La façon dont nous « cadrons » 1
l’environnement est importante. Pourquoi ?
George LAKOFF 2
Présentation du document
Le texte ci-dessous est une traduction/adaptation d’un article de George Lakoff, paru en 2010, dans la revue « Environmental communication ». C’est un article important. Lakoff y fait le raccord entre l’essentiel de ces travaux en approche cognitive du langage et un des enjeux cruciaux pour l’humanité, en ce début de vingt-et-unième siècle. Le document ci-dessous entend restituer, sous la forme d’un document de travail, une traduction non validée de ce texte. Pour des lecteur·rices francophones, on a notamment veillé à ôter les références trop liées à l’actualité américaine, pour ne conserver que la portée générale du propos.3 Lakoff y fait l’effort de présenter, de manière la plus intelligible possible, les principaux apports qui sont les siens (et notamment la notion de « framing », en en montrant toute l’importance, en lien avec les manières de parler des enjeux environnementaux. 4 Son interpellation principale : nous sommes en hypo-cognition.
On notera que l’existence même d’une telle revue5 manifeste le grand vide qui semble exister, dans le monde francophone, quant à la recherche en ces matières.
Le « framing » environnemental est partout dans l’actualité
Pointons d’emblée cette citation, extraite d’un avis linguistique datant de 2003, rédigé par Frank Luntz (p. 142) à destination de l’administration Bush 6, intitulé : « Winning the Global Warming Debate » [Gagner le débat du réchauffement du globe]. Prenons ces quelques extraits :
- « Il est temps pour nous de commencer à parler de « changement climatique » au lieu du réchauffement climatique (…)
- « Le changement climatique » est moins effrayant que le « réchauffement climatique » (…)
- « Des réglementations environnementales strictes frappent les plus vulnérables d’entre nous -les personnes âgées, les pauvres… cela conduit à des pertes d’emplois… et à des coûts plus élevés (…)
Le mémo de Luntz a été le début de l’utilisation de l’expression « changement climatique ». L’idée soutenue est que le « climat » a une connotation très positive et agréable, suggérant davantage la figure des palmiers qui se balancent, plutôt des villes côtières inondées. De plus, Le terme de « changement » laisse de côté toute responsabilité humaine quant à ce changement. Le climat change, tout simplement, il n’y a là personne à accuser. Nous pouvoir donc voir, dans le mémo de Luntz, les racines des discours conservateurs sur ces sujets. Si nous sommes sensibles au « framing », nous ne manquerons pas, tous les jours, d’en relever des exemples. Que devons-nous faire de ce flot d’exemples ?
Qu’est-ce que le « framing » ?
Au nombre des principaux résultats issus des sciences cognitives et du cerveau, figure celui-ci. Nous pensons en termes de structures, typiquement inconscientes et que l’on appelle des cadres7, des « frames », (parfois « schémas »). Ces « frames » comprennent les rôles sémantiques, les relations entre les rôles et les relations avec d’autres « frames ».
Prenons l’exemple de l’hôpital. En tant que « frame », il comprend des rôles comme : médecin, infirmièr·e, patient·e, visiteur·euse, réceptionniste, salle d’opération, salle de réveil, scalpel, etc. Quant aux relations, on relèvera les descriptions de ce qui est normalement censé se passer dans un hôpital. Les médecins opèrent les patient·es, dans les salles d’opération, avec des scalpels. Insistons-y. Ces structures sont physiquement inscrites dans les circuits neuronaux du cerveau. Toutes nos connaissances utilisent de tels « frames » et chaque mot est défini au travers des « frames » qu’il active neuronalement. Toute réflexion, toute discussion impliquent nécessairement l’activation de tels « frames ». Et puisque ces « frames » forment des systèmes, l’usage d’un seul mot active généralement, non seulement son « frame » de définition, mais aussi une grande partie du système plus englobant dans lequel se trouve ce « frame » précis.
De plus, de nombreux « circuits-frames » disposent de connexions directes avec les régions émotionnelles du cerveau. Les émotions sont dès lors une partie incontournable de la pensée normale. Nous ne pouvons pas être rationnel·les sans émotions. Sans émotion, nous serions incapables de savoir ce que nous voulons, car aimer et ne pas aimer n’aurait aucun sens pour nous. Quand n’existent, ni « j’apprécie », [« like »] ni « je n’aime pas », quand il y a incapacité à juger des réactions émotionnelles des autres, nous ne pouvons tout simplement pas prendre de décisions rationnelles.
