Jean de Munck est philosophe et sociologue et professeur à l’université catholique de Louvain et est spécialisé dans les questions de société, du rapport humain aux normes, des institutions sociales.

 

Au début de l’été 2022, François Gemenne affirmait que, dans une certaine mesure, la résolution de la crise climatique « c’était mort » et qu’il ne serait pas possible d’atteindre les objectifs de Paris. François Gemenne faisait le constat que le cadre d’élections nationales demandant aux gens de voter contre les intérêts ne permettaient plus le changement. Que pensez-vous de cette affirmation ? Est ce qu’il faut changer de moyens d’action?

Jean de Munck: Je pense qu’il faut partir de l’idée que François Gemenne pointe des vraies questions, donc des vraies difficultés, et que le constat qu’il fait que nous n’allons pas assez vite du tout au niveau global pour réduire les émissions de carbone par rapport aux objectifs annoncés depuis la COP de Paris me semble indubitable. Nous sommes effectivement non pas dans une crise écologique à venir, mais dans une crise écologique en cours. Alors en soi c’est important, mais il me semble que cela ne doit pas nécessairement décourager notre rapport à la crise et notre volonté d’agir. C’est peut être le point sur lequel on peut nuancer en tout cas son propos, même si le point de départ concernant les faits est parfaitement correct.

Première remarque : le projet de l’écologie politique est un projet de révolution. Le projet révolutionnaire qui a été formalisé à partir du XIXᵉ siècle autour de la notion du travail et du travail industriel et qui était fondé sur la question de la répartition de la richesse collective et des inégalités est pratiquement tombé au point mort à partir des années septante et surtout en 1989 avec l’effondrement de ce qui s’est présenté comme le projet révolutionnaire en acte pendant à peu près une septantaine d’années, à savoir l’Union soviétique. Il y a une seule relève du projet révolutionnaire, c’est l’écologie politique. Et cette écologie politique, effectivement, propose une révolution, mais une révolution de l’idée de révolution.

Le problème majeur du projet révolutionnaire socialiste et communiste, c’était la volonté de contrôle absolu de la nature et de la société. Au fond, il s’agissait de programmer une société, selon nos vœux, à partir d’un gouvernement central qui connaîtrait les lois du devenir historique et contrôlerait parfaitement la nature. Évidemment, cela ne s’est pas réalisé. L’écologie politique a totalement contesté cette idée et montre que ce type de fantasme est précisément le problème fondamental.

Le problème fondamental, c’est que nous avons une relation problématique au futur, sur le mode du programme qui se présente d’habitude sous la forme d’une croyance dans un progrès indéfini puisque nous contrôlons tout. Or, justement, ce point est contesté par l’écologie politique. Il y a dans toute évolution une zone d’ignorance et d’incertitude face à la complexité et notamment la complexité de la nature. Ce qui veut dire que le propos qui consisterait à dire « on a déjà perdu la partie » fait de la même façon l’impasse sur le caractère incertain et largement ignoré de toutes les conséquences de ce qui est en train de se produire. On reproduit le fantasme du contrôle sur le mode inversé de la décadence inévitable et donc une espèce de constat suivant lequel le monde est totalement en crise. Or, ce n’est pas vrai du tout. Le propos doit être relativisé. D’une part, bien sûr, il y a un dépassement de la production de carbone souhaitable au cours des dernières années. Mais ce n’est qu’un indicateur sur une problématique environnementale beaucoup plus vaste où interviennent beaucoup plus de facteurs. Des phénomènes bien plus nombreux et bien plus divers doivent permettre de relativiser fortement cette mesure conventionnelle.

Si on introduit en fait cette mesure de la baisse du niveau de carbone, c’est pour combattre d’autres mesures simples, différentes, à savoir par exemple le produit national brut. Mais nous ne devons pas avoir avec cet indicateur le même rapport que celui qui était justement caractéristique des sociétés industrielles à l’égard de la croissance. Donc, je pense que le projet de l’écologie politique est plus vaste et entretient un autre rapport à l’avenir.

