L’illusion du découplage : transition et épuisement des ressources

Par Philippe Joye

Les pays occidentaux ne font qu’ “outsourcer” les conséquences environnementales de leur consommation. “Le découplage”, à savoir l’idée que l’évolution technologique, les forces du marché et l’innovation auraient permis à l’occident de faire des avancées majeures en terme d’efficacité énergétique et plus largement de respect de l’environnement et des limites planétaires est simplement inexact, comme le démontre ici Philippe Joye.

Dans un article paru dans le journal « Le Soir » du mardi 13 septembre 2022 dans la rubrique « débat » mettant en parallèle le philosophe réputé Luc Ferry et l’économiste Philippe Roman (Ichec), intitulé « Notre salut passe-t-il par la décroissance ? »[1], Luc Ferry[2] déclarait qu’il fallait en finir avec l’héritage du rapport Meadows de 1972 :

« S’il est vrai que le lien qu’il fait entre croissance, consommation d’énergie, épuisement des matières premières et émission de gaz à effet de serre est attesté pour les premières révolutions industrielles des trois derniers siècles (sic …), il est devenu faux aujourd’hui dans les pays les plus avancés.  Un des meilleurs économistes français, Eric Chaney, l’a montré, chiffres à l’appui, dans un article publié il y a tout juste un an – « Critique de la raison décroissantiste », facile à trouver sur le net[3] – : il y a dans les pays qui associent préoccupations environnementales et progrès technologiques, un découplage de plus en plus marqué entre une croissance qui progresse de manière massive et une décrue des trois fléaux qu’on vient d’évoquer (consommation d’énergie, épuisement des matières premières et émission de gaz à effet de serre, NDLR) »

Le chercheur australien Graham Turner de l’Université de Melbourne s’attache depuis plus de deux décennies à vérifier l’adéquation entre les données collectées (entre 1972 et 2010) aux indicateurs choisis et calculés par l’équipe Meadows.  Dans une publication scientifique relativement récente (2014) intitulé « Is global collapse imminent ? »[4].  Les résultats de son étude montrent que nous sommes bien, à quelques petits écarts près, sur les courbes du scénario « Standard Run », appelé couramment « Business As Usual » (ou BAU), du rapport Meadows.  Donc, selon cette étude bien documentée, le rapport Meadows n’est pas invalidé, que du contraire (voir les graphiques de synthèse ci-après).

Il est normal qu’il y ait des écarts, un modèle reste un modèle, la réalité s’en écarte toujours peu ou prou.  Et puis parce que, pour exemples : l’intensité énergétique a baissé grâce à l’optimisation et l’innovation technologiques ; ces dernières ont permis une économie des ressources ou, dans le cas des fossiles, de trouver de nouvelles ressources (gaz ou pétrole de schiste).  Mais leurs conséquences positives sont à la marge, reportent d’une à deux décennies le début de l’effondrement, en rendant la « falaise de Sénèque[5] » plus raide, comme on le verra ci-après.  Et il est déjà remarquable, au début des années 1970, que l’équipe Meadows ait pu obtenir de tels résultats avec l’informatique et les modèles de calcul de cette époque.

Graham Turner note dans sa publication : « La comparaison frappante décrite ci-dessus indique que le travail LTG[6] original ne doit pas être rejeté comme de nombreux critiques ont tenté de le faire, et augmente la confiance dans la modélisation des scénarios LTG. Il est à noter qu’il ne semble pas y avoir d’autres modèles économie-environnement qui ont démontré un accord de données aussi complet et à long terme. »

Eric Chaney fait partie de ces critiques puisqu’il affirme (sans réelle démonstration chiffrée) : « Bien que les conclusions catastrophistes du rapport Meadows aient fait long feu, l’école de pensée malthusienne est toujours vivace ».  Et voilà qu’on agite à nouveau « l’épouvantail Malthus[7] », comme souvent lorsqu’il s’agit de décrédibiliser le rapport du Club de Rome.

Et pourtant, début du 19ième siècle, donc avant l’essor des énergies fossiles, sans outil mathématique et encore moins informatique, Malthus a bien décrit dans son ouvrage emblématique « Essai sur le principe de population » les limites physiques de la croissance d’une population dans un monde de ressources finies.