Les idéologies politiques sont dès lors caractérisées, elles aussi, par des systèmes de « frames » et le langage idéologique activera ce système idéologique. Puisque les synapses dans les circuits neuronaux sont d’autant plus renforcées qu’elles sont activées, la répétition du langage idéologique renforcera les circuits de cette idéologie dans le cerveau des auditeur·rices. A mesure que le langage est répété, il devient progressivement un langage « normalement utilisé ». Le langage idéologique, répété suffisamment souvent, peut ainsi devenir un « langage normal », tout en activant inconsciemment cette idéologie dans le cerveau des citoyen·nes, autant que des journalistes.
En résumé : on ne peut pas éviter le cadrage. La seule question est alors celle de savoir quels « frames » sont activés –et donc renforcés– dans le cerveau du public. Les possibilités de changer de « frames » sont limitées. L’introduction d’un nouveau langage n’est pas toujours possible. Car le nouveau langage doit avoir un sens, par rapport au système de « frame » existant. De plus, cela doit aussi fonctionner émotionnellement. Enfin, il doit être introduit dans un système de communication qui permette une diffusion suffisante sur l’ensemble de la population, une répétition suffisante et une confiance suffisante dans les messagers. Affirmons-le aussi : nier un « frame » ne fait qu’activer ce « frame ». Citons deux exemples fameux : lorsque Nixon a dit : « Je ne suis pas un escroc », tout le monde l’a considéré comme un escroc. Lorsque le président Obama a déclaré qu’il n’avait pas l’intention d’une « prise de contrôle par le gouvernement », il a en fait activé le « frame » de la prise de contrôle par le gouvernement.
Ce sont là quelques-unes des propriétés de la « vraie raison », entendons par là la façon dont nous raisonnons réellement. On observera alors que c’est bien différent de la façon dont la raison a été comprise en Occident, à la suite des Lumières.
Le piège de la raison des Lumières
La plupart d’entre nous avons été élevés avec une vision ordinaire de la façon dont nous pensons, une conception héritée des Lumières. Au cours des 30 dernières années, les sciences cognitives et du cerveau ont montré que ce point de vue est faux. Cette vieille vision affirmait que la raison est consciente, sans émotion, logique, abstraite, universelle. Les concepts et le langage sont capables de correspondre directement au monde. Or, tout cela est faux. La véritable raison est, la plupart du temps, non consciente (98%) ; elle nécessite de l’émotion ; elle utilise la « logique des frames », celle des métaphores et des récits ; elle est physique (inscrite dans la réalité des circuits cérébraux) ; et elle varie considérablement, car les « frames » eux-mêmes varient. Et puisque le cerveau est configuré pour diriger un corps, les idées et le langage ne peuvent pas s’adapter directement au monde, mais au contraire doivent nécessairement passer par le corps.
Ce point de vue sur la raison est important pour la discussion sur le dérèglement climatique. Beaucoup de personnes engagées dans le mouvement environnemental sont encore tributaires de la vieille et fausse vision de la raison et du langage. Les gens formés en politique publique, en science, en économie et en droit, par exemple, reçoivent souvent, au cours de leur formation intellectuelle, cette vieille et fausse vision. En conséquence, ils et elles peuvent croire que si nous exposons simplement les faits, nos auditeurs·rices raisonneront correctement et seront ainsi conduit·es à tirer les bonnes conclusions. Or, en réalité, pour que les faits puissent avoir un sens, ils doivent pouvoir être saisis au sein d’un système de « frames ». Sans quoi, ils seront ignorés. Les faits, pour être communiqués, doivent être bien formulés, en ayant bien en tête de telles repères. De plus, pour comprendre quelque chose de complexe, une personne doit disposer préalablement d’un système de « frames », qui peuvent donner un sens aux faits. Dans le cas du dérèglement climatique, trop de gens ne disposent pas d’un tel système de « frames », dans les systèmes conceptuels de leur cerveau. De tels systèmes de « frames » doivent être préalablement construits. Cela demande un certain temps et cela n’a pas été fait.