“Le GIEC était alarmiste dans son dernier rapport, mais il n’était pas défaitiste. Il n’a jamais dit qu’il était impossible d’agir.”

Catherine Larrère utilise l’image du navigateur par opposition à celle du planificateur. Dans notre rapport à la nature, au lieu de nous concevoir comme un planificateur qui objectivise, qui contrôle systématiquement un système qui était allé sous les yeux, on est comme des navigateurs, c’est à dire qu’on s’adapte. On s’adapte à l’état de la mer. Nous sommes pour l’instant dans une tempête, c’est incontestable. Nous devons nous adapter et il est possible de jouer sur plusieurs modalités d’action. Mais évidemment, ce que nous ne pouvons pas changer, c’est le fait qu’il y a une part d’irréversible dans ce qui a déjà été produit depuis 1800, grosso modo depuis le début de la révolution industrielle et qui continue à s’accélérer en raison de la diffusion de l’industrialisation fondée sur le carbone sur la totalité du globe.
Nous avons d’autres moyens d’actions. Le GIEC était alarmiste dans son dernier rapport, mais il n’était pas défaitiste. Il n’a jamais dit qu’il était impossible d’agir. Il pointe au moins 43 pistes. Il faut bien relire le rapport. Donc, effectivement, il y a une situation alarmante sur un indicateur. Mais il y a d’autres indicateurs, il y a d’autres facteurs d’action et d’autres modalités dont on peut se saisir pour un projet qui reste un projet révolutionnaire et qui se défend même en l’absence de crise climatique. C’est cela qui est important.
L’écologie politique n’est pas née de la crise climatique. Elle est née d’une crise environnementale qui n’avait pas l’ampleur de la crise climatique effectivement, et qui concernait la qualité de la vie, la qualité de l’existence, l’espace, le temps vécu et aussi, bien sûr, la pollution aussi bien sûr de la diversité, etc. Mais l’idée de crise climatique n’est pas nécessaire à l’impulsion de du mouvement écologiste.

Quel autre rapport aux indicateurs devrait-on avoir selon vous ?

Je pense que les indicateurs sont des mesures conventionnelles sur qui sont construites à travers des procédures qui sont toujours partielles et qui simplifient les les problèmes dans tous les cas de figure, lorsque par exemple on mesure ce qu’on pourrait appeler la valeur d’une société ou d’une société nationale donnée par comparaison internationale. Évidemment le taux de croissance peut compter, mais jamais seul. Il faut tenir compte des inégalités. Il faut tenir compte de l’accès à la culture, c’est à dire l’alphabétisation. Il faut tenir compte de l’état de l’environnement, il faut tenir compte du statut de la femme, etc. Une première chose est de réaliser, par rapport aux indicateurs, qu’aucun d’entre eux ne doit être fétichisé. Deuxièmement, il faut ouvrir les boîtes noires. Comment construit-on les indicateurs, quels sont les aspects qui sont oubliés ? Et troisièmement, il faut s’interroger sur la manière dont il sont interprétés. On a besoin de délibération dans une société.

Aujourd’hui, effectivement, François Gemenne a raison. Le fait que nous dépassons l’indice carbone qui est souhaitable et qui est toléré selon les accords internationaux, est en soi extrêmement alarmant et doit inciter à se donner d’autres indicateurs pour bien comprendre la situation. Il faut inciter à une nouvelle délibération écologique. Ce qui est peut être inquiétant, c’est que cela se constate sans que le monde politique ne semble capable de s’y consacrer. Par exemple, si on reprend le débat Macron Le Pen aux dernières élections présidentielles, sur plus de deux heures de débats, seules de 17 minutes ont été consacrées à la question écologique. Là il y a un problème. Le problème, donc, n’est pas en soi le dépassement, c’est cette idée, c’est l’absence de discussion et de prise au sérieux par le monde politique. On se trouve devant un dysfonctionnement du monde politique essentiellement, et c’est l’autre aspect de ce que François Gemenne parle, à savoir celui de l’impuissance du politique.

