrivent…
  • Des petites choses comme ça, des remarques, je n’en tiens même pas compte… ça ne vaut pas la peine de réagir…
  • Je banalise le problème, j’en fais même une blague…

 

La justification

Une stratégie proche, mais différente de la banalisation est celle que nous appelons la justification. Dans ce cas, les victimes ne se contentent pas de dire « ce n’est pas grave », mais s’efforcent d’adhérer, pour ainsi dire, au comportement discriminatoire à leur égard:

  • Moi je pense que mon employeur n’était pas raciste, il avait une vraie peur, pour moi sa peur était réelle, en étant au comptoir, les gens allaient fuir…
  • Ils ont raison de faire échouer les noirs dans les écoles d’instituteurs, parce qu’ils savent bien que l’école qui va mettre une institutrice noire en primaire, tous les blancs vont sortir leurs enfants de cette école-là, donc pourquoi te former si tu ne vas pas exercer le métier ? 

La problématique de la banalisation et de la justification des micro-agressions apparaît de plus en plus dans les sciences sociales[8]. Il s’agit d’un phénomène particulièrement difficile à maîtriser, car, dans une certaine mesure, il est bidirectionnel. Pour schématiser, le « blanc autochtone » pose des questions indiscrètes, ou fait des blagues désinvoltes, concernant l’origine d’une personne noire, en prétendant, ou en croyant de bonne foi, qu’il s’agit de questions ordinaires, inoffensives, banales donc. D’autre part, la personne d’origine étrangère est insultée, ridiculisée, rabaissée à cause de son accent ou de son apparence physique, et la personne elle-même visée finit par croire, ou fait semblant de croire, que cela est normal, qu’elle ne se sent pas offensée, elle banalise en somme la micro-agression dont elle a été la cible.

« On était là pour apprendre », rapporte l’un de nos témoins, « et on avait l’impression qu’on avait quelqu’un qui était en permanence à faire des insinuations sur nos origines… c’était assez inconfortable… ». Comme le dirait le psychologue social Michael Billig[9], demander à un Rwandais ou à un Togolais quelles sont ses « origines » est une manière sympathique de souligner que sa façon de parler ne correspond pas à l’attente stéréotypée générale, et qu’en bref, la personne ne colle pas, ou ne « s’adapte pas au prototype national ». Et la plupart du temps, les deux interlocuteurs, le questionneur et le questionné, participent ensemble à la banalisation du discours nationaliste-raciste, et finissent en quelque sorte par « célébrer les différences », et ainsi garder intacte l’image du prototype. Le fait que la question sur les origines nationales soit posée si fréquemment, souvent au début d’une conversation, et que nous insistions pour obtenir une réponse, indique le niveau d’emprise que le système de catégories nationalistes a sur les relations humaines.

La meilleure manière de fonctionner n’est pas de perdre les pédales

La résilience

Un autre type de posture stratégique émerge systématiquement : la résilience. Elle consiste, dans ce contexte, à prendre acte de l’événement traumatique, pour ne pas vivre dans le malheur et se reconstruire de manière socialement acceptable.

Ce n’est pas un déni, ni une scission, ni une revendication d’invulnérabilité, c’est un « mécanisme de défense »[10]. Le terme résilience désigne, en d’autres mots, ce processus complexe qui permet l’adaptation dans une situation d’adversité, comme la migration.[11]

Chez certains de nos témoins, il s’agit d’une posture à la fois physique et mentale, un véritable modèle d’action, une philosophie de vie, un cadre conceptuel, bien établi et stable, qui nécessite probablement un entraînement solide, pour ainsi dire :

  • Alors la meilleure manière de fonctionner n’est pas de perdre les pédales, c’est la résilience. C’est la résilience, on ne va pas porter plainte pour ça, et même si on porte plainte, on n’est pas sûr que ça va aboutir, avec tout ce qui va avec, les démarches…
  • On va au tribunal et puis on a un casier pour quelqu’un qui t’a fait un cri de singe, non ça n’en vaut pas la peine. On va devoir dédommager cette personne qui vous a fait offense… non ! elle ne le mérite pas ! C’est pour ça que je parle de résilience.
  • Et du coup, je dis à mes enfants, quand vous criez, vous renforcez le stéréotype du sauvage, quand vous vous insurgez très fort, vous renforcez le stéréotype de gens qui sont frustrés, qui se victimisent, ce n’est que… en travaillant sur la résilience et l’éducation de cette population, qu’ils pourront nous accepter…

Je suis gentil, mais je sais me défendre

La confrontation

Une dernière posture stratégique qui n’apparaît de manière significative que dans certains de nos entretiens est celle de la confrontation. Il s’agit, comme nous l’avons déjà mentionné, d’une attitude de réaction, de résistance, de force de la raison, qui est conflictuelle en tant que cadre interprétatif, sans toutefois éclater en violence.