Si ces limites ont été (fortement) décalées dans le temps, ainsi que dans leurs proportions, c’est grâce à l’extraction et à l’apport considérables des énergies fossiles qui ont permis la révolution industrielle puis l’accélération phénoménale que nous connaissons depuis la fin de la seconde guerre mondiale (« The great acceleration »[8]).

Graham Turner n’est pas le seul, autre exemple : Tim Jackson, Professeur à l’Université de Surrey, et Robin Webster, chercheuse et écrivaine sur les problèmes environnementaux depuis plus de 20 ans, confirment, dans un rapport[9] de 2016 intitulé « Limits Revisited – a review of the limits to growth debate », que l’humanité suit les courbes BAU du rapport Meadows.

Eric Chaney remet également en cause les hypothèses et le modèle de calcul du MIT : « C’était justement là que le bât blessait : en adoptant une modélisation inspirée de la physique, l’équipe Meadows négligeait des dynamiques fondamentales de l’économie de marché comme l’évolution des prix relatifs et leur impact sur l’offre et la demande, ou les incitations à innover ».  Le sous-entendu des économistes néo-classiques ou néo-libéraux est toujours le même : l’économie est « hors sol » et s’affranchit des contraintes et des limites physiques !

Or les indiscutables innovations technologiques menant à, par exemple, une amélioration de l’efficacité énergétique, aussi souhaitables soient-elles, ont toujours un « effet rebond » bien connu des écologues.  Un exemple emblématique : la technologie des LED qui permet une consommation énergétique 4 à 5 fois moins grande, pour un éclairage (nombre de Lux) identique à celui d’une ampoule à incandescence, ou pour un téléviseur de taille identique à l’ancien tube cathodique ont mené à : une augmentation de l’éclairage, une augmentation de la taille des écrans et à leur démultiplication, tant chez les particuliers que dans l’espace public.  A tel point que, à la suite de ces innovations, la consommation énergétique totale des LED, toutes applications confondues, a dépassé celle des équipements que les LED ont permis de remplacer.  Un autre exemple : l’amélioration de l’efficacité des moteurs des véhicules thermiques a permis d’augmenter leur taille et la multitude des équipements de sécurité, de confort et d’agrément embarqués, donc leur poids.

Reprenons le décalage dans le temps du « Peak Oil » que Eric Chaney évoque dans son article pour expliquer les bienfaits de l’innovation (« Un bon exemple est fourni par les mésaventures de la théorie du « peak oil » développée par le géophysicien King Hubbert pour la production américaine de pétrole … »).  Les innovations technologiques (têtes chercheuses pour l’off-shore, fracturation hydraulique ou cracking des sables bitumineux pour l’onshore, …) ont en effet permis un recul du Peak Oil.

Mais à quel prix ?  Un épuisement très rapide des puits, leur démultiplication pour exploiter le gisement, et des dégâts environnementaux locaux considérables à la fin de l’exploitation, à tel point que les espaces concernés sont qualifiés de « wastelands »[10].

De plus, il n’est presque pas nécessaire de rappeler que, au niveau global, cela retarde alors la diminution indispensable des émissions de gaz à effet de serre et accroît le réchauffement de notre planète.

Par ailleurs, Graham Turner a introduit dans son modèle l’apport de ces énergies fossiles dites « non conventionnelles », inconnues à l’époque du rapport Meadows.  La réponse de son modèle (scénario « POCAR ») est un décalage dans le temps de l’ordre de deux décennies, par rapport au modèle « BAU » comme le montre la figure suivante.  Mais avec une falaise de Sénèque, un effondrement, bien plus raide.  Autrement dit, on retarde l’effondrement, mais il sera bien plus brutal pour l’humanité.

Le prétendu découplage occidental

Luc Ferry, se basant toujours sur la publication d’Eric Chaney, met en exergue le prétendu découplage dans les pays occidentaux entre la croissance et la consommation énergétique ou exprimé autrement par Eric Chaney : « Le lien entre consommation d’énergie et PIB[11] n’est pas la loi d’airain invoquée par les décroissantistes. L’innovation technologique, le renchérissement des hydrocarbures, l’évolution des prix relatifs favorisant le gaz par rapport aux autres hydrocarbures, ont produit une spectaculaire amélioration de l’efficacité énergétique de l’économie américaine. (…).  L’évolution est encore plus frappante en Europe, probablement parce qu’en sus des retombées de l’innovation, les objectifs politiques de réduction des émissions de CO2 y sont pris plus au sérieux ».