“(…) On vit sur des institutions qui n’ont pas du tout internalisé cette question radicalement nouvelle qu’est celle du progrès technique, extraordinairement puissant, rapide et destructeur que représente la société industrielle.”

On arrive à la conclusion de plus en plus souvent que le politique est probablement trop impuissant que pour se saisir de la crise écologique qu’il n’arrive pas à représenter. Que pensez-vous de cette idée? Est ce que pour vous, un projet politique est encore utile aujourd’hui?

Oui, c’est encore utile. Mais quand on dit « projet politique », il faut complexifier les instances et les niveaux de problèmes. Première chose : François Gemenne a raison quand il pointe l’insuffisance de la démocratie représentative telle qu’elle fonctionne actuellement pour traiter de façon efficace, utile et systématique une crise aussi inattendue que la crise écologique. Il faut quand même se souvenir que les constitutions démocratiques ont été constituées en dehors de la crise écologique et ont même été pensées dans un monde en fait agraire. Ce que la Constitution, le contrat social de Rousseau, les théories du droit naturel, etc. ont été conçus dans une société paysanne. La société industrielle ne commence qu’après. Donc, on vit sur des institutions qui n’ont pas du tout internalisé cette question radicalement nouvelle qu’est celle du progrès technique, extraordinairement puissant, rapide et destructeur que représente la société industrielle. Il faut s’en souvenir et donc comprendre que les sociétés, les institutions représentatives qui sont encore fondées sur les idées du XVIIIᵉ siècle sont en fait tout à fait insuffisantes pour affronter cette crise. Donc les limites sont assez bien connues.

Les penseurs de l’écologie politique ont mis en évidence ces limites de constitution oligarchique du pouvoir politique. Les représentants changent très peu, forment une caste, presque indéboulonnable et qui fonctionne sur ses propres codes. Ensuite, ces personnes sont élues à court terme, c’est à dire qu’elles raisonnent sur un espace de cinq ans, alors qu’il s’agirait de raisonner sur un espace de 30 ans, d’une génération voire de plusieurs générations, voire même au delà des siècles, puisque les effets de l’industrie sont tels qu’ils engagent pour des siècles, comme nous le montre la question des déchets nucléaires.
Troisièmement, ces représentants ne représentent que des représentants d’un territoire, alors que les logiques écologiques de destruction et de réparation écologique traversent tous les territoires et dépendent des absents à la décision, c’est à dire ceux qui sont en dehors du territoire, par exemple les étrangers, les pays du sud et autres qui subissent aujourd’hui les effets des climats ou les absents pour des raisons temporelles, c’est à dire ceux qui ne sont pas encore nés. Donc tout cela constitue des limites fortes à la valeur de la démocratie représentative face à la crise écologique. C’est le premier problème qui est lié aux politiques.

Par rapport à ce problème, je pense que les écologistes doivent avancer des propositions assez audacieuses de réforme institutionnelle. Je pense, qu’effectivement, les propositions de démocratie délibérative sont très importantes. Elles sont très portées par le parti Ecolo, en tout cas en Belgique, à travers des propositions de conventions citoyennes. C’est très important. Il faut que ces conventions soient intégrées à la prise de décision de façon beaucoup plus claires que cela n’a été le cas jusqu’à présent. L’échec de la Convention française sur le climat a été extrêmement éloquent à ce sujet. Mais indépendamment de ça, il faut aussi comprendre que nous avons besoin d’une démocratie participative qui fasse le lien entre ce que la science peut nous enseigner la délibération citoyenne. Et là, on a un déficit d’interface. Certes, des associations font ce travail. Elles pourraient être être instituées comme des acteurs politiques fondamentaux. On a besoin d’associations spécialisées qui ont des rapports, des savoirs bien construits, des connaissances scientifiques sur les effets de la crise climatique par exemple sur les espaces maritimes du Pacifique. On a des besoins de comprendre les effets de la pollution par le plastique en Afrique. On a besoin de ces connaissances là, nous ne les avons pas spontanément. Donc c’est un nouveau rapport entre profanes et experts qui doit se construire et qui doit se développer dans des assemblées dédiées. Dominique Bourg est très favorable à cette idée. Il propose ainsi l’idée d’un Sénat qui rassemblerait des associations ou des experts qui représentent les générations futures. Je pense que c’est en allant dans cette direction que les écologistes doivent aujourd’hui pousser les démocraties à affronter ce qu’elles n’ont jamais internalisé sur le plan institutionnel, c’est à dire la crise environnementale. C’est un premier niveau du problème.

