Christophe Fourel est économiste et est reconnu comme l’un des meilleurs connaisseurs de l’oeuvre d’André Gorz, dont il était un ami proche. Depuis le suicide du philosophe et de son épouse Dorine, le 22 septembre 2007, il a dirigé de nombreux projets éditoriaux sur Gorz, sur son parcours personnel, l’évolution de sa pensée et son héritage, notamment dans André Gorz en personne (Le bord de l’eau, 2013).
En 2013, vous écriviez qu’André Gorz est un cas à part dans le paysage intellectuel français, ne pouvant être abordé par le seul angle théorique. Son itinéraire personnel doit aussi être connu. Dans votre « Lettre à G. », publié en 2017, vous écriviez « redouter un processus de patrimonialisation de la pensée de Gorz, tout en le sachant inéluctable ». Alors que nous célébrons ce 9 février le centenaire de sa naissance, pourriez vous nous expliquer qui était André Gorz? En quoi est ce que sa pensée philosophique ne saurait être séparée de sa vie personnelle? Et aussi nous raconter quelles relations vous avez entretenues avec lui et les raisons pour lesquelles l’héritage de Gorz devrait, selon vous, demeurer ouvert et ne pas se réduire à un patrimoine à préserver?
Il y a beaucoup de questions, donc je vais essayer d’être le plus clair et le plus concis possible. André Gorz, comme vous l’avez souligné, est une personne qui était devenue un ami et donc quelqu’un de très proche, avec qui j’ai entretenu une relation assez intense, notamment dans les quatre dernières années de sa vie. Le centenaire de sa naissance est l’occasion de revenir sur qui il était. Que peut-on encore tirer de son itinéraire et de sa pensée incontestablement encore féconde comme enseignements pour les défis qui sont les nôtres aujourd’hui ?
Tout d’abord, qui était André Gorz? Gorz est né le 9 février 1923 à Vienne, dans la capitale autrichienne. Il était le deuxième enfant d’un d’un juif et d’une catholique et avait une sœur aînée qui s’appelait Erika. Gorz, du fait que ses parents avaient des inspirations religieuses assez différentes, a vécu une espèce de tiraillement permanent qui explique beaucoup de questions existentielles qu’il a pu se poser durant son adolescence. Cet aspect est traité dans le premier ouvrage qu’il a fait publier en 1958 précisément sous le pseudonyme d’André Gorz, parce qu’André Gorz est un pseudonyme. Gorz est en effet né sous le nom de Gerhard Hirsch. Il se trouve que, en 1930, sa mère, catholique, considère que Hirsch a une connotation trop juive. Et du fait de la montée de l’antisémitisme et du nazisme, elle parvient à imposer à son mari de changer le nom de la famille en Horst. Gorz a alors sept ans. Sa sœur me racontera plus tard que, à l’école, juste après ce changement de nom, les autres enfants se moquaient d’eux du fait du patronyme. C’est un petit traumatisme qui est intéressant dans la biographie de Gorz. On verra d’ailleurs dans le reste de sa vie qu’il multipliera les pseudonymes, questionnant finalement son existence sociale.
Il y a toujours une sorte de mystère autour de son itinéraire, de sa personne. Du fait du nazisme et de l’invasion de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938, la famille Horst est obligée de s’exiler. C’est surtout sa sa mère qui le pousse à l’exil, sans doute pour le protéger, et l’envoie étudier en Suisse. À partir de 1939, il y entame ses études, d’abord son baccalauréat, puis y entreprend des études d’ingénieur chimiste à Lausanne. C’est d’ailleurs là qu’il rencontrera Dorine Keir qui deviendra son épouse. Donc, le parcours académique initiale de Gorz est plutôt scientifique. Mais c’est quelqu’un qui se pose énormément de questions sur qui il est en fait, des questions fondamentalement existentielles. Il va se mettre ainsi à avoir une recherche philosophique pour apporter des réponses à toutes ces interrogations et qui vont l’amener dans un premier temps progressivement dans les bras de Jean-Paul Sartre, dont il découvre les écrits.
Gorz commence évidemment par ses romans, comme La Nausée. Et puis très vite, en 1943, il découvre L’être et le néant, somme qui va lui donner un certain nombre de clés pour répondre aux questionnements qu’il se pose. Cet apport va beaucoup l’aider et va être le support de la structuration de sa formation philosophique qu’il fait complètement en autodidacte. Dès 1946, André Gorz va entreprendre quelque chose d’assez incroyable : il décide qu’il faut prolonger la réflexion de Jean-Paul Sartre qu’il ne juge pas assez opérationnelle. Et donc il va entreprendre l’écriture d’un traité de philosophie, qui restera cependant très longtemps dans les cartons. Une fois qu’il l’a terminé, il aura entre temps rencontré physiquement Jean-Paul Sartre par deux fois, une fois à Genève, une fois à Zurich. C’est avec ce contact qu’il est convaincu que son avenir est vraisemblablement à Paris, là où la vie intellectuelle se développe et où il commencera à participer à la vie intellectuelle.