(…)depuis le tout début des années 2000, nous avons délocalisé en masse les outils de production de nos biens matériels

C’est oublier bien vite les effets combinés de la mondialisation et de la montée en puissance de l’Asie (en particulier la Chine) comme usine du monde.  C’est oublier que, depuis le tout début des années 2000, nous avons délocalisé en masse les outils de production de nos biens matériels : on ne compte plus les industries américaines ou européennes qui ont fermé (aciéries, chaînes de production automobile, matériel informatique, et j’en passe, …) au profit des industries asiatiques bien plus « rentables » qu’en Occident (entendez avec des coûts de main-d’œuvre bien inférieurs à ceux de l’Occident).  Le manque de masques ou de respirateurs au début de la pandémie en Occident l’a bien mis en évidence.

Il est en effet vrai que, pour les quelques industries restantes en Europe, tous les process sont devenus plus respectueux de l’environnement, notamment au travers des procédures de « Permitting » et les études d’impact sur l’environnement associées.  Mais l’effet pervers de la législation européenne environnementale a été que les investisseurs occidentaux et asiatiques ont vu un intérêt de plus pour les industries les plus polluantes dans des pays moins regardants à l’environnement (comme aux droits des travailleurs d’ailleurs).

Bref quand ont fait une ACV (analyse cycle de vie) complète des produits de consommation en Occident, intégrant la pollution (CO2 mais les autres pollutions aussi) externalisée, la vérité est tout autre, puisque les industries asiatiques ne sont certainement pas aux normes européennes.  En témoignent les très nombreuses usines de production d’électricité au charbon que la Chine, et l’Inde également, ont mis en service durant la première décennie de ce siècle pour soutenir leurs industries.

Puis, plus loin dans son article, Eric Chaney écrit : « Alors qu’aux États-Unis, la consommation absolue d’énergie était pratiquement stable entre 2000 et 2019 (ce qui implique bien une forte baisse par habitant), elle baissait de 5,6% dans l’Union européenne et de façon plus spectaculaire au Royaume-Uni (- 19%), en Italie (- 14%) ou en France (- 12,5%) ».  Pas de mise en perspective avec l’augmentation faramineuse de la consommation énergétique de l’Asie.  En compilant les courbes fournies par le très sérieux site Internet « Our World in Data »[12], le lecteur peut se rendre compte de cette évolution depuis le début du 21ième siècle.

(…) les occidentaux ont progressivement « out-sourcé » les conséquences environnementales de leur consommation

Les deux graphes suivants montrent l’évolution dans le temps : d’une part de la consommation d’énergie primaire (toutes sources confondues) et, d’autre part, du PIB (GDP en anglais).

Ces deux graphes illustrent bien que les occidentaux ont progressivement « out-sourcé » les conséquences environnementales de leur consommation, et étendu au monde leur modèle consumériste, dépendant des énergies primaires principalement fossiles.

Le graphique suivant montre très bien le fait que la consommation d’énergie primaire mondiale ne fait que croître, hormis 4 épisodes très brefs correspondant aux deux chocs pétroliers, à la crise financière de 2008-2009, et à la pandémie (ce graphique exprime beaucoup d’autres choses, comme le fait que l’histoire des énergies n’est, jusqu’à présent, qu’une histoire d’addition et non de substitution depuis le début de l’humanité, mais il s’agit d’un autre débat).

Enfin, si le PIB a continué à croître fortement dans les pays anglo-saxons notamment, c’est aussi dû à la dérégulation et la financiarisation de l’économie, depuis le mouvement « TINA » incarné par Reagan et Thatcher ; qui s’est encore renforcée durant les deux premières décennies de notre siècle.  Certes, les produits de la haute finance ne rentrent pas dans le calcul du PIB, mais chacun comprend bien qu’ils se matérialisent aussi en partie physiquement : les bénéfices des traders et des gestionnaires de fonds de pension, les dividendes des actionnaires, …, se traduisent en investissements et consommations diverses.