“Dans les démocraties, nous avons un espace public très vivant, très dynamique et en même temps un espace public qui témoigne de très lourdes pathologies sur le plan de la communication, à différents niveaux.”

Il y a un deuxième niveau donc.

Oui, il y a un deuxième niveau qui est celui de l’espace public et qui est tout à fait différent. Indépendamment de la construction de mécanismes formels et procéduraux, de décision et de délibération, il y a l’informel de l’espace public, de la discussion de tous les jours et de la discussion médiatisée. Quand je dis qu’elle est médiatisée, c’est qu’elle passe par des médias techniques comme l’imprimerie, l’audiovisuel, les médias classiques et les réseaux sociaux. Aujourd’hui, on est devant un problème d’espace public. Dans les démocraties, nous avons un espace public très vivant, très dynamique et en même temps un espace public qui témoigne de très lourdes pathologies sur le plan de la communication, à différents niveaux. Le premier est la grammaire interne de ces médias. Ils fonctionnent au scoop, au buzz, à la polémique. Un sujet repousse toujours un autre sujet, ce qui entraîne une très grande fragmentation, un éclatement total de toute possibilité de construire une vision du monde cohérente.
Ce qu’une ligne éditoriale garantit, c’est de permettre, dans une certaine transparence, la construction d’une hiérarchie de l’information. Or, il n’y a pas de hiérarchie de l’information aujourd’hui dans les les médias, ce qui rend très difficile de soutenir une parole politiquement cohérente. On voit bien qu’aujourd’hui, un certain nombre de candidats au pouvoir tapent un coup à droite ou à gauche. Macron lui même ne fait que ça : il nomme un ministre de l’éducation conservateur et ensuite un ministre de l’éducation qui apparaît comme appartenir plutôt au camp progressiste.

Il y a une vraie difficulté dans cet espace médiatique pour soutenir un discours écologiste cohérent. Il faut remarquer que l’écologie est pratiquement la dernière idéologie cohérente qui survit dans notre monde. La démocratie chrétienne s’est effondrée. N’en parlons plus. La démocratie socialiste, l’idéologie socialiste s’est effondrée comme idéologie et comme vision du monde. Il n’en reste que des morceaux de programmes, des fragments. Le libéralisme aussi, on le voit bien, qui évolue vers un mélange de conservatisme et d’émotions. Fondamentalement, il reste l’écologie politique qui tient un discours cohérent. Mais elle a beaucoup de mal à s’imposer dans l’espace public actuel qui fragmente.

Mais donc qu’est ce qui fait qu’aujourd’hui, même si pour vous l’écologie politique est la dernière pensée politique qui fait encore sens, il est possible de parvenir à s’accrocher ? Comment arriver à ne pas être effondré?

Je ne crois pas que le problème c’est de s’accrocher à une doctrine toute faite. Le problème, c’est de rentrer dans une dynamique de construction de problèmes qui soit effectivement un minimum cohérent. L’offre écologique doit être une offre de cohérence, sinon elle n’a aucun intérêt. Ce n’est pas une offre de prise de pouvoir et on ne va jamais attraper les jeunes en leur disant « vous allez prendre le pouvoir ». En revanche, offrir une cohérence de pensée est de la plus haute importance à condition de s’articuler dans une dynamique de traitement des problèmes. Je vais reprendre l’image du navigateur. C’est quand même gai de monter sur un bateau à voile avec un bon navigateur parce qu’il y maintient le cap. En même temps, on se laisse porter par des vents contraires, on fait des détours, mais on garde le cap et c’est ça qui est justement satisfaisant. L’écologie politique doit offrir cette possibilité d’une dynamique, d’une traversée d’un monde contemporain qui est extrêmement houleux, qui présente des aspects incroyablement séduisants et en même temps des aspects incroyablement désespérants, voire suicidaires parfois. Je pense qu’on doit pouvoir offrir cette image d’une dynamique orientée fondamentalement. Cela ne veut pas dire être doctrinaire. Je ne pense absolument pas que nous devons ressusciter le militant révolutionnaire qui est extrêmement austère et qui tient toujours une ligne parfaite par rapport à n’importe quel problème. Sinon on ne parviendra pas à faire la traversée. En revanche, une dynamique qui offre une cohérence de sens, ça, ça me semble pouvoir être soutenu, oui.

