Agnieszka Lichnerowicz est journaliste pour la radio polonaise Tok FM
Bonjour Agnieszka Lichnerowicz. Quel est votre parcours ?
Je m’appelle Agnieszka Lichnerowicz. Je suis une journaliste basée à Varsovie et je travaille pour la radio Tok FM, une radio privée qu’on pourrait comparer grosso modo à la BBC, NPR ou Ekho Moskvy. Je suis surtout présentatrice d’émissions, mais il m’arrive encore de faire des reportages. Je couvre la politique européenne, comme par exemple les divers sommets européens de ces dernières années. Je me concentre aussi sur la Pologne et sur le voisinage oriental, c’est-à-dire les pays qui sont proches de nous comme l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie. Cela m’a donc amené à me déplacer à plusieurs reprises en Ukraine en tant que journaliste et ce depuis la Révolution orange de 2004. J’ai également travaillé en Biélorussie mais il ne m’est désormais plus possible d’y aller. J’ai aussi eu l’occasion de suivre le Printemps arabe et pendant quelques années j’ai voyagé au Myanmar, ce qui témoigne de mon grand intérêt pour les transformations sociales, politiques, économiques. En ce moment, je suis les mouvements climatiques et les transformations liées à la transition climatique, enjeux à l’échelle mondiale. En fait, je pense que cette approche est presque naturelle pour moi. Étant née en Pologne en 1980, j’ai passé la plus grande partie de ma vie d’adulte, voire de jeune adulte à vivre au rythme des diverses mutations qui ont secouée mon pays, d’abord de l’ancien système autoritaire au système démocratique, mais aussi autour de l’énorme transformation économique et culturelle. J’ai été élevée en étant inspirée par les histoires de personnes qui se sont battues pour la démocratie ici en Pologne. Je suppose que c’est aussi pourquoi je m’intéresse à ce genre de mouvements d’émancipation dans d’autres pays.
“Une bonne partie de la population polonaise perçoit la transition climatique et les débats autour de cette question de manière abstraite.”
Dans le contexte de la guerre en Ukraine et de la place que le charbon occupe dans le pays, quelle est la perspective en Pologne de la nouvelle taxonomie européenne ? Et quelles sont les conséquences climatiques de ces choix ?
Je vais peut-être commencer par la fin. Une bonne partie de la population polonaise perçoit la transition climatique et les débats autour de cette question de manière abstraite. Nous vivons dans une partie du monde où le climat est doux. Nous avons des étés que les Français considèrent comme froid mais que les Russes trouvent chaud. Cependant, depuis plusieurs années, nous sommes confrontés à une raréfaction des ressources en eau. Cela commence à être un sujet de discussions ici, certes pas nécessairement pour tout le monde, mais ce ne sont plus seulement les scientifiques qui perçoivent cela comme un problème : de plus en plus d’agriculteurs et de gens impactés en discutent. En outre, avec des vagues de chaleur qui arrivent aussi de plus en plus souvent, la discussion sur le climat est de moins en moins abstraite pour certains. On est donc face à deux dimensions de la perception du débat, autour de ce que nous voyons ou de ce que nous ressentons concernant les conséquences du changement climatique. Bien sûr, dans les débats, la conscience des processus globaux en cours est présente, mais ce qui importe d’abord c’est ce que les gens ressentent dans leur quotidien. Ceci explique pourquoi pour une partie de la population polonaise, la question sur le climat n’est pas aussi développée comme elle l’est dans certains pays européens d’Europe occidentale.