Donc le modèle de développement occidental, qui se mondialise fortement, est intimement lié à l’énergie et principalement aux énergies fossiles, les autres énergies primaires sont marginales dans cette tendance, soit en proportion (EnR, nucléaire ou hydraulique), soit géographiquement (exception française de la production d’électricité à 70-75% à partir du nucléaire).

Pour illustrer encore ce fait, pour l’Europe, on peut reprendre le graphique établi par Philippe Charlez[13] dans lequel il a mis en relation la facture pétrolière et gazière cumulée avec l’augmentation de la dette souveraine de 20 pays européens, depuis 1995 jusqu’à 2015.  La corrélation est parfaite (R2 = 0,99) et les montants en jeu sont très semblables.  Ce que montre ce graphique, c’est que nous dopons notre croissance européenne en nous endettant pour pouvoir payer la facture des énergies fossiles.  Le moins que l’on puisse dire est que ce n’est pas soutenable.

Enfin, les produits que nous consommons sont de plus en plus « high-tech », comme les équipements de la transition énergétiques (solaire, éolien, batteries lithium-ion, …).  Ce qui nécessite de plus en plus de terres et métaux rares, etc., qui sont extraits en dehors du monde occidental.  Ces ressources nécessitent énormément d’énergie pour leur extraction puisque certaines de ces ressources minérales sont dans des proportions infimes, et qu’il faut « brasser » des tonnes de minerais pour en extraire quelques grammes, comme l’explique très bien Aurore Stéphant, Ingénieure géologue minier, au cours d’un long entretien sur la chaîne Youtube « Thinkerview »[14] (qui fit l’objet d’un rapport de synthèse[15] avec toutes les références).

Ce qui génère des quantités phénoménales de déchets miniers provoquant des désastres environnementaux et, par conséquent, humains, comme le confirme également Guillaume Pitron dans son ouvrage « La guerre des métaux rares »[16].  Ce dernier, journaliste au journal Le Monde, a mené une enquête très détaillée sur les conséquences environnementales et humaines désastreuses de l’extraction minière en Mongolie Intérieure, au Chili, au Brésil, en RDC, …  Les gisements facilement accessibles ou très riches en métaux convoités pour les technologies numériques et high-tech sont épuisés, il faut donc creuser de plus en plus profondément, brasser (concasser, laver, séparer, …) de plus en plus de tonnes de minerais, et rejeter toutes les boues de ce processus dans le milieu naturel, souvent sans traitement préalable.

le découplage en Occident est un mythe, puisqu’on externalise de plus en plus les impacts environnementaux, en particulier les émissions de gaz à effet de serre, et la tendance actuelle portée par les hautes technologies n’est pas à l’amélioration, que du contraire.

Outre les équipements de la transition précités, un autre exemple emblématique est l’essor de la voiture électrique en Occident.  Les analyses de cycles de vie (ACV) montrent que, selon les modèles du plus petit au plus grand, il faut rouler de 30.000 km à 100.000 km pour compenser l’énergie « grise » consommée pour sa fabrication, et ce, à condition que l’électricité utilisée pour rouler soit issue de production à bas carbone (EnR, nucléaire)[17].

En très résumé, le découplage en Occident est un mythe, puisqu’on externalise de plus en plus les impacts environnementaux, en particulier les émissions de gaz à effet de serre, et la tendance actuelle portée par les hautes technologies n’est pas à l’amélioration, que du contraire.  Ajouté à ce constat celui de l’exploitation non soutenable des ressources minérales, cela mène au mouvement « low-tech ».

Quant à la critique du low-tech

Justement, Luc Ferry s’attache ensuite à la critique du mouvement « low-tech », mouvement qui prend acte des faits établis succinctement ci-dessus et, en résumé, souhaite un développement des technologies simples, réparables, recyclables aisément.  Les critiques caricaturales du low-tech de Luc Ferry s’appuient sur un domaine forcément sensible : « Car dans un certain nombre de domaines, revenir massivement aux low-tech serait tout simplement mortel, au sens propre et non figuré du terme. En médecine par exemple : plus de scanner ni d’IRM, plus non plus d’immunothérapies, de robots chirurgicaux, de lasers, de lits de réanimation, de séquençage du génome, d’antiviraux … ».

