Il y a deux ans, le Parlement belge décidait de faire face à l’Histoire en ouvrant un travail de mémoire sur notre passé colonial et ses conséquences jusqu’à aujourd’hui. Un exercice indispensable pour permettre à l’État belge d’assumer dignement ses errements et fautes passées et d’ouvrir une nouvelle page d’histoire sur des fondations lucides.

Cette carte blanche à d’abord été publiée sur le site d’information Le VIF le 19 décembre 2023

Après l’important et riche travail des expert.es, puis des parlementaires, le constat est sans appel : « le régime colonial était un système fondé sur l’exploitation et la domination, qui reposait sur un rapport d’inégalité injustifiable caractérisé par le paternalisme, la discrimination et le racisme et qui a donné lieu à des humiliations »1. Et ce système, traversant les époques sous diverses formes a engendré des millions de morts, un pillage à large échelle des ressources ainsi que des souffrances terribles pour les populations des pays colonisés, au Congo, au Rwanda et au Burundi. Il a eu des « conséquences à long terme incalculables par les générations décimées, les potentialités qui furent anéanties sur le plan du développement, de la santé ou, sur le plan plus individuel, de l’estime de soi… ». Il a indubitablement généré diverses formes de racisme et de discriminations persistant jusqu’à aujourd’hui.

« Éviter que passé et présent ne se dévorent. »

La Belgique doit-elle s’excuser pour la colonisation ? Bien entendu ! Cette discussion relève de postures politiques internes à notre pays et perpétue la logique paternaliste qui méprise les souffrances engendrées par l’action passée de notre État. Quelle serait la logique de reconnaître des fautes sans en assumer les conséquences morales et politique ? Quelle cohérence y aurait-il a clore ce travail de mémoire en repoussant, encore une fois à plus tard, l’expression d’excuses non ambiguës de l’État belge – et non des individus – envers les peuples jadis colonisés ? Aucune ! La dignité du travail mémoriel échouerait dans le ridicule de l’hypocrisie.

Assumer, c’est se grandir. Ce que fît le Premier ministre Guy Verhofstadt, à Kigali, le 7 avril 2000, en demandant pardon au peuple rwandais à l’occasion du 6ème anniversaire du génocide des Tutsis. Ce jour-là, il rendait à la Belgique l’honneur qu’elle avait perdu au Rwanda.

Ce fut aussi l’engagement de Louis Michel, un autre libéral, lors de la conférence internationale sur le racisme de Durban en 2001où il déclara, en se référant aux excuses de Verhofstadt :« Cette Conférence peut clore et remettre à plat l’histoire du siècle précédent puis fonder un avenir aux valeurs communes unifiées. Reconnaître la colonisation et ses acteurs est un acte politique qu’il faut poser ». Certains États craignaient alors que le fait de reconnaître l’esclavagisme et la colonisation comme causes du racisme puisse ouvrir des demandes de compensation. Mais la ministre des Affaires étrangères de l’Afrique du Sud et son homologue belge rassurèrent en affirmant qu’il était possible « d’envisager des compensations dans le contexte actuel en matière de coopération au développement, de lutte contre la pauvreté et de prévention des maladies…». La coopération n’est certes pas une forme de réparation mais le désaccord sur cette dernière n’empêche nullement la reconnaissance des fautes passées.

Avant de tourner la page, il faut la lire…

Ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de culpabiliser qui que ce soit aujourd’hui pour des comportements de l’époque coloniale, ni de « concéder » une réponse aux descendants des peuples colonisés. Reconnaître une faute, pour un État, c’est d’abord s’assumer et se grandir. Des excuses officielles ont du sens avec la force d’une réelle prise de conscience de ce que fut la colonisation et de ce qu’elle a généré comme privilèges ici et comme souffrances là-bas, avec la volonté de respecter les mémoires plurielles pour tisser lucidement les mailles du futur.

Qu’il y ait des questions ou des craintes quand aux conséquences d’excuses est logique mais assurément secondaire. Il s’agit de reconnaître d’abord que la colonisation était, par principe, inacceptable et, en pratique, criminelle pour pouvoir ensuite discuter librement des réalités diverses vécues par les un.es et les autres et bâtir de nouvelles relations entre États et populations. L’hypocrisie boutiquière de ceux qui rechigneraient encore à franchir ce pas retarde inutilement le geste qui tourne une page après l’avoir réellement lue et qui ouvre un chapitre à écrire ensemble. Or, c’est ce chapitre-là qui intéresse les habitant.es du Congo, du Burundi et du Rwanda et qu’appelle la diaspora africaine en Belgique, plus que nos positionnements politiques ou notre frilosité à reconnaître les faits historiques.

« Nos pays sont liés par le nombril »

En août dernier, le vieil écrivain et poète congolais Gervais Chirhalwirwa me disait joliment en dédicaçant son dernier recueil : « nos deux pays sont liés par le nombril ».

C’est la colonisation qui crée, par la violence, l’État du Congo, détruisant les organisations sociales et cultures existantes. C’est la colonisation qui permet à la jeune Belgique de devenir une puissance économique et géopolitique majeure au début du XXème siècle. Cette histoire coloniale, de transformations des pays concernés, est aussi celle des résistances du peuple congolais, affirmant sa dignité envers et contre tout, et des anticolonialistes de Belgique… Cet héritage-là mérite également d’être mis en lumière.

Alors, que faisons-nous de cette histoire entremêlée, vécue de façons profondément différentes selon nos latitudes ? Que faisons-nous collectivement qui participe d’un futur plus juste et prospère, débarrassé des scories coloniales racistes, nourri de liens forts et d’un respect réciproque ?