“La reconversion post-industrielle dans une ville moyenne n’est pas une chose simple”
Pour de nombreuses raisons, le précédent gouvernement libéral (gouvernement de Donald Tusk 2007-2014) n’était d’ailleurs pas vraiment engagé dans la question climatique. Certes, il ne s’est pas opposé à la politique européenne sur le climat, mais il en est resté très distant. Il a d’ailleurs constamment essayé de minimiser les obligations de la Pologne par rapport aux engagements à prendre. Pour le gouvernement actuel, la politique verte européenne est l’un des instruments à disposition pour attaquer l’Union européenne. Il faut bien comprendre que, pour la Pologne, la transition écologique est un énorme défi. Nous sommes très dépendants du charbon. Les mineurs polonais sont ainsi très méfiants à l’égard des mesures demandées. Ce secteur industriel, ainsi que les régions minières de Pologne, sont visées par la transition. J’ai moi-même grandi dans une ville où mes deux parents étaient ingénieurs dans une centrale au charbon, j’ai eu l’occasion de voir comment s’est passée la privatisation après 1989 et ses dégâts sociaux. Beaucoup de mineurs estiment dès lors que la transition environnementale signifiera probablement la disparition de leur emploi. Environ 12% seulement des travailleurs en Pologne sont syndiqués. Une fois que les mines seront fermées, ce nombre va probablement baisser, le secteur minier étant le dernier secteur syndicalisé. Tous les autres ont été privatisés, ce qui a conduit au démantèlement du système des syndicats. Il est donc facile de comprendre pourquoi ce secteur est si méfiant, d’autant plus que le gouvernement polonais, en ce moment, n’a aucune stratégie à son égard. Il manipule le débat, en affirmant une chose à l’Union européenne et une autre chose aux mineurs.
Maintenant, nombre des ouvriers du secteur minier sont conscients que les mines de charbon devront être fermées un jour ou l’autre. Cependant, leur intérêt actuel est que tant que ces mines sont ouvertes, ces ouvriers ont de bons emplois et leur protection sociale est assurée pour plus tard. On retrouve en fait une situation un peu comparable à celle du 19ème siècle, lorsque la fermeture de mines ou d’usines entraînait la disparition de jusqu’à un tiers des emplois d’une ville. La reconversion post-industrielle dans une ville moyenne n’est pas une chose simple : si vous formez des ouvriers pour d’autres emplois, comme par exemple celui de taximen, combien de taxi peut-on avoir dans une ville moyenne ? La reconversion n’est pas simple. En outre, les institutions polonaises ne sont pas aussi fortes qu’elles l’affirment. Le néolibéralisme a fait son travail de démantèlement des institutions sociales. Sans compter sur le gouvernement polonais qui croit en une politique centralisée autour d’un parti-État. Il y a donc une méfiance.
L’arrivée de la guerre n’a pas arrangé les choses, amenant la population à être confrontée à de nouvelles craintes. Même si nous ne sommes pas réellement menacés par une invasion, certaines personnes sont effrayées car elles se demandent ce qu’elles devront faire si jamais les chars arrivent jusqu’ici. Tandis que certains reviennent avec les récits de leur grand-mère à propos de la Seconde Guerre mondiale, d’autres ont très peur de la hausse des prix de l’énergie, etc. Il faut bien se rendre compte que la société polonaise est plus pauvre qu’en Belgique et que notre état social est plus limité qu’en Europe occidentale.
Il y a donc un risque énorme que les politiques vertes soient mises de côté à la lueur de ces tensions, surtout si l’Union européenne et les États-Unis font également de la sécurité une priorité et ne font plus pression sur le gouvernement polonais pour qu’il s’engage dans la transition climatique ou dans le développement de l’État de droit. Beaucoup d’ONG, de militants et d’individus sont conscients de ce qui est en cours. Nombre de ces collectifs et de ces personnes sont convaincus que le conflit actuel amène, pour l’instant, à la fin de la transition climatique en Pologne. Il faut aussi souligner que si les récits sur le fait que les combustibles fossiles alimentent le Kremlin pèsent pour le moment en Europe, ce n’est pas le cas en Pologne : la Pologne est consciente de ce risque de dépendance depuis de nombreuses années. Nous cherchions du gaz, du charbon et du pétrole d’autres régions. Nous pouvons donc recourir à du gaz qui ne provient pas nécessairement uniquement de Russie. En outre, en Pologne, la plupart des experts sont favorables à considérer le gaz en tant qu’énergie de transition climatique. Pour ce qui concerne l’énergie nucléaire, le débat est à l’identique que dans d’autres pays, avec diverses opinions considérant qu’il est naïf voire dangereux de penser qu’on peut s’engager dans la transition sans énergie nucléaire, surtout dans un pays autant producteur de charbon comme la Pologne. Mais il y a, bien sûr, des gens qui essaient de convaincre les autres qu’il s’agit juste de soutenir des sources alternatives.