Comment mal comprendre le « framing » ?
On vient de le voir, les mots sont définis en lien avec des « frames ». Entendre un mot peut activer son « frame » – et les « frames » qui y sont liés – dans le cerveau d’un·e auditeur·rice. Insistons-y : les mots eux-mêmes ne sont pas des « frames » mais, dans de bonnes conditions, les mots peuvent être choisis pour activer les « frames » souhaités. C’est précisément ce que font les communiquant·es efficaces. Si l’on veut communiquer un fait complexe ou une vérité complexe, il faut choisir ses mots avec soin, précisément pour activer les bons « frames », afin que ce que nous voulons dire puisse être compris. Si l’auditeur·rice ne dispose pas de tels « frames », nous devrons choisir nos mots avec soin pour préalablement construire ces « frames ». C’est précisément ce que je fais dans cet essai, m’adressant à des lecteur·rices qui ne sont pas familiers avec les « frames », ni avec la science cognitive sur laquelle s’appuie l’étude du cadrage. Afin de communiquer des notions sur le cadrage, je dois fournir un récit à même de construire, dans l’esprit des lecteur·trices, un système approprié de « frames ».
Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi les conservateurs semblent pouvoir communiquer si facilement en seulement quelques mots, alors que ce sont généralement de paragraphes entiers dont les libéraux ont besoin ? La raison en est que les conservateurs ont passé des décennies, jour après jour, à construire des « frames » dans le cerveau des populations et à construire un meilleur système de communication pour faire connaître leurs idées en public. Les progressistes ne l’ont pas fait. En conséquence, ils ont du mal à construire le système de « frames » approprié pour exposer leurs idées. Ils partent de zéro. Et si, en plus, ils et elles font l’erreur de penser que les mots sont des « frames », ils supposeront que tout ce dont ils ont besoin, ce sont les bons mots ou les bons slogans.
Certes, de sages conseils existent concernant des mots et des slogans. Il est important par exemple de parler de valeurs et pas seulement de faits et de chiffres ; il est utile également d’utiliser un langage simple, et non des termes techniques, tout comme il est important de faire appel aux émotions. Mais en l’absence de systèmes de « frames » construits sur une longue période, les mots et les slogans ne pourraient probablement pas faire grand-chose, bien qu’ils puissent contribuer à une amélioration.
Une autre erreur fréquente consiste à restreindre la préoccupation dont nous parlons ici à une approche « communicationnelle », entendue alors comme une simple question d’habillage, de mise en forme, qu’il y aurait lieu de distinguer de la « réalité de la crise environnementale ». Si l’on entend les choses en ces termes, on semble accepter une vision du « framing » comme n’ayant guère de rapports avec des vérités profondes ; on serait davantage dans l’ordre de la persuasion politique à court terme, si pas de la manipulation. Mais en réalité, ce dont il est question, ce sont les « frames » environnementaux, entendons les structures conceptuelles (généralement non conscientes) que les gens ont dans leurs circuits cérébraux pour comprendre les problèmes environnementaux. Pour comprendre « les vraies crises », il faut pouvoir disposer, dans nos circuits cérébraux, des bonnes structures conceptuelles. Les « frames » sont communiqués via le langage et l’imagerie visuelle. Le bon langage est absolument nécessaire pour communiquer « la vraie crise ». Or, constatons-le, la plupart des gens ne disposent pas du système général de « frames » qui sont nécessaires pour comprendre « la vraie crise » ; certes, le simple fait de fournir quelques mots et slogans peut sans doute aider, mais dans une bien faible mesure.