“Nous ne sommes pas tout puissants mais nous sommes capables quand même de négocier avec les forces qui qui nous entourent de manière à orienter quand même le bateau dans une certaine direction et à survivre voire même mieux que survivre, peut être vivre relativement bien.”

Par rapport justement à cette métaphore du navigateur, ne sommes-nous pas face à quelque chose de complètement nouveau, c’est à dire un rapport quand même à la puissance que l’on peut avoir dans le monde ? Ne sommes-nous pas face à presque un changement existentiel et qui pose peut être la question de l’ego ? Comment navigue-t-on avec tous ces éléments qui, à un moment donné font surtout qu’on subit ?

Je pense que nous sommes dans un mix entre de la puissance et de l’impuissance. On est dans une société maniaco-dépressive : soit on est maniaque, c’est à dire qu’on se croit tout puissant. On n’arrête pas d’agir, on est pris dans une succession frénétique d’actions imposées, de programmes à effectuer, de de liste de choses à faire. Ça, c’est le côté maniaque. Et puis, à un moment donné, on s’arrête et on se rend compte qu’on n’a pas beaucoup avancé et on tombe dans une dépression. Cet aspect maniaco-dépressif est absolument consubstantiel à la modernité et notre rapport au temps. La question, c’est d’accepter que nous sommes impuissants. Nous ne sommes pas tout puissants mais nous sommes capables quand même de négocier avec les forces qui qui nous entourent de manière à orienter quand même le bateau dans une certaine direction et à survivre voire même mieux que survivre, peut être vivre relativement bien. Je pense que c’est ce nouveau rapport entre puissance et impuissance que l’écologie politique incarne, ce qui va tout à fait contre le discours catastrophiste et le discours progressiste qui sont les deux faces de de la maladie maniaco-dépressive.

Ce serait consubstantiel à la modernité?

Oui, je pense que c’est consubstantiel. J’associe ça à l’idéologie du progrès. Le progrès a toujours suscité, et depuis le début, l’idée de la décadence. On trouve ça chez Rousseau déjà au XVIIIᵉ siècle. Rousseau expliquait que nous sommes en pleine décadence des arts et de la culture. Il y a au fond le revers de l’idéologie du progrès, autour d’annonces de la catastrophe qu’on retrouve dans l’école de Francfort première version. On trouve de multiples traces de cette vision des choses, même dans le romantisme au XIXᵉ siècle. À chaque fois, cela se rejoue autrement. Il y a comme l’ombre portée par le progrès, une idée de catastrophe ou de décadence. L’histoire est une catastrophe et je pense que c’est ça de ça dont nous devons essayer de sortir.

Du coup, comment à la fois observer la catastrophe et continuer à être agissant ? Comment être dans cet entre deux, entre puissance et impuissance ?

Je pense que c’est accepter la mortalité. C’est fondamentalement vivre en acceptant l’idée qu’on est faible, vulnérable et qu’on va fatalement mourir. La vie, c’est ça, ce n’est rien que ça, tout simplement. Et donc, en un sens, n’importe quelle seconde de vie est une vulnérabilité dépassée. Cela vaut pour l’entourage humain mais aussi pour l’entourage non humain. Je pense que nous sommes dans une phase dans notre histoire occidentale où on retrouve quelque chose de la cosmologie du monde antique, évidemment sous un tout autre angle. Ce n’est pas la transposition, ce n’est pas du copier coller. On ne fait pas du kitsch en mettant de l’ancien et du nouveau. On rejoue quelque chose du rapport à la vie et de notre appartenance à la nature. Le problème, effectivement de la modernité, a été parfois de trop accentuer ces différences.