Les promoteurs des low-tech (en particulier un de ses premiers promoteurs, Philippe Bihouix[18]) ne mettent pas en cause l’innovation technologique là où elle est nécessaire, en particulier dans le secteur de la santé.  A noter d’ailleurs que ce secteur n’est pas le plus émetteur de gaz à effet de serre, ni de gaspillage matériel, loin s’en faut.

Reprenons les 7 principes des low-tech tels qu’établis par Philippe Bihouix : remettre en cause les besoins, concevoir et produire réellement durable (robuste, réparable, …), orienter le savoir vers l’économie de ressources, rechercher l’équilibre entre performance et convivialité, relocaliser sans perdre les bons effets d’échelle, démachiniser les services à la collectivité, savoir rester modeste.  Aucun refus radical des high-tech dans ces 7 principes, ni dans les explications qui les accompagnent.  Il s’agit par contre de tempérer (au sens de la philosophie grecque) les excès du recours à la technologie pour des services simples.

Un exemple très répandu : les traditionnels distributeurs de boissons ou de snacks, avec boutons pressoirs pour activer son choix, sont massivement remplacés par des écrans tactiles bourrés de terres rares (indium en particulier).  Quel est l’intérêt ?  Comme le relève Aurore Stéphant, nous n’avons plus assez de force pour appuyer sur un bouton ou sur un clavier ?  Réservons plutôt les terres rares aux ordinateurs, tablettes et smartphones.  Car en cas de panne d’un distributeur, c’est souvent tout l’écran que l’on remplace, au lieu de reconnecter un fil dessoudé d’un distributeur traditionnel.  Ce n’est qu’un exemple parmi des centaines (domotique, objets de la vie courante connectés comme les frigos qui vous signalent que nous allons manquer de lait, etc.).  D’autant que nous nous aliénons en nous rendant esclaves de la technologie numérique.  Le gaspillage des ressources rares n’est pas dans leur utilisation dans les secteurs de pointe ou de la santé, mais dans leur application généralisée aux objets de la vie courante, les petits ruisseaux faisant les grandes rivières.  Et quant au recyclage des produits hi-tech, l’écran défaillant du distributeur par exemple, on y vient.

Une (fausse) solution proposée par Luc Ferry : « l’écomodernisme »

La réponse donnée par Luc Ferry, au journaliste qui lui demande quelles solutions propose-t-il à ce qu’il appelle lui-même les « fléaux écologiques », est la suivante : « Le modèle ‘écomoderniste’, qui propose un projet qui repose sur l’intelligence et l’intérêt bien compris. Il propose une alternative à la décroissance que William McDonough et Michael Braungart, un architecte américain et un chimiste allemand, présentent de manière remarquablement argumentée et forte dans leur livre intitulé Cradle to Cradle, créer et recycler à l’infini (Gallimard, 2011). Comme y insiste McDonough, ‘la nature n’a pas de poubelles’, la notion de déchet n’y a aucun sens, tout y est recyclable, de sorte qu’en la prenant sur ce point pour modèle, on pourrait réduire les coûts et faire des profits, ce qui rendrait l’écologie autrement plus réaliste et plus acceptable pour les entreprises que les admonestations moralisatrices en faveur de la décroissance ».

tous les professionnels du recyclage connaissent les difficultés de recycler les matériaux, au premier titre les matériaux composites, les alliages de toutes sortes.

Il s’agit d’une fumisterie, tous les professionnels du recyclage connaissent les difficultés de recycler les matériaux, au premier titre les matériaux composites, les alliages de toutes sortes.  Ces alliages, devenus omniprésents dans les nouvelles technologies de pointe les plus efficientes, sont difficiles à recycler, voire parfois impossibles tant il est techniquement difficile, ou trop coûteux, ou encore trop polluant, de séparer les composants de base.

S’il est bien entendu important de recycler au maximum nos objets usuels, le taux de recyclage est malheureusement encore faible dans le monde, l’Europe est en avance depuis longtemps.  Dans les pays champions du recyclage (Suède, Belgique, Allemagne, …), le tri et le recyclage des déchets ne sont pas récents, chacun peut se rendre compte, en tapant « recyclage », « taux de recyclage », … sur les moteurs de recherche d’Internet, combien les entreprises de tri et de recyclage sont nombreuses et souvent anciennes.  Malgré cela, le taux de recyclage des matériaux y est loin d’approcher les 100 %, sans tenir compte, par exemple, de l’exportation massive des déchets non recyclables comme certains types de plastiques, ou le démantèlement des navires dans les pays pauvres dans des conditions sanitaires inacceptables.