  • Je dois avouer qu’un jour j’ai eu un trop plein par rapport à ce qu’il faisait et disait et j’ai dit, écoute, si ça continue comme ça, ben moi je vais en parler au directeur, que je commence à en avoir assez que tu fasses toujours allusion à mes origines, à comment je suis, etc. donc ça commence vraiment à… 
  • Et j’ai été voir la directrice du Forem, j’ai été lui dire, Écoutez madame, moi le cours de néerlandais, je n’ai plus trop envie de le suivre parce que le professeur, chaque fois il me stigmatise par rapport à mes origines, il me stigmatise par rapport à ce que je représente et j’ai l’impression qu’il est raciste… J’ai fait comme ça…
  • A un moment tu dois pouvoir dire, je suis gentil, mais je sais me défendre…

Psychologiquement ce n’est pas facile à vivre

Les effets psycho-sociaux

Nous constatons donc, d’une part, un maillage de petits actes d’intolérance et de discrimination, des micro-agressions en somme, qui apparaissent systématiquement dans tous les témoignages, mais jamais ou presque jamais de manière flagrante. Et d’autre part, des mécanismes, presque aussi systématiques, de déni de ces faits, qui expliquent pourquoi ces micro-agressions finissent souvent par rester dans l’ombre.

C’est une sorte de double peine, de double souffrance : la première, on souffre du fait que d’autres personnes nous font subir des micro-agressions continuelles, la seconde est dans un certain sens auto-infligée, on souffre en fait du déni. Le fait de devoir passer certaines souffrances sous silence génère d’autres douleurs et d’autres frustrations, un profond malaise psychologique, chez la personne qui les subit directement, et aussi chez les autres, chez ses enfants en premier lieu.

Les conséquences psycho-sociales et physiques des discriminations ethno-raciales varient d’un témoin à un autre, elles sont liées aux histoires spécifiques de chacun d’eux, de leurs familles et de leur parcours migratoire.

Certains observent que l’exposition à la discrimination provoque des traumatismes et génère des sentiments de culpabilité, affecte l’estime de soi, la confiance en soi, avec des effets visibles non seulement sur eux-mêmes, mais aussi sur leurs familles. Ces effets négatifs conditionnent les comportements, durent longtemps et affectent les sentiments de bien-être :

  • Psychologiquement ce n’est pas facile à vivre, c’est du dénigrement, c’est un manque de confiance en soi comme ça qu’on peut avoir et puis on ne se sent pas bien tout simplement…
  • Il y a les effets même au niveau de la maison, parce que quand on rentre, on n’est pas bien dans sa tête, on n’est pas bien et voilà donc, c’est très frustrant, et très difficile à vivre. Ça, c’est clair…
  • Mon estime de moi baisse et j’ai tendance à être malade, à avoir un mal-être parce que je subis un rejet et quand c’est ma personne qui est rejetée, mon mal-être peut m’amener à l’isolement, des tentatives de suicide, des dépressions…

D’autres témoins, pour décrire les effets du racisme, parlent de déshumanisation, et c’est un type de déshumanisation étroitement lié à l’expérience de l’exil, au fait de vivre ailleurs, dans un non-lieu où tu n’es pas reconnu et où tu es rabaissé. Le traumatisme qui en résulte a des effets visibles non seulement sur la psyché de la personne, mais aussi sur les possibilités de se réaliser, matériellement et socialement :

  • Le mot que je pourrais trouver des effets du racisme c’est la déshumanisation, tu es né ailleurs auprès d’êtres humains et tu crois que tu es une personne humaine avec la dignité de l’être humain, mais tu arrives dans un pays où tu ne fais pas partie des êtres humains normaux…
  • Ça donne un choc dans notre identité, une cassure identitaire, tu perds la conscience de qui tu es réellement…
  • La posture de mes parents, leur indignité, leur souffrance sociale, mon père… être étouffés par le système comme ça… Ça m’a traumatisé, voir mon frère détruit comme ça, ma sœur aussi… ça m’a brisé…

D’autres signalent des troubles et des symptômes qui affectent clairement l’état de santé, comme les problèmes d’addiction, l’obésité et les phobies, qui se transmettent de génération en génération.