L’Est et l’Ouest de l’Europe n’ont pas la même histoire et les mêmes relations avec la Russie. Comment analysez-vous l’impact des attaques russes en Ukraine auprès de la population polonaise et des autorités politiques en Pologne ?
De toute évidence, les pays de la région ont toujours été très méfiants envers la Russie. Très souvent, nombre d’entre nous, politiciens, experts, journalistes, avons été qualifiés de russophobes. Mais je pense que même en Pologne, peu de gens auraient pu prédire ce qui s’est passé en février. Encore une fois, je vais parler de ma propre histoire. J’ai été élevée dans une période où l’idée dominante était que la Pologne devienne plus sûre, riche et stable, ce qui s’est produit avec l’entrée dans l’OTAN et l’Union européenne. Maintenant, je ne vais pas idéaliser ce processus. Beaucoup de personnes ont perdu sur le plan social, dans la mesure où elles sont devenues encore plus pauvres qu’avant. Fondamentalement, nous sommes certes devenus plus riches en tant que pays, plus sûr mais aussi plus inégaux.
En 2014, je couvrais la place Maïdan à Kiev, durant la révolution, et je suis allé en Crimée. J’ai ensuite couvert la guerre dans le Donbass. Ma vision du monde a complètement changé à ce moment-là. Ce que j’ai aussi constaté c’est que nous sommes plus empathiques envers les personnes plus proches de nous. Nous connaissons mieux les personnes qui nous ressemblent davantage, comme les gens de ma génération en Ukraine. J’y ai beaucoup d’amis et je me sens très proche de ce pays. Nos deux cultures, pour de nombreuses raisons, sont très proches. Et là, c’est la guerre, il faut se battre. Mais beaucoup de mes amis en Ukraine n’ont pas seulement peur de mourir : ils ne sont aussi pas prêts à prendre un fusil et tuer sur d’autres personnes.
“… Même s’il ne s’agit que du Donbass, c’est un conflit qui concerne aussi l’Europe. Que vous le vouliez ou non, les Ukrainiens se battent avec le drapeau de l’Union européenne.”
Dans mon cas, j’ai été élevée moins en tant que un pacifiste que dans l’idée du mouvement non-violent. Solidarnosc en Pologne était un mouvement non-violent et diverses études ont d’ailleurs montré que les mouvements non violents sont beaucoup plus efficaces. Cependant en 2014, les Ukrainiens mettaient déjà en évidence deux choses que les gens ici en Pologne et en ailleurs Europe ne comprennent que maintenant : tout d’abord, même s’il ne s’agit que du Donbass, c’est un conflit qui concerne aussi l’Europe. Que vous le vouliez ou non, les Ukrainiens se battent avec le drapeau de l’Union européenne. C’est la première guerre menée avec le drapeau de l’Union européenne pour l’Union européenne. Et deuxièmement, les Ukrainiens nous ont dit « nous avons déjà compris en 2014 que le sang devra être versé », ce qui signifie qu’ils comprennent que la Russie ne les lâchera pas facilement, que les Ukrainiens devront se battre, risquer leur vie, se faire tirer dessus et se faire tuer. Ils ont compris ce que beaucoup d’entre nous ne comprenons toujours pas. Vous ne pouvez pas régler ce conflit de manière non violente parce que la Russie est déterminée. En Pologne, nous avons maintenant une meilleure compréhension de ce qui est en cours, nous le comprenions peut-être même mieux que l’Ouest.
Avec les changements en cours, nous parlons plus de sécurité. Il est essentiel de savoir jusqu’où nous irons avec cette discussion. Autour d’une manière très conservatrice de parler de militarisation, d’État, de nation sécuritaire ? Ou davantage à la manière finlandaise, qui insiste sur la de défense civique voire même de résilience civique. L’optique insiste moins sur l’aspect militarisé que sur l’enjeu démocratique. La Finlande a toujours fait cela et n’a pas perdu la démocratie.