Par exemple, pour le plastique, selon le National Geographic[19] : « Sur les 8,3 milliards de tonnes métriques produites, 6,3 milliards se sont transformées en déchets plastiques. Seuls 9 % de ces déchets ont été recyclés. L’immense majorité, soit 79 %, est en train de s’amonceler sur les sites d’enfouissement des déchets ou se répand dans la nature sous forme de détritus. À un certain moment, la plupart d’entre eux finiront inéluctablement dans nos océans, sorte de dernier récipient ».

Revenons aux métaux, notamment aux métaux rares qui entrent dans les équipements des nouvelles technologies et dans celles de la transition énergétique.  Parmi les nombreux sites Internet qui y sont consacrés, on peut choisir le très sérieux site français « EcoInfo » du groupement d’ingénieurs et de scientifiques « GDS » soutenu par le CNRS (Centre National de Recherche Scientifique), qui s’attache notamment au recyclage des métaux et à ceux des « DEEE » (déchets électriques et électroniques)[20].  On y apprend que pour certains métaux « classiques » (aluminium, étain, cuivre, argent) le taux de recyclage final dans le monde est supérieur à 50%, mais bien inférieur à 100%.  Pour les métaux de la transition, ceux utilisés en très faible proportion dans les nouvelles technologies, mais indispensables à celles-ci (p.e. indium pour les écrans tactiles, gallium, béryllium, germanium, lithium, …), le taux de recyclage est inférieur à … 1% !

: utiliser les nouvelles technologies là où elles rendent un réel service à l’humanité (télécommunications, santé) et non dans les usages où l’on peut s’en passer(…)

Or, il faut le répéter, les nouvelles technologies incorporent de plus en plus de métaux rares ou difficiles à concentrer à partir des minerais, comme l’illustre la figure suivante[21] de l’évolution du nombre d’éléments du tableau de Mendeleïev incorporés dans les téléphones au cours du temps, téléphones dont la durée de vie est de plus en plus courte également.  Donc, dans les appareils de la vie courante, on incorpore de plus en plus de métaux très dispendieux de l’environnement pour les extraire, très difficile à recycler, ou trop coûteux à « reséparer », ou, à nouveau, trop polluant, contrairement au vœu pieux du recyclage à l’infini de William McDonough et Michael Braungart.  Et puis, il faut encore mentionner le scandale environnemental que représente l’obsolescence programmée.

Ce qui donne de l’eau au moulin des tenants des low-tech : utiliser les nouvelles technologies là où elles rendent un réel service à l’humanité (télécommunications, santé) et non dans les usages où l’on peut s’en passer (exemple des distributeurs qui peuvent certainement rester à boutons-pressoirs classiques), construire robuste et réparable, questionner les besoins (a-t-on vraiment besoin d’un percolateur, ou d’un aspirateur, …, connecté ou muni de cartes à puces et de multiples LED, avec un écran tactile, forcément difficilement réparables ?)

Le terme « écomodernisme » de Luc Ferry, tel qu’il le décrit, est donc scientifiquement, techniquement et économiquement non fondé, contrairement aux principes du low-tech.

En guise de conclusion : décroissance subie ou anticipée autant que possible ?

Dans l’article du Soir, Luc Ferry conclut son interview par : « On pourrait ainsi intégrer l’écologie à l’économie parce qu’elle ne viendrait brimer ni l’innovation ni cette consommation dont les khmers verts veulent à tout prix priver l’humanité. Pour y parvenir, il faudrait ‘seulement’, mais c’est en fait une révolution, ‘fabriquer tous les produits en vue de leur désassemblage’. Si on ajoute aux idées d’économie circulaire celle de découplage massif entre les activités humaines et la nature sauvage, on peut offrir une alternative forte et crédible à la décroissance. Le problème, c’est que les décroissants ne s’y intéressent pas car ils veulent bien davantage lutter contre le capitalisme que protéger la planète ... »

Décodage : Luc Ferry a longtemps été de tendance climatosceptique mais, devant l’évidence, ne s’exprime plus comme tel, prône l’intégration de l’écologie à l’économie …  comme la majorité des écologues, climatologues, économistes qui prennent en compte l’environnement !  « Fabriquer tous les produits en vue de leur désassemblage », « économie circulaire », c’est exactement ce que prônent les tenants du low-tech, mais on n’en prend pas la bonne direction, que du contraire comme montré ci-dessus.  Sa phrase « les décroissants ne s’y intéressent pas car ils veulent bien davantage lutter contre le capitalisme que protéger la planète » pose donc une question de logique de son raisonnement.