  • Mon père, il noie ça dans l’alcoolisme. Ma famille est investie par plusieurs formes d’addiction… ma mère, c’est la religion, elle est très investie spirituellement et je pense que c’est ça qui lui a sauvé la peau.
  • Mon frère, ma sœur et mon père sont alcooliques, et mon frère et ma sœur c’est du cannabis et toutes ces choses-là… Je pense qu’on est tous en souffrance et que toutes ces choses-là, alcool et drogues, ce sont des anesthésiants par rapport à toutes ces souffrances sur lesquelles on ne met pas des mots…
  • Ma santé physique, j’en parle en plaisantant, mais en réalité mon poids est lié à cela, la précarité, le fait d’être pauvre, a joué un grand rôle là-dessus. Ma santé mentale, elle aussi, est évidemment mise à l’épreuve tous les jours avec les micro-agressions que j’ai subies à l’école, l’isolement, le harcèlement dont j’ai été victime…

D’autres, enfin, crient presque pour dire que toute cette accumulation, ce fait de supporter, de faire semblant que rien ne s’est passé et d’oublier, tout cela risque un jour d’exploser en un traumatisme encore plus grand et plus violent :

  • Parce que quand tu es choqué, tu prends sur toi, tu pardonnes, mais tu n’oublies pas donc, tu es en train d’accumuler, d’accumuler…
  • Un jour, on va dire quelque chose qui sera plus grave, et ça va exploser et on ne souhaite pas que ça arrive parce que…
  • Moi, il y a des jours, je veux m’exploser… mais je pense aux conséquences ! ça va servir à quoi ? La violence ne sert à rien, il faut toujours se résigner, quand tu as la possibilité de parler à la personne, tu lui parles, mais parfois tu as beau expliquer, ils ne vont jamais comprendre parce que l’intolérance par exemple…

 

 

 

Éléments de Conclusion

 

« Je vais peut-être être dure, mais vous allez m’excuser, le racisme est quelque chose d’insidieux et de très subtil, ce n’est pas quelque chose dont on peut avoir facilement des preuves, on le ressent, c’est de l’ordre du ressenti et ça devient terrible à cause de la répétition, partout, et tout le temps. Ce n’est pas un fait isolé et problématique… Le problème du racisme ce sont ces petits faits qui s’accumulent tout au long de la journée, et dans tous les lieux… »  (Témoignage de Diane, 27 avril 2022)

 

L’école, la formation, le travail sont des agents de socialisation

Que des actes de racisme et d’intolérance se produisent au supermarché, ou dans des écoles et sur les lieux de travail, certains pourraient se dire que c’est fondamentalement la même chose, qu’ils font mal de la même manière, ce qui n’est pas entièrement faux. Cependant, quand on y réfléchit, pratiquement toutes les études, toutes les politiques et toutes les revendications s’accordent à dire que, pour une personne « étrangère », aller à l’école, suivre une formation, apprendre un métier, avoir un emploi, tout cela est censé favoriser en quelque sorte son               « inclusion sociale ».[12]

Mais à quelle éducation à l’inclusion peux-tu t’attendre, dans une école où les enseignants te maltraitent parce que tu es étranger, dans une formation où, à cause de ton accent, les professeurs dénigrent tes capacités a priori, dans un travail où, à cause de la couleur de ta peau, la hiérarchie, les collègues et les clients te rendent inexorablement subalterne ?

Pour reprendre les mots de l’un de nos témoins : « Mon enfant, qui a 15 ans aujourd’hui, sur quoi peut-il se construire si, depuis l’école maternelle, on lui fait comprendre qu’il vaut moins qu’un autre ? ».

À notre avis, il faut agir, de toute urgence, pour que dans ces contextes que les sociologues appellent « agents de socialisation », qui comprennent l’école, la formation et le travail, les gens soient éduqués à autre chose qu’à la marginalisation, la frustration et l’exclusion.

Par « socialisation », on entend ici ce processus complexe par lequel l’individu devient un être social, faisant pleinement partie d’un groupe ou d’une communauté plus large. Ce concept met l’accent sur le fait que le développement de la personnalité n’est pas tant déterminé par des facteurs génétiques (l’ethnie ?) ou soi-disant « culturels » (l’origine ?), mais plutôt par les relations avec les autres et avec les institutions, et par les échanges dynamiques et contingents qui se produisent entre l’individu et son environnement[13].