Mais les problèmes de cadrage sont encore plus profonds. Pour comprendre « la vraie crise », ce sont généralement de mauvais « frames » dont la plupart des gens disposent, dans leurs circuits neuronaux. Ces « frames » inadéquats, non seulement contredisent les bons « frames » mais en plus les amènent à ignorer les faits pertinents. Notons-le d’emblée : ces mauvais « frames » ne disparaissent pas. Nous ne pouvons pas simplement présenter les faits pertinents et demander à tout le monde d’effacer des circuits importants préexistant dans leur cerveau. Les cerveaux ne fonctionnent pas de cette façon. Ce qu’il faut, c’est un effort constant pour construire les trames de fond nécessaires pour comprendre la crise, tout en construisant des circuits neuronaux pour inhiber les mauvais « frames ». Et c’est tout sauf un travail simple et de court terme, comme cela serait le cas si cela se résumait à quelques mots ou quelques slogans. Pourtant, bien souvent, les équipes de communication des associations, des organisations non gouvernementales environnementales, des agences gouvernementales de protection de l’environnement, des groupes de réflexion,… doivent avoir quelque chose à dire d’ici… la semaine prochaine, quand ce n’est pas pour demain ! Ils ont besoin de mots et de slogans tout de suite ! Cette situation si fréquente les conduit à considérer le cadrage comme un problème de construction de message et de wording » à court terme. Si cela ne suffisait déjà pas, le problème est pourtant encore pire. Car il ne s’agit pas seulement de comprendre « la vraie crise » : nous devons également comprendre ce qu’il y a lieu de faire à ce sujet. Choisir les bonnes politiques et mettre en œuvre les bonnes mesures nécessitent de comprendre ces politiques et comment elles sont censées fonctionner. C’est une question incroyablement compliquée et, dans de nombreux cas, les bons « frames » pour comprendre la politique et comment elles s’incarnent dans de telles mesures n’ont même pas été trouvés.
Politique : le système moral des autoritaristes
Abordons maintenant le domaine de la politique ou, plus spécifiquement, les fondements cognitifs de ce qui préside aux préférences politiques. Commençons par préciser qu’il existe des systèmes moraux conservateurs et progressistes. 8 (Lakoff, 1996/2002). Le système moral conservateur comprend un certain nombre d’idées qui œuvrent à l’encontre de l’environnementalisme et la nécessité de faire face au réchauffement de la planète.
-
Tout d’abord, il y a cette idée que, dans une hiérarchie morale, l’homme est au-dessus de la nature, que la nature est là (placée là par Dieu), uniquement en vue de l’usage et de son exploitation par et pour les êtres humains. Il existe d’autres interprétations de la Bible judéo-chrétienne (comme la métaphore de l’intendance promue par l’ancien vice-président Al Gore). Cependant, la réactualisation de cette métaphore inhibe les changements dans les pratiques et les croyances relatives au dérèglement climatique.
-
Deuxièmement, il y a l’idéologie du marché. « Il faut laisser le marché décider » (« Let-the-Market-Decide ». Dans cette conception, le marché est à la fois naturel et moral –c’est lui, le Décideur, qui récompense la discipline de marché et punit celles et ceux qui en manquent ; il ne devrait pas y avoir d’autorité supérieure à celle du marché. Conséquences : il ne faut pas de réglementations, les impôts doivent être faibles ou nuls, il ne doit pas y avoir de protections des travailleur·es, pas plus que de syndicats… Ainsi, la réglementation environnementale et les subventions gouvernementales pour soutenir les énergies durables, les technologies vertes et les emplois verts sont considérés comme une ingérence inadmissible du gouvernement dans le marché. Dans cette conception, cette ingérence est donc immorale.
-
Troisièmement, les conservateurs ont tendance à penser davantage en termes de causalité directe que systémique9. C’est d’autant plus décisif que, dans la compréhension des phénomènes comme le dérèglement climatique, c’est la causalité systémique qu’il faut convoquer dans nos efforts de compréhension et non la causalité directe.
-
Quatrièmement, le fondamentalisme actuel du marché suppose que la recherche de l’enrichissement personnel est une bonne chose. Cette conception soutient l’idée que les principes du marché devraient régir nos conflits entre l’environnementalisme et l’économie. L’un de ces principes est l’analyse coûts-bénéfices (ACB). Le calcul de base de l’ACB se fonde sur la soustraction : les bénéfices moins les coûts cumulés au fil du temps et cela indéfiniment. On notera que ces « bénéfices » et ces « coûts » ne sont appréhendés qu’en termes monétaires, comme si toutes les valeurs impliquant l’avenir de la terre étaient monétarisables. On le perçoit bien, l’ACB n’est tout simplement pas le bon paradigme pour penser le dérèglement climatique. Par exemple, comme tout économiste le sait, l’argent futur vaut moins que l’argent actuel. Une équation permet de calculer. L’équation dit que, dans un laps de temps assez court, tous les avantages monétaires, mis en regard des coûts tendront à zéro. La conclusion de ce raisonnement est implacable : il n’y a aucun avantage à long terme à sauver la terre !