C’est à dire par rapport à la nature.

La liberté est définie comme l’arrachement à la nature. Être libre, c’est s’arracher à sa propre nature, c’est refuser la nature. Je pense que cette dimension là a été très valorisée avec la modernité. Je pense que c’est là qu’il y a vraiment un travail à faire pour nous réconcilier avec ce que nous sommes, en tant qu’espèce naturelle. Ce sera vécu comme un renoncement et en un sens c’est le cas. Mais c’est absolument indispensable si l’on veut forger un projet politique qui réintègre la nature comme un acteur. Parce que nous avons, avec les sociétés libérales, conçu véritablement la nature comme une ennemie. Je suis frappé que même les versions les plus progressistes en font une matière malléable.

“Le propre d’un État démocratique, c’est qu’il n’est pas totalitaire et donc qu’il ne peut pas avoir une maîtrise totale du social. Mais d’un autre côté, l’État doit rester le lieu de formulation des objectifs politiques globaux de la société.”

On peut peut-être aborder la question de l’État. Est-ce toujours un instrument utile ?

Bien sûr que oui. Maintenant, je pense que le problème de l’État, c’est que d’un côté, le propre d’un État démocratique, c’est qu’il n’est pas totalitaire et donc qu’il ne peut pas avoir une maîtrise totale du social. Mais d’un autre côté, l’État doit rester le lieu de formulation des objectifs politiques globaux de la société. Aucun autre système que le système étatique n’est capable de formuler des objectifs globaux. Donc l’État est à la fois limité et en même temps donne l’orientation globale. Et c’est ça qui est la vraie difficulté du rapport à l’État aujourd’hui.

Par rapport à la dictature, il y a cette idée sous-jacente à l’intervention humaine de dire que puisque nous n’y arrivons pas par la démocratie, nous devons y arriver par le dirigisme. Je pense que de nouveau, il faut comprendre une chose, c’est qu’un État qui a une vocation de révolution, d’écologie politique ne peut pas être dictateur pour des raisons de contradictions internes. C’est à dire que le problème de la dictature, ce n’est pas seulement qu’il viole les libertés, c’est qu’il est profondément inefficace parce que d’abord, quand il y a une catastrophe et que cela se produit en dictature, on le sait très bien, les informations ne passent pas, ne sont pas communiquées, ne sont pas révélées. Amartya Sen a beaucoup parlé de ce fait, à travers l’exemple de la famine en Inde qui avait été notamment déclenchée par l’absence de signaux pris suffisamment en compte. Tout le système de de hiérarchisation et de dissimulation de l’information a rendu impossible le décryptage de ce signal. Tchernobyl a été exactement dans la même situation. De ce point de vue là, ce n’est pas la question de liberté, c’est tout simplement la construction d’un savoir sur l’état de la société.

Deuxièmement, un État dictatorial ne favorise pas du tout l’innovation puisque ce ceux qui sont supposés savoir sont au sommet. Ils savent déjà, c’est eux qui savent. Les apprentissages, les recherches sont pilotées par le haut et ne sont pas des recherches libres et donc sont des recherches improductives. Dans une situation ou nous avons besoin d’innovation, il est absolument inefficace de confier la direction à un État centralisateur pour cette raison qu’il ne va pas innover. Cela a été le drame de l’U.R.S.S. Face à l’innovation technologique américaine qui était réelle, parce que les sociétés étaient des sociétés beaucoup plus libres, l’État planificateur s’est révélé absolument inefficace en terme d’innovation technologique. Il faut garder ça à l’esprit. C’est la vraie réponse aux limites de la dictature en matière écologique.

Que peut faire le projet écologique ?