De mon point de vue, ce qui a changé, c’est que nous sommes un peu plus sûrs de nous quand nous mettons en évidence les erreurs de l’Occident. Les gens qui aiment l’Union européenne ou qui croient au projet européen comprennent que notre expérience est également importante et que nous devons parler avec plus d’assurance. Si nous considérons l’Ukraine comme une partie de l’Europe, alors nous devons comprendre que l’histoire de cette région et les défis de l’Est font partie du défi européen. Avant le conflit, la communication était à sens unique. La plupart du temps, l’Ouest enseignait à l’Est comment être démocratique. J’espère que nous avancerons maintenant sur un dialogue simplement basé sur le partage. Alors oui, l’Occident a plus d’expérience avec la démocratie, avec la construction de bonnes institutions, mais ce que nous avons vécu et ce que nous vivons compte. Nous pouvons attester à quel point il est facile de perdre la démocratie, à quel point il est rapide d’avancer vers le populisme fasciste quand les gens sont pauvres. Notre expérience avec la Russie est également précieuse. La menace est celle d’une véritable militarisation, autour d’un gouvernement utilisant des arguments de sécurité et de défense pour attaquer la démocratie et entouré d’une partie de la population soutenant ce projet.
Sur un autre point, le peuple polonais a fait une chose incroyable pour les réfugiés ukrainiens, qui doit être souligné. Ce n’est pas une politique du gouvernement polonais, c’est vraiment une réussite portée par le peuple : 6 millions d’Ukrainiens ont transité par la Pologne et autour d’un million et demi de réfugiés sont présents ici. À l’échelle de la Pologne, c’est énorme. 10% des habitants de Cracovie sont maintenant des réfugiés ukrainiens. À Varsovie, le nombre est peut être encore plus grand. Il est vrai que pour nous, comparé à d’autres pays, c’est plus simple. L’ukrainien est une langue très similaire au polonais. C’est plus facile de communiquer culturellement, mais cela reste quand même un énorme défi. Maintenant, nous ne savons pas comment cela se passera avec les partis de droite. Ceux-ci peuvent utiliser cette situation des réfugiés ou essayer de l’utiliser de manière opportuniste si des problèmes surviennent. Regardons par exemple ce qu’il se passe en même temps, à la frontière polono-biélorusse, où nous avons été confronté à une autre crise migratoire. Celle-ci continue, même si la plupart des gens ne veulent pas s’en souvenir. Loukachenko et la Russie ont utilisé les immigrants d’Irak, d’Afghanistan et du Yémen, pour créer une crise, en les forçant, voire même en les torturant et les battant pour les amener vers la Pologne afin de provoquer une crise. C’est un fait typiquement russe. Ces actions sont contraires au droit international mais ils s’agit, pour eux, de jouer sur les peurs des opinions publiques. Vous pouvez donc déjà voir comment l’argument de la peur et de la sécurité est utilisé pour limiter la démocratie.
Et quel est l’impact de ces différentes crises sur les Verts ?
Il faut être conscient du poids politique des écologistes. Il n’y a que trois parlementaires Verts en Pologne. Ils ne peuvent donc pas avoir un grand impact. Ils font partie d’une plus grande coalition avec les chrétiens-démocrates (ou comme ils les appellent les libéraux conservateurs) mais pas avec la gauche, ce qui est intéressant. Il faut être conscient que l’opposition en Pologne ne peut pas faire grand-chose parce que le gouvernement est très centralisé et limite les capacités de l’opposition à faire son travail. Du coup une partie de la population ne comprend pas très bien l’opposition, la Pologne n’étant pas une démocratie parfaite. L’opposition ne peut guère influencer la situation politique en ce moment. Ils ne peuvent pas aller à la télévision publique et y faire passer leurs idées. Tout est dans les mains du gouvernement. Donc je dirais que malheureusement jusqu’à présent l’opposition en Pologne