La famille est également un agent de socialisation importante, voire la plus importante de toutes. Il faut donc se demander quelle éducation on peut espérer d’une institution où les souffrances et les frustrations vécues par ses membres en raison de l’intolérance et du racisme, au lieu d’être nommées et travaillées, deviennent, comme nous l’avons vu, des secrets de famille ?

En d’autres termes, nous essayons d’attirer l’attention sur le fait que, pour un migrant, pour un étranger, pour un « primo-arrivant », envoyer ses enfants à l’école, suivre une formation, mettre un pied sur le marché du travail, tout cela n’est pas seulement un moyen de mieux s’en sortir économiquement, c’est surtout un moyen de comprendre son propre espace de vie, de prendre place dans la société dans laquelle on a atterri, de s’affirmer en tant qu’un sujet social, de perfectionner sa capacité à communiquer, à négocier, à coopérer.

La personnalité qui en résulte dépend largement du type de socialisation que la personne a expérimenté. C’est en travaillant, par exemple, que l’on apprend à se confronter à d’autres travailleurs et à se familiariser avec le langage des contrats et avec les codes du « vivre ensemble ». Le travail est aussi le lieu où l’on adhère à un syndicat, le cas échéant, où l’on apprend à respecter et à faire respecter ses droits. Ces rencontres permettent également de         « remplir son carnet d’adresses », d’augmenter ce que les sociologues appellent le « capital social », et on pourrait continuer la liste [14].

 

L’inclusion est une responsabilité de la société d’accueil, plus encore que des immigrés et de leurs descendants

Nous avons remarqué que la plupart des expériences d’intolérance, de discrimination et de racisme auxquels nos témoins sont confrontés se produisent au sein de ces agents de socialisation, l’école et le travail surtout, et ne sont certainement pas signalés aux organisations de lutte contre les discriminations et encore moins finissent devant les tribunaux ou à la une des journaux.

Comment les prendre en charge, alors, pour qu’ils ne tombent pas dans le silence et dans l’oubli ?

Au manque chronique de moyens disponibles pour lutter contre les discriminations raciales s’ajoute le fait que la loi présente encore des lacunes, qui laissent certaines formes et certains champs de discrimination non couverts. Il s’agit, en effet, d’éviter de limiter le traitement juridique du racisme aux simples interactions conflictuelles entre des individus. Il faut aller plus loin, en travaillant sur les rapports de pouvoir et de domination qui se déclinent comme un rapport entre groupes majoritaires et minoritaires racialisés. Le traitement centré sur des interactions étroites risque de faire obstacle à la reconnaissance des discriminations raciales au niveau de leur fondement structurel[15], et donc à l’effectivité du droit de la discrimination.

L’attitude et le comportement, entre autres, des acteurs institutionnels, sans parler des employeurs et des chefs d’entreprise, conditionnent dans une large mesure l’expérience sociale des personnes exposées à la discrimination.

Selon cette approche, concentrer les politiques d’inclusion sur des dispositifs tels que le parcours d’intégration, qui mettent la balle de l’inclusion uniquement dans le camp des immigrés, sans agir sur les institutions et les acteurs de la société d’accueil, revient à effectuer un travail à moitié, ou à ne pas le faire du tout[16].

 

Que peut faire alors la société d’accueil ?

L’implication systématique et le plus en amont possible des immigrés et leurs descendants dans l’élaboration des projets qui concernent la santé est alors primordiale. On n’évoque pas uniquement le devoir « d’information » et de « consultation » de ces populations, mais la nécessité de concertation et de participation aux différents projets de santé publique. Il s’agit également de soutenir davantage l’action des institutions, grandes ou petites, qui font un travail éducatif important.

Il est également important de déplacer le regard scientifique vers les positions dominantes et de compléter l’analyse des inégalités ethno-raciales par la formulation du concept de la blanchité. Horia Kebabza perçoit principalement dans celui-ci « un avantage de n’être pas nommé, catégorisé ». D’après elle, « l’originalité de ce concept repose sur le changement de perspective qu’elle propose, c’est-à-dire qu’aussi longtemps que les « Blancs » ne seront pas nommés et perçus comme un groupe « racial » (au même titre que tous les autres groupes), alors « le Blanc sera la norme, le standard, l’universel »[17].

Ce concept permet de dépasser l’approche juridique des discriminations en mettant l’accent sur les rapports sociaux de race et sur leurs conséquences. Il restaure, de ce fait, une approche véritablement relationnelle[18].