-
Cinquièmement, l’ACB est alignée sur la métaphore de la valeur équivalente. Pour connaître la valeur monétaire de l’environnement dans un cas particulier, on raisonne en termes de « services » que l’environnement fournit aux êtres humains. On calcule ensuite ce qu’il en coûterait à une entreprise privée pour fournir les services équivalents. Telle est la valeur du « service environnemental ». Si un développeur est prêt à payer ce montant ou plus, le développement devrait se poursuivre. Dans les cas où développement s’oppose à conservation, on calcule les bénéfices du développement qui seraient « perdus » pour le promoteur, si la conservation était l’option retenue. On considère alors que telle est la valeur de la conservation. Autrement dit, c’est l’argent qui est à verser au promoteur, si c’est la conservation qui est l’option choisie. Dans les deux cas, l’environnement naturel, sensé durer indéfiniment, est détruit et sacrifié, au profit à court terme.
Ensemble, ces points conduisent à expliquer une grande partie de l’indignation morale exprimée par les conservateurs face à la législation progressiste sur l’environnement et le dérèglement climatique.
Politique : le système moral progressiste
Les valeurs qui figurent au cœur du système moral progressiste sont l’empathie, la responsabilité (personnelle et sociale) et l’éthique de l’excellence (Entendons par là rendre le monde meilleur, en commençant par soi-même). Notons d’emblée que l’empathie a une base physique, dans le système des neurones miroirs.10 Ces neurones nous relient physiologiquement à d’autres êtres (par exemple, les ours polaires) et à des choses (par exemple, les séquoias) dans le monde naturel. Cela nous amène à concevoir la valeur inhérente au monde naturel.
La responsabilité personnelle implique, tant de prendre soin de soi (par exemple, maintenir sa propre santé) que de prendre soin des autres (par exemple, protéger leur santé). Nos actes à l’extérieur sont considérés, non seulement comme un moyen de faire ce genre de choses, mais aussi comme un moyen de développer de l’empathie envers les êtres et les choses dans le monde naturel. L’éthique de l’excellence nous appelle à rendre le monde meilleur (améliorer l’environnement) ou du moins à le préserver, en commençant par nous-mêmes (par exemple, économiser l’énergie, recycler, etc.).
Le système moral progressiste rejette le fondamentalisme du marché et considère que l’action du gouvernement est nécessaire pour améliorer les conditions environnementales. On voit alors comment ces deux systèmes moraux contradictoires sont au cœur du conflit politique sur l’environnement en Amérique.
Les bi-conceptuel·les
Heureusement, une grande partie du public est significativement « bi-conceptuelle ». En effet, beaucoup de gens ont des versions de systèmes de valeurs conservateurs et progressistes dans leur cerveau, mais qui s’appliquent à des questions différentes. Ainsi, Beaucoup d’américains peuvent être conservateurs sur certaines questions et progressistes sur d’autres. Ce serait bien si les systèmes de valeurs politiques n’affectaient pas les questions environnementales, mais c’est le cas. La bonne nouvelle est qu’il peut être possible d’activer une vision réaliste de notre situation, en utilisant le fait que de nombreux électeurs peuvent basculer. Plus, de nombreux républicains sont partiellement progressistes, du point de vue des systèmes de valeurs déjà en place dans leurs cerveaux. Les implications sont alors assez évidentes : il s’agit de chercher à activer les « frames » progressistes sur l’environnement (et sur d’autres questions) et d’inhiber les « frames » conservateurs. Et cela peut se faire par le langage (en « framant » efficacement nos discours) et l’expérience (par exemple, fournir des expériences du monde naturel).
Malheureusement et a contrario, les conservateurs ont longtemps été extrêmement bons –en utilisant un langage qui est répété à longueur de journée, tous les jours, pour activer les « frames » conservateurs et inhiber les « frames » progressistes. Manifestement, en matière de communication, nous ne sommes pas sur un pied d’égalité.