Le monde a besoin du Congo, de l’oxygène de ses forêts, de ressources de son vaste territoire, de la jeunesse et de l’enthousiasme de sa population, de ses projets et de ses cultures. Et le Congo a besoin de paix et de justice, de pays réellement amis qui participent de la sécurisation des ses frontières, de la valorisation équitable de son économie et de collaborations justes avec ses scientifiques, entrepreneurs, organisations de la société civile… Soyons audacieux ensemble.

Assumer le passé pour agir aujourd’hui !

La commission parlementaire sur le « passé colonial » a travaillé sur une ligne de crête entre préoccupations concernant nos relations avec les pays et population d’Afrique centrale et attention à la situation des personnes afrodescendantes confrontées au racisme au sein de notre société. Sur ces deux versants entrelacés, son rapport contient d’importants constats historiques et sera amené à formuler une série de recommandations dont nous devrons nous saisir plutôt que nous embourber dans une polémique éculée entre excuses ou regrets.

Les archives coloniales, de l’État, des entreprises, du Palais royal et des églises doivent être ouvertes et les scientifiques du Rwanda, du Burundi et du Congo pouvoir y accéder facilement, y compris aux précieuses cartes géographique et géologiques. Des projets de recherches concernant l’histoire coloniale et précoloniale gagneront à être développés en commun.

Les échanges académiques, culturels, économiques doivent être facilités, ce qui commence par une politique de visas et de reconnaissance des diplômes simplement respectueuse des personnes, débarrassée de la méfiance et du mépris qui caractérisent fréquemment l’attitude belge.

Notre diplomatie et nos politiques de coopération en Afrique doivent résolument choisir une position d’allié et de partenaire honnête. L’Est du Congo souffre sans fin de conflits dans lesquels de nombreux acteurs occidentaux son impliqués à divers titres. Le besoin actuel hurlant des congolais.es, c’est la paix et la reconnaissance claire de leur souveraineté sur les frontières héritées de la colonisation. La Belgique peut, en ce sens, peser sur l’élaboration du cadre européen de due diligence, la mise à l’agenda international des enjeux sécuritaires de la zone des Grands Lacs et des dynamiques d’annulation des dettes illégitimes. Si notre pays a un rôle à jouer sur la scène mondiale, c’est sans doute celui-là, à la hauteur de sa responsabilité historique et de ses compétences singulières, à la dimension des valeurs humanistes que nous affirmons défendre.

L’enseignement et le travail mémoriel devront intégrer d’une façon beaucoup plus rigoureuse l’histoire de la colonisation, en associant les voix, compétences et points de vue issus d’Afrique ou de la diaspora d’origine africaine. Ces démarches viseront aussi à comprendre et déraciner dans notre société le racisme et les discriminations héritées de la propagande coloniale.

Ces pistes, et d’autres, permettront de décoloniser nos esprits et actions et de nouer de nouvelles relations avec les anciennes colonies belges sur une base partenariale plus juste.

Plutôt qu’effacer, co-écrire l’histoire !

Ces dernières années, les débats portant sur les traces de la colonisation dans l’espace public se sont focalisés sur la présence de statues de Léopold II. Pour les uns, maintenir ces statues perpétue une mentalité coloniale. Pour d’autres, les retirer serait signe d’une soumission « woke » qui effacerait l’histoire nationale. Et si nous sortions de ce cadrage caricatural, fondé sur une appréciation morale de notre du passé et la confusion entre « histoire » et « mémoire » ?

De tout temps les sociétés ont exprimé dans l’espace public ce qu’elle souhaitaient honorer, rappeler, admirer. Elles opèrent des choix parmi les évènements et figures de leur histoire, entre ce qu’elles souhaitent rappeler et ce qu’elles préfèrent oublier. Dans la ville nous écrivons matériellement des façons de voir et de construire le monde. Et ces façons évoluent. Il est parfaitement légitime d’ajouter et de retirer, de nommer ou renommer, d’imaginer et d’aménager, au cas par cas, l’espace à la lumière de notre regard et des valeurs ou aspirations d’aujourd’hui.

Alors, faisons en sorte que notre travail de mémoire soit à la hauteur de nos espoirs. Imaginons de nouvelles interventions urbanistiques et artistiques, qui valorisent, métissent et croisent les regards, rappelons concrètement que si les empreintes de l’histoire évoquent surtout les puissants et sont les reflets de propagandes datées, il y eut aussi en Belgique et dans les colonies des résistant.es, des victimes et des oublié.es à honorer davantage. Faisons-place aux talents des artistes d’aujourd’hui pour valoriser d’autres mémoires et inventer un récit plus partagé d’avenir désirable pour toutes et tous.

À quelle humanité érigeons-nous des statues? En 2025, il y aura 140 ans que le roi Léopold II faisait du Congo sa propriété personnelle. Et si la Belgique marquait cet anniversaire comme une étape symbolique ? Notre gouvernement organiserait un concours international pour créer par une intervention artistique forte une réponse à la monumentale statue de la place du Trône à Bruxelles ? Une oeuvre sculpturale majeure qui relierait symboliquement les époques, les cultures et les territoires, qui ferait place aux regards et aux talents africains et diasporiques pour écrire un monde commun et une histoire plus égalitaire. L’expérience artistique vaudrait pour d’autres places par la suite.

Ainsi l’écrit Achille Mbembe : « Il faut cesser de lier les luttes pour la mémoire aux luttes pour l’identité comprise comme différence insurmontable. Là ou la colonisation, l’esclavage, le sexisme nous ont trop longtemps divisés, nous devons remplacer la politique de la différence par la politique de l’en-commun. »

Patrick Dupriez
Président d’Etopia

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