Puis, on y arrive enfin, à ce qui est indigne d’un intellectuel : assimiler les défenseurs de l’environnement, les tenants du low-tech, les « décroissants » à des « khmers verts »[22] … c’est ce que j’appelle le « point Godwin vert ».  Le qualificatif de « khmers verts » a souvent été utilisé par le passé contre les climatologues qui alertaient le monde des dangers du réchauffement climatique, ou contre le GIEC.

Pour paraphraser Stéphane Foucart, journaliste scientifique au journal Le Monde, qui notait dans un de ses ouvrages[23], à propos des climatosceptiques : « Ils ne peuvent pas élever leurs croyances aux standards de la science conventionnelle, donc ils tentent de dégrader le statut de la science qu’ils nient, en la ramenant au niveau d’une foi religieuse, caractérisant le consensus scientifique comme un dogme ».  Ces dernières années, on a assisté à une évolution : les climatosceptiques ne déniaient plus le réchauffement du climat, mais déniaient encore la cause anthropique, puis devant l’évidence scientifique, ne la dénient plus.  Ils parient à présent sur les solutions technologiques de décarbonation et sur la « croissance verte ».

Les économistes néo-libéraux ont fait perdre 50 ans à l’humanité en décrédibilisant le rapport Meadows, les climatosceptiques ont fait perdre 30 ans (depuis le sommet de Rio de 1992) à l’humanité en semant le doute sur la cause anthropique du réchauffement climatique

Sauf que toute notre économie est carbonée, même les équipements de la transition énergétique sont carbonés, et utilisent des ressources qui se raréfient, pour les produire comme on l’a déjà vu ci-dessus.  Il faut de l’énergie pour extraire les métaux, pour assembler les différentes pièces d’un équipement de production d’EnR (éolienne, panneaux solaires, …), pour les acheminer sur le site de production, pour construire leurs fondations …  A tel point que Joseph Stiglitz, dans un de ces ouvrages[24] publié en 2006 déjà, prévoyait une augmentation temporaire de la consommation d’énergie fossile mondiale, un pic de consommation, supérieur à l’augmentation tendancielle, pour construire les équipements de production d’énergie à bas carbone de la transition.

Les économistes néo-libéraux ont fait perdre 50 ans à l’humanité en décrédibilisant le rapport Meadows, les climatosceptiques ont fait perdre 30 ans (depuis le sommet de Rio de 1992) à l’humanité en semant le doute sur la cause anthropique du réchauffement climatique, et maintenant ce qu’on peut appeler les « thaumaturges du progrès » (« le progrès nous sauvera ») font à nouveau perdre du temps.  Et font perdre de l’énergie à ceux qui doivent les contredire puisque, pour une affirmation souvent très peu étayée mais qui rassure le grand public et le pousse à continuer « à faire comme avant », exprimée en une minute (ou en une phrase) dans un grand média, il faut des dizaines de minutes (ou des pages) d’explications scientifiques peu audibles (ou peu lisibles), par ce même grand public.

Le problème est multiple et urgent : la transition énergétique se déroule sur un mode mineur, la consommation mondiale d’énergie primaire fossile continue d’augmenter, la quantité émise de CO2 par le passé est déjà problématique et les ressources se raréfient.  Le modèle de l’équipe Meadows, repris par Graham Turner, montre que nous nous rapprochons de la falaise de Sénèque même si elle est quelque peu retardée, mais deviendra alors plus brutale, la décroissance sera plus que probablement subie par l’humanité avec d’autant plus de heurts qu’elle n’aura pas, ou si peu, été anticipée.

Réfléchir et procéder rapidement à une décroissance choisie et planifiée, organisée (plutôt que subie), en prenant acte qu’il y a lieu de gérer la rareté, de freiner notre consumérisme, d’adopter les principes du low-tech, de la sobriété ou de la tempérance, paraît donc indispensable au regard de ce constat factuel. 