Hypo-cognition environnementale : l’absence de « framing » est une tragédie.
La notion d’ « hypo-cognition » désigne un manque : ce qu’il nous manque, ce sont les idées, les « frames » dont nous avons pourtant grand besoin, pour nous exprimer et être compris. Et dans le cas de l’environnement, nous souffrons d’une hypo-cognition massive. La raison en est que l’environnement ne concerne pas seulement l’environnement ! Ce domaine est intimement lié à d’autres domaines : l’économie, l’énergie, l’alimentation, la santé, le commerce et la sécurité, par exemple. Or, dans les cas de domaines qui se chevauchent, nos citoyen·nes ainsi que nos dirigeant·es, nos décideur·ses et nos journalistes manquent tout simplement de « frames » qui soient à même de saisir la réalité de la situation.
C’est donc par le concept même d’ « environnement » qu’il nous faut commencer. En effet, ce « frame » considère l’environnement comme « séparé » de nous, l’environnement est « autour » de nous. Or, nous ne sommes pas séparés de la Nature, nous en sommes une partie inséparable. Pourtant, nous nous séparons de cet autre et concevons la Nature essentiellement comme autre. Cette séparation est si profonde dans notre système conceptuel que nous ne pouvons pas tout simplement l’effacer de notre cerveau. C’est un « frame » terriblement faux et il ne disparaîtra pas.
Prenons encore l’expression : « agir pour l’environnent ». En tant qu’individus, que pouvons-nous faire ? Consommer moins d’énergie ? Remplacer nos ampoules ? Conduire moins, marcher plus, faire du vélo ? Recycler ? Manger bio et local ? Rendre nos maisons plus écologiques ? Acheter vert ? Tout cela est bien beau et nécessaire, mais il y manque la chose la plus importante : l’action politique ! Dans une large mesure, l’action gouvernementale s’impose aux actions individuelles et les façonne. Par conséquent, Lorsque nous pensons à l’environnement, nous devrions donc automatiquement penser à l’engagement politique. Mais, comme on vient de le voir, la politique se situe en dehors du « frame » de l’environnement.
C’est là une vérité profonde qu’il est également difficile mettre en discussion, parce qu’il n’y a pas de « frames » établi pour cela dans le discours public. Les effondrements économiques et écologiques ont pourtant les mêmes causes : elles sont systémiques et non locales. Le risque mondial est systémique et non local. Nous devons penser en termes globaux et de systèmes mais nous ne le faisons pas naturellement. On le voit ici, cette l’hypo-cognition est tragique. Nous manquons cruellement des « frames » dont nous avons besoin.
Le point de vue des scientifiques
Je suis un scientifique. J’ai commencé ma formation de premier cycle au Massachusetts Institute of Technology, et je suis devenu plus tard l’un des fondateurs du domaine des sciences cognitives. J’ai été élevé dans la Raison des Lumières. Observons qu’elle a encore une emprise parmi les scientifiques du champ des sciences exactes et appliquées, qui ne sont pas familiers avec la révolution qui a été amenée par les sciences cognitives et du cerveau.
Le point de vue des scientifiques de l’environnement est matériel –combien l’atmosphère terrestre peut-elle tolérer de parties par million de CO2, sans que cela conduise à un réchauffement climatique excessif ? 350 ? 450 ? Les scientifiques étudient, dans la haute atmosphère, les réactions chimiques qui produisent ce réchauffement. Ils et elles examinent la capacité de stockage du CO2 dans les forêts et dans les océans. Ils et elles calculent l’évolution de la fonte des glaciers et des calottes glaciaires et comment cela influe sur la montée des océans. Ils et elles en examinent les effets sur les tempêtes, les poissons et les oiseaux. Pour les scientifiques de l’environnement, tel est l’état de crise dans lequel se trouve leur domaine d’étude. Ils et elles ont notre gratitude et notre soutien.