 

 

[1] Fieulaine N. (2007), « Temps de l’urgence, temps du projet : La rencontre des temporalités dans le recours aux soins et à l’aide sociale en situations de précarité ». Dossiers de la MRIE, 15, p.41-45. ffhalshs-00408115f

[2] Sayad A. (1999), La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Le Seuil.

[3] Ligi G. (2021), I colori dell’antropologia, Giunti Editori, Treccani.

[4] Ce même constat est soulevé par Elisabeth Pascoe, de l’université de North Carolina, qui note que même si                « l’expression franche et directe de la discrimination s’est estompée au fil des ans, elle est toujours présente sous une forme ‘subtile et chronique’ ». Pascoe E. A., Smart Richman L. (2009), « Perceived discrimination and health: A meta-analytic review ». Psychological Bulletin, 135(4), 531–554. doi:10.1037/a0016059, p. 531.

[5] Boussahba M., Delanoë E., Bakshi S.(2021), Qu’est-ce que l’intersectionnalité. Dominations plurielles : sexe, classe et race, Payot.

[6] Goffman E. (1975), Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Éditions de Minuit.

[7] Bouamama S.(2004), L’affaire du voile islamique. La production d’un racisme respectable, Geai Bleu Editions.

[8] Voir par exemple : Dumitru S. (2015), « De quelle origine êtes-vous ? Banalisation du nationalisme méthodologique ». Terrains/Théories [Online], 3, URL: http://journals.openedition.org/teth/567 ; DOI: https://doi.org/10.4000/teth.567 ;  Solorzano D. et al. (2000), “Critical race theory, racial microaggressions, and campus racial climate: The experiences of African American college students”. The Journal of Negro Education, n° 69, p.60–73; Wing Sue D. et al. (2007), “Racial microaggressions and the Asian American experience”. Cultural Diversity and Ethnic Minority Psychology, n° 13/1, p. 72–81.

[9] Billig M. (1995), Banal Nationalism, Londres, Sage ; Dumitru S. (2015), « De quelle origine êtes-vous ? Banalisation du nationalisme méthodologique ». Terrains/Théories [Online], 3 , URL: http://journals.openedition.org/teth/567 ; DOI: https://doi.org/10.4000/teth.567

[10] Saint Sauveur-Henn A. (2009), « Les identités blessées de l’exil : une résilience possible ? ». Cahn J.P., Poloni B. (dir.), Migrations et identités, Presses universitaires du Septentrion, pp.31-43.

[11] Jourdan-Ionescu C., Ionescu S., Kimessoukié-Omolomo É., Julien-Gauthier F. (dir.) (2018), « Migrations et résilience ». Résilience et culture, culture de la résilience, Livres en ligne du CRIRES, pp. 162-238, URL: https://lel.crires.ulaval.ca/oeuvre/resilience-et-culture-culture-de-la-resilience

[12] Pour un état de l’art de la problématique, voir : Manço A. et Gatugu J. (sous la coordination de) (2018), Insertion des travailleurs migrants. Efficacité des dispositifs, L’Harmattan ; Manço A. et Scheurette L. (sous la coordination de) (2021), L’inclusion des personnes d’origine étrangère sur le marché de l’emploi. Bilan des politiques en Wallonie, L’Harmattan.

[13] Berger, P.L., Luckmann, T. (1964), The social construction of reality. A treatise in the sociology of knowledge, New York; Bourdieu, P., Passeron J.-C. (1970), La reproduction, Edition de Minuit; Parsons, T. (1964), Social structure and personality, FP.

[14] Caldarini, C. (2021), Les effets de l’emploi atypique sur la protection sociale des travailleurs migrants, CRISP.

[15] Monitoring socioéconomique (2022), Marché du travail et origine, Service public fédéral Emploi, Travail et Concertation sociale et Unia.

[16] Felten P. (2021), « Le dispositif d’intégration en Wallonie favorise-t-il l’insertion à l’emploi des primo-arrivants ? », Manço A. et Scheurette L. (sous la coordination de), L’inclusion des personnes d’origine étrangère sur le marché de l’emploi. Bilan des politiques en Wallonie, L’Harmattan, p. 97-111.

[17] Kebabza H. (2006), « L’universel lave-t-il plus blanc ? : Race, racisme et système de privilèges ». Les cahiers du CEDREF, p. 145-172.

[18] Belkacem L., Le Renard A. (2021), Paris M., « Race », Juliette Rennes. Encyclopédie critique du genre, La     Découverte, p.643-653

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