En 1949, Gorz quitte donc la Suisse pour Paris où il fait divers de petits boulots jusqu’à devenir journaliste au début des années cinquante. Ce travail, il le fait d’abord pour gagner sa vie, puisque n’ayant pas de diplôme universitaire en philosophie, il ne peut s’engager dans la carrière de professeur dans cette matière à laquelle il aspire. Sa formation d’ingénieur chimiste ne lui a jamais en tout cas servi directement dans une profession quelconque. Par contre, son bagage scientifique l’a aidé. Il ne faut jamais oublier qu’il a ce bagage, qu’il a un certain amour des chiffres. Gorz est quelqu’un qui aime analyser et qui aime la quantification des choses.
Pour revenir à ce que j’ai dit plus haut, c’est donc en 1946 que Gorz entreprend la rédaction du traité de philosophie qui le poursuit. Ce document est très important dans l’œuvre d’André Gorz, parce que c’est toute sa formation philosophique qui s’y retrouve. Il mettra à peu près huit ans pour l’écrire en y mettant une énergie absolument considérable, allant même jusqu’à mettre en danger sa vie de couple pour pouvoir écrire cet ouvrage que finalement personne ne voudra publier dans un premier temps. Loin de se laisser dépasser, il tire de cet échec l’énergie pour continuer à écrire. Il faut attendre 1958 pour voir enfin sortir son premier ouvrage, Le traître, qu’il publiera sous le pseudonyme d’André Gorz, qu’il commence donc à utiliser. Son traité de philosophie, lui, ne sortira qu’en 1977, sous le titre Fondements pour une morale. Il a, alors, déjà sorti de nombreuses publications.
En plus du pseudonyme d’André Gorz, Gorz signera d’autres publications sous le nom de Michel Bosquet, en tant que journaliste, lorsqu’il intègre Paris Presse en 1951. C’est là qu’il y fait la rencontre de quelqu’un qui va être très important pour lui : Jean-Jacques Servan-Schreiber. Servan-Schreiber est alors un personnage de la vie politique en France. C’est lui qui dira à Gorz-Bosquet : « Tu ne peux pas garder ton nom de Horst, ça sonne trop germanique ». C’est donc à ce moment là qu’il se cherchera d’autres patronymes dont celui de Bosquet qui paraît il, est la traduction de l’allemand depuis l’allemand vers le français de Horst. Il gardera ce pseudonyme à L’Express, nouvel hebdomadaire créé par Servan-Schreiber, qu’il rallie, et dont la ligne éditoriale soutient Pierre Mendès France. En fait, à l’égard de Mendès France, André Gorz, manifestera toujours une très grande admiration et un très grand respect. Plusieurs fois ministre et président du conseil, Mendès France oeuvrera en faveur de la décolonisation et jouera un rôle important auprès de la mouvance socialiste, en étant un peu le père spirituel de ce qu’on appellera la deuxième gauche. La pensée de Gorz sera beaucoup été débattue au sein de cette mouvance politique politique, proche du point de vue du syndical.
Vous nous avez décrit le parcours d’un penseur d’abord existentialiste mais aussi avec des approches marxistes alors qu’il est généralement aujourd’hui reconnu comme une des figures fondatrices de l’écologie politique. Comment cette question écologique trouve sa place dans l’œuvre de Gorz? Pourquoi est ce que finalement on considère que Gorz est un écologiste et une figure de l’écologie politique?
Le point important que vous soulignez et qu’il faut aussi aborder, c’est son rapport à l’oeuvre de Marx. La formation philosophique de Gorz se fait d’abord auprès de Jean-Paul Sartre et de l’existentialisme porté par Sartre. Mais assez tôt, Gorz va se frotter à l’œuvre de Marx et va la traverser. Très vite après la publication de Le traître, Gorz fait paraître un ouvrage qui s’appelle La Morale de l’histoire. Il y prend position sur l’œuvre de Marx et, s’il se réclame d’un certain marxisme, il est déjà un peu en opposition avec ce qu’on appelait en France le structuralisme marxiste, à savoir celui d’Althusser et qui était omniprésent alors dans la vie intellectuelle.
Il y a, chez Gorz, une critique de la logique capitaliste du fait que le capitalisme ignore les besoins collectifs, ou alors quand il identifie des besoins, il les transforme en besoins individuels de consommation marchande.