Je me souviens quand, dans les années 1970, j’ai entendu pour la première fois que la température de la Terre pourrait augmenter d’un degré, voire deux. J’avais étudié suffisamment la thermodynamique pour savoir, en quelques secondes, à quel point c’était une quantité de chaleur énorme. J’avais suffisamment lu sur la météorologie pour réaliser les effets sur les tempêtes, sur les espèces vivantes, pour comprendre à quel point elles (et nous) sommes vulnérables aux changements subtils du climat, et ainsi de suite. Autrement dit, j’avais assez de « frames » scientifiques dans mon cerveau pour tirer instantanément de telles conclusions. Et, comme d’autres scientifiques, je croyais à l’époque que si nous faisions tous passer ce message scientifique, les dirigeants du monde percevraient immédiatement la menace et agiraient selon ce que la situation nous impose. Cela a été la stratégie d’Al Gore : si suffisamment de gens voient « Une vérité qui dérange » et sont confrontés aux données scientifiquement établies, le monde devrait changer.
On voit donc que la seule présentation des résultats de la science de l’environnement, aussi fondamentale et matérielle soit-elle, ne réussit pas à changer suffisamment de cerveaux. Pour cela, nous devons nous appuyer sur une bonne compréhension des sciences cognitives et du cerveau. Nous avons besoin que cela soit efficace, pour réussir à contrer les puissantes formes conservatrices de résistance que l’on constate dans ce domaine.
Construire des messages
J’aimerais pouvoir vous dire qu’il suffirait d’améliorer quelques mots et quelques slogans d’ici la semaine prochaine et que cela pourrait changerait le monde, sur le plan environnemental et plus globalement des batailles culturelles. Mais ce que je dis depuis des années, c’est que c’est plus difficile que cela. Il y a beaucoup de choses qui doivent être faites, et en même temps, sur le front de la formulation des messages.
Premièrement, les progressistes ont besoin d’un bien meilleur système de communication. En plus des instituts de recherche sérieux, un tel système a besoin de structures de formation, et d’auteurs qui peuvent ensuite être interviewés dans les médias.
Deuxièmement, il doit y avoir une politique cognitive, en plus de la politique matérielle. Cela signifie planifier les « frames » qui sont nécessaires à long terme, ainsi que ceux qui sont nécessaires pour affronter nos contradicteurs sur les questions de l’heure. L’efficacité des « frames » à court terme dépend de l’efficacité préalable des « frames » à long terme.
Troisièmement, les travaux des instituts de recherche sur le « framing » vont bien au-delà d’une simple question de mots et de langue. Il s’agit du genre de choses dont il a été question dans le présent article. Ces travaux visent à affronter cette question : quelles sont les lacunes de cadrage et comment les combler ?
Quatrièmement, il y a des conseils utiles dans nos messages de tous les jours :
-
Efforçons-nous de parler, en nous situant au niveau des valeurs. Définissons les questions en termes de valeurs morales. Distinguons d’une part les valeurs dans leur portée générale et d’autre part les mesures politiques précises. Jouons toujours « en attaque » et jamais « en défense ». N’acceptons jamais les « » climato-négationnistes de la droite ne les nions pas, ne les répétons pas, ne structurons pas nos arguments en vue de les contrer. Ce que nous savons du fonctionnement de notre cerveau montre que cela ne conduit qu’à activer leurs « frames » dans les cerveaux. Dit autrement : nier ces « frames » adverses, cela les aide !
-
Veillons à proposer une compréhension structurée de ce que nous voulons dire. Ne donnons pas des listes de courses ! Racontons des histoires qui illustrent nos valeurs et qui suscitent des émotions. Ne nous contentons pas de présenter des chiffres et des faits, sans avoir d’abord cherché à les encadrer, (« »), afin que leur signification globale puisse être comprise. Au lieu de cela, recherchons et trouvons des thèmes généraux ou des récits qui intègrent ce que vous voulez faire.
-
Le contexte est important : soyons conscients de ce qui se passe. Répondons aux préoccupations quotidiennes des gens. Évitons le jargon technique, utilisons des mots que les gens peuvent comprendre. Le messager compte. Les visuels comptent. Le langage corporel est important.