Le projet écologique est une vraie révolution parce que c’est une nouvelle manière d’habiter l’espace temps. Au fond, on a mis en question dans les années 70 et 80 la manière dont on concevait l’espace et dont on concevait le temps. C’est pour cela que les premiers programmes d’écologie politique mettaient l’accent sur le local. Par exemple en Belgique, c’était la question des intercommunales qui étaient en jeu, la maîtrise des politiques municipales. L’autre élément était le temps c’est à dire que le temps industriel est un temps qui est en quelque sorte simplifié, de la manière suivante : d’un côté, sur le plan collectif, tout est progrès et nous n’avons plus à gérer puisque nous nous appuyons sur un progrès ontologique assuré. Nous n’avons à gérer que le présent et le présent à court terme.

“Le projet écologique est une vraie révolution parce que c’est une nouvelle manière d’habiter l’espace temps.”

Dans ce processus, comme les générations futures étaient supposés se porter mieux que nous grâce aux mécanismes de croissance, le problème les générations futures disparaissait. L’écologie politique a consisté à remplacer ce système de coordonnées par un autre, à savoir que les générations futures vont pâtir de ce que nous faisons dans le présent, qu’il y a des effets que nous ne connaissons pas qui sont irréversibles ce qui, du coup, change les priorités pour la gestion du présent. Le présent ne peut pas être indexé simplement à la satisfaction immédiate des générations contemporaines.

Jusque dans les années 2010, l’écologie politique s’est contenté d’annoncer des catastrophes possibles. Elle pointait dans la vie quotidienne des gens les effets qui étaient jugés pervers, néfastes, inconfortables. À partir des années 2010 apparaît la question de l’urgence, avec le fait que l’irréversible atteint directement désormais le contemporain et non plus les générations futures. Il faut maintenant vivre avec cette urgence, en faire une alliée et non pas un empêchement. C’est à dire qu’il faut parvenir à montrer que, dans l’urgence, apparaissent effectivement des traces, probablement certaines irréversibles, de la crise écologique en tant que telle. C’est pour ça, je pense, que les partis écologistes doivent dire « nous sommes en crise écologique ». Je suis d’accord pour dire que la que la psychologie peut avoir un effet inhibant sur l’action puisque si tout est foutu, pourquoi agir? Mais en même temps dissimuler qu’il y a des forts indices quand même contemporains de la crise écologique, ça, ce n’est pas la bonne réponse à la psychologie. On doit en faire des indices qui doivent être interprétés et resitués dans une cohérence plus globale où on fait intervenir d’autres facteurs qui peuvent être des facteurs d’espoir. Le GIEC a montré par exemple que de façon inattendue, il y avait un rapport assez rapide entre des transformations structurelles et des effets sur l’atmosphère. On s’y attendait pas. Donc je pense qu’il y a un bon usage de l’urgence qui doit être amendé.

Il faut incarner un autre rapport à l’urgence. Il ne s’agit pas de nier l’urgence, ni de se satisfaire de l’urgence. Il faut articuler urgence et long terme. Évidemment, c’est plus compliqué à dire qu’à faire, parce que cela suppose de sortir du flux médiatique.

Du coup, à titre personnel, comment vous positionnez-vous ? Vous espérez ou désespérez ?

Je n’ai jamais eu un rapport désespéré à la vie. Peguy, dans son poème sur l’espérance, dit que l’espérance est un don qu’on a reçu. Je n’ai pas un rapport désespéré et je vois beaucoup de progrès dans le monde. Nous n’avons jamais été aussi globaux, aussi tolérants. Bien sûr, on critique l’intolérance, mais justement, on ne l’a jamais autant critiquée. L’intolérance, on en faisait véritablement une vertu dans le passé. Mon grand-père est parti à la guerre en chantant « Vive la Belgique, à bas les Allemands! » On lui a appris à détester les Allemands dès son enfance. C’était un discours de xénophobie incroyable. Aujourd’hui, nous ne sommes plus du tout dans ce monde là. Nous sommes dans un monde global avec une perception beaucoup plus générale du destin de l’espèce humaine. La conscience globale progresse. Il y a autant de signes d’espoir et de leviers que de désespoir.

(Propos recueillis par Delphine Masset pour Etopia)

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