Gorz va considérer que ce n’est pas du tout ça sa voie. Parce que, pour faire court, le sujet est absent de la façon dont les structural marxists en envisagent les choses et que pour lui, non, ça ne va pas, ça ne correspond pas à sa façon de concevoir les choses. Maintenant, dans La morale de l’histoire, Gorz entreprend sa critique du capitalisme et de ses logiques à partir de l’oeuvre de Marx.
Cette critique permet de venir petit à petit à la question de l’écologie politique. Il y a, chez Gorz, une critique de la logique capitaliste du fait que le capitalisme ignore les besoins collectifs, ou alors quand il identifie des besoins, il les transforme en besoins individuels de consommation marchande. C’est, pour Gorz, la logique du système. En gros, Gorz dit que le le capitalisme vous revend au détail ce qu’il s’est accaparé. C’est le fondement qu’on retrouve dans La morale de l’histoire, entre autres choses dont notamment un travail sur les besoins. Évidemment, comme je viens de le souligner, il souligne que le capitalisme est un système, une logique, qui n’a pas de limite.
Pendant toutes les années soixante, Gorz va développer un marxisme de plus en plus hétérodoxe qui va accompagner un mouvement peut être beaucoup plus important au sens où il est assez international, autour de ce qu’on a appelé la New Left, la Nouvelle Gauche. Il y a alors tout un mouvement intellectuel qui essaie de sortir d’une forme de de marxisme trop scientifique. Gorz va s’inscrire dans cette voie et contribuer à faire avancer cette conception là, avec divers alliés qu’il rencontre dont notamment Herbert Marcuse. Au début, avec Marcuse, les choses ne se passe pas bien. Gorz n’arrive pas à adhérer aux thèses de Marx telles que Marcuse les porte. Il finira toutefois par converger avec lui pour reconnaître que la question du sujet révolutionnaire ne peut plus être celui que le marxisme orthodoxe avait identifié dans le temps, à savoir le prolétariat. Gorz finira d’ailleurs par remettre en question ce sujet révolutionnaire.
Et du coup les questions écologiques vont accélérer chez André Gorz sa révision du marxisme. Alors certes, Gorz ne va pas rompre avec le marxisme. Marx restera une référence jusqu’à la fin de son œuvre. Mais Gorz va s’émanciper du marxisme dans les années 60. Sa rencontre au début des années 70 avec Ivan Illich, qui ne vient absolument pas du marxisme puisque c’est un ancien prêtre, va aussi le faire évoluer. Illich va beaucoup influencer Gorz sur la critique de l’industrialisme, autour notamment du fait que l’industrialisme construit des institutions qui finissent par se retourner contre les les buts qu’elles s’étaient assignés. À partir d’Illich, Gorz va mettre en avant des concepts comme la contre-productivité, la question du monopole radical, la question de l’hétéronomie versus autonomie. Pour compléter, concernant l’écologie politique, ces rencontres sont importantes, mais je pense que l’exercice de son métier de journaliste a beaucoup contribué à ce que Gorz, le théoricien, en vienne à l’écologie politique. Par exemple, c’est en tant que journaliste que Gorz parle d’abord des combats contre le nucléaire, du Larzac et de la militarisation de cet espace, en prenant d’ailleurs des positions assez fermes. Il fera une soixantaine d’articles sur le sujet et sera assez virulent contre l’énergie nucléaire.
L’écologie politique c’est la défense du milieu de vie, en tant que déterminant de la qualité de la vie et de la qualité de la civilisation
Pour poursuivre sur ce sujet, une des manières dont Gorz présente le mouvement écologiste qui est a priori assez originale quand on compare à l’ensemble des pensées écologistes, c’est de dire que l’écologie ne part pas d’abord d’une écologie scientifique mais part d’abord d’une défense du monde vécu. Est ce que vous pourriez peut être nous expliquer ce que ça veut dire par là? Est ce quelles sont les implications de cette approche particulière de l’écologie politique?
La chose très importante, et je pense que c’est Gorz qui l’a le mieux réussi, c’est cette façon de politiser l’écologie. On lui doit beaucoup ça quand même. Il y a une interview qu’il a donné un peu à la fin de sa vie, où on lui demande quelle est la définition pour lui de l’écologie. Gorz répond que s’il doit donner une définition, ce n’est pas une définition scientifique. De mémoire, il répond que pour lui, l’écologie politique c’est la défense du milieu de vie, en tant que déterminant de la qualité de la vie et de la qualité de la civilisation. Pour lui, la définition de ce que c’est que l’écologie et donc d’une politisation de l’écologie, c’est la défense du milieu de vie. Là, on retrouve évidemment le le sujet du point de vue philosophique, mais également presque un rapport finalement sensible, c’est à dire où le corps parle. C’est le corps qui a besoin d’un milieu de vie qui lui permette l’épanouissement de sa vie et de la qualité de sa vie. Gorz considère que c’est ça, l’écologie politique : la défense de ce milieu de vie garant d’une qualité de la vie voire même d’une qualité de la civilisation.
Vous avez entretenu une relation très forte avec André Gorz dans les dernières années de sa vie. On peut dire aujourd’hui que l’importance de la question écologique est croissante dans le débat public. À votre avis, quelle était sa vision, à la fin de sa vie, de l’évolution des choses? Quel était le encore le scénario Gorz à la fin et en quoi est ce que sa pensée du coup reste d’actualité aujourd’hui pour envisager des problèmes dont lui ne parlait pas forcément?
Ma relation avec Gorz est ancienne puisqu’elle remonte à 1987. Nous avons développé une amitié qui a duré 20 ans. Mais il se trouve qu’en 2003, André Gorz m’avait mis dans la confidence que vraisemblablement avec Dorine, ils se suicideraient du fait de la maladie de Dorine. C’est une confidence que vous pouvez difficilement oublier. Pendant quatre ans, jusqu’à leur suicide, j’ai vécu avec cette idée que ça pouvait survenir à tout moment. Quand j’ai rédigé mon petit livre très personnel, Lettre à G., j’ai trouvé un petit mot écrit de la main de Gorz du début des années septante et qui déjà évoquait ce scénario, Dorine étant déjà malade. Cette volonté de partir ensemble a traversé leur vie pendant 32 ans. Ce papier dit : « Je ne te laisserai pas seule au dernier moment, cela aussi nous allons vivre ensemble. »
Comment voyait-il les choses à la fin de sa vie? Pour moi, son livre qui résume le mieux cet aspect est Ecologica. Sorti en 2008, c’est à dire à peu près un an après sa mort, ce livre a une valeur testamentaire. Gorz y a rassemblé divers textes des années septante, des années nonante, et puis des textes très récents dont le dernier papier qu’il avait offert à la revue Ecorev, revue qu’il avait parrainé. Gorz, en faisant ce travail de recueil, veut transmettre à ses lecteurs l’importance de la question de l’écologie politique. C’est quelque chose qu’on doit bien avoir à l’esprit quand on parle de l’œuvre de Gorz et la façon dont il a voulu clore son œuvre et y mettre un point final. Parce qu’une fois que l’auteur d’une œuvre est décédé, et bien son œuvre ne lui appartient pratiquement plus. Elle est transmise. Et donc là, on voit bien qu’il y a bien cette conscience d’un message à faire passer. Si je devais résumer ce message, je ne pense pas que ce serait un message pessimiste. Cela peut paraître un peu provocant ou provocateur de dire ça au vu de la situation dans laquelle nous nous trouvons, situation qui est terrible et dont on prend conscience : en effet, petit à petit, nous sommes est en train de nous rendre compte que nous n’avons plus forcément beaucoup de temps devant nous. Le rapport au temps est totalement est en train de se modifier. Bruno Villalba et Luc Semal disent ainsi qu’on est passé de la durée au délai et je pense qu’ils ont parfaitement raison de montrer cette espèce de contraction du temps.
S’il y a un message gorzien sur la situation présente et après sa mort, c’est que finalement déjà tout un tas d’initiatives sont là pour relever le défi de la catastrophe.
Qu’en est-il du coup chez Gorz ? Son dernier texte justement s’appelle La fin du capitalisme a déjà commencé. Donc on voit bien qu’il est déjà dans l’idée que ce système est mort-vivant mais qu’il va perdurer et se battre, avec une énergie du désespoir. Mais justement, Gorz essaie de nous dire à quel point déjà un après capitalisme est à l’œuvre. Et donc s’il y a un message gorzien sur la situation présente et après sa mort, c’est que finalement déjà tout un tas d’initiatives sont là pour relever le défi de la catastrophe. D’une certaine manière, Bruno Latour a repris cette idée de Gorz, sans vraiment le dire. Quand il parle de sa classe écologique et que tout un tas de gens font des choses en matière écologique mais sont orphelins d’une vision partagée, c’est ce que disait Gorz déjà depuis très longtemps. Relisez Misère du présent, richesse du possible, en 1997, Gorz disait qu’il y avait déjà plein d’éléments montrant qu’on est en train d’inventer d’autres rapports sociaux, d’autres modes de vie et qui ne sont pas des façons de vivre qui sont tributaires de la croissance. Gorz avait déjà dit les choses d’une certaine manière.
(Entretien: Marc-Antoine sabaté pour Etopia)
Retrouvez des contenus à propos d’André Gorz sur la chaîne Youtube “Autour d’André Gorz” de Céline Marty et Christophe Fourel