Le « framing » pour un mouvement environnemental
Les mouvements sociaux qui réussissent s’appuient sur la cohérence apportée par un cadrage cohérent. Pensons au mouvement syndical, au mouvement anti-guerre (ou pour la paix), au mouvement des droits civiques ou encore au mouvement féministe. Les idées à la base de ces mouvements sont finalement simples et directes. Ainsi, quant aux syndicats : parce que les entreprises ont beaucoup plus de pouvoir sur les travailleurs individuels en matière de salaire, d’avantages sociaux et de conditions de travail, les travailleurs doivent se regrouper en syndicats pour équilibrer ce pouvoir. Droits civiques : les afro-américains ont été privés d’un large éventail de droits civiques et devraient pourtant les avoir. Féminisme : les femmes ont été reléguées à des postes inférieurs dans la société et elles méritent l’égalité dans tous ces domaines.
Il devrait en être de même pour les préoccupations environnementalistes. Environnementalisme : le monde naturel est en train d’être détruit et c’est un impératif moral de le préserver et de le reconstituer, autant que possible et le plus rapidement possible. Bien sûr, dans chacun de ces cas, des complexités sont apparues, ils ont suscité de puissantes réactions. Les spécificités sont extrêmement complexes dans chacun d’eux, et il en va de même dans le cas du mouvement environnementaliste. Mais ce qui a rendu les mouvements sociaux efficaces, c’est, dans le fond, le fait de disposer d’un « framing » de base, simple et solide.
Pour pouvoir être bien perçue, la vérité doit être cadrée avec efficacité. C’est la raison pour laquelle il est important de comprendre le « framing ».
Références
Lakoff, G. P. (1996). “Moral politics”. Chicago, IL: University of Chicago Press.
Lakoff, G. P. (2006). “Whose freedom?”. New York: Farrar, Straus, and Giroux.
Lakoff, G. (2008). “The political mind: Why you can’t understand 21st Century American politics with an 18th Century brain”. New York: Penguin Group.
Luntz, F. (2003). “The environment: A cleaner, safer, healthier America”. The Luntz Research Companies-straight talk (pp. 131-146). Memo non publié.
Notes
1 Ce terme traduit le mot « frame », auquel Lakoff donne un sens précis, comme on va le lire. (NdT).
2 George LAKOFF (B.S., Massachusetts Institute of Technology ; Ph.D., Université de l’Indiana) est Professor Emérite de Science Cognitive de Linguistique à l’Université de Californie à Berkeley. Il est notamment l’auteur de “Metaphors We Live By” (Chicago, IL: University of Chicago Press, 1980) et de “Philosophy in the Flesh” (New York: Basic Books, 1999), tous deux rédigés en collaboration avec Mark Johnson, et “Don’t Think of an Elephant!” (White River Junction, VT: Chelsea Green, 2004). Son dernier livre en date est: “The Political Mind” (New York: Viking / Penguin, 2008). Il a conseillé des centaines d’organisations environnementales sur des questions de « Framing ». Correspondance avec George P. Lakoff : 1435 Euclid Avenue, Berkeley, CA 94708-1904, États-Unis. Messagerie électronique : lakoff@berkeley.edu
3 Traduction/adaptation : Gérard Pirotton.
4 George LAKOFF, (2010), “Why it Matters How We Frame the Environment”, in: Environmental Communication, 4:1, 70-81. Lien vers cet article : https://doi.org/10.1080/17524030903529749
5 Un lien vers cette revue : https://www.tandfonline.com/loi/renc20
6 George W. Bush. Président républicain des USA, de 2001 à 2009. On se souviendra de son élection contestée en 2000, devant Al Gore. Il est en poste au moment des attentats du 11 septembre 2001 (9/11).
7 Dans la suite du texte, on utilisera systématiquement le mot « frame », (et non sa traduction de française de cadre), parce que le terme français connote la notion d’enfermement, par rapport au sens « technique » que Lakoff entend donner à ce terme. (NdT)
8 Le texte a bien sûr été écrit en référence au contexte et à la culture politique américaines. Son système bi-partisan voit s’opposer d’une part républicains/conservateurs et d’autre part démocrates/libéraux/progressistes. Le texte de cette traduction a conservé le vocabulaire, tel qu’utilisé par Lakoff dans son texte original. (NdT)
9 Lakoff renvoie ici à son livre « Who’s freedom ? » et en particulier à son chapitre 7).
10 Lakoff fait ici référence à son ouvrage publié en 2008 : « Political Mind ».