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[1] https://www.lesoir.be/465023/article/2022-09-12/notre-salut-passe-t-il-par-la-decroissance

[2] Massachusetts Institute of Technology, l’équipe Meadows mandatée par le Club de Rome

[3] https://www.telos-eu.com/fr/economie/une-critique-de-la-raison-decroissantiste.html

[4] “Is global collapse imminent ? An Updated Comparison of The Limits to Growth with Historical Data – Research Paper No. 4 August 2014 – Melbourne Sustainable Society Institute

[5] Falaise de Sénèque : terme souvent utilisé par la collapsologie.  L’idée de la « falaise de Sénèque » est qu’une certaine entité, d’une entreprise à un empire, a tendance à s’effondrer rapidement lorsqu’elle est sujette à un manque de ressources et, en même temps, affectée par la pollution. qui désigne le fait qu’à un moment un effondrement survient et qu’il est d’autant brutal qu’il n’aura pas été anticipé.

[6] LTG = Limit To Growth

[7] Thomas Malthus : économiste connu pour ses travaux sur les rapports entre les dynamiques de croissance de la population et la production, analysés dans une perspective « pessimiste », totalement opposée à l’idée smithienne d’un équilibre harmonieux et stable.  Son nom a donné dans le langage courant un adjectif, « malthusien » souvent négativement connoté (désignant un état d’esprit plutôt conservateur, opposé à l’investissement ou craignant la rareté), et une doctrine, le malthusianisme qui inclut une politique active de contrôle de la natalité pour maîtriser la croissance de la population.  – Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Thomas_Malthus

[8] https://www.nationalgeographic.org/projects/out-of-eden-walk/blogs/lab-talk/2015-03-walking-anthropocene/?sf84546691=1 – voir la série de graphes.

[9] http://wiseresponse.org.nz/2016/05/01/limits-to-growth-revisited-report-published/

[10] https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-critique-des-ressources/articles/gaz-et-petrole-de-schiste-etats-unis (pour exemple, mais il en existe tant d’autres)

[11] PIB : Produit Intérieur Brut

[12] https://ourworldindata.org

[13] Philippe Charlez : « Croissance, énergie, climat – Dépasser la quadrature du cercle » – ed. De Boeck Supérieur, 2017.  Philippe Charlez est Ingénieur des Mines et Docteur en Physique.  Il rejoint l’industrie pétrolière en 1982 où il a été Expert en mécanique des roches pendant 15 ans.

[14] https://www.youtube.com/watch?v=xx3PsG2mr-Y

[15] https://www.systext.org/sites/default/files/RP_SystExt_Thinkerview-Sources-Complements_Juin2022.pdf

[16] Guillaume Pitron.  « La guerre des métaux rares – la face cachée de la transition énergétique et numérique » préfacé par Hubert Védrine.  Ed . Les Liens qui Libèrent 2018

[17] Attention, les articles sont très nombreux à ce sujet, en particulier sur le net, et le sujet est très controversé.  Ici il s’agit d’une fourchette des chiffres ACV, considérant que le véhicule électrique n’est alimenté que par de l’électricité à bas carbone.

[18] Philippe Bihouix.  « L’âge des low-tech » – Ed. du Seuil 2014

[19] https://www.nationalgeographic.fr/environnement/91-des-dechets-plastiques-ne-sont-pas-recycles

[20] https://ecoinfo.cnrs.fr/2014/09/03/3-le-recyclage-des-metaux/

[21] https://www.youtube.com/watch?v=xXbuOd8La5I (Séance publique de la Classe Technologie et Société – 22/10/2022  – Académie royale de Belgique – Jean-Louis Migeot – à partir de 1:05:40)

[22] Luc Ferry a-t-il été visiter le célèbre lycée français de Phnom Penh transformé, par les suppôts de Pol Pot, en centre de torture et d’élimination des intellectuels et des opposants à leur idéologie ?

[23] Stéphane Foucart.  « L’avenir du climat : enquête sur les climato-sceptiques » – Ed. Folio – 2010

[24] Joseph Stiglitz.  « Un autre monde – contre le fanatisme du marché » – Ed. Fayard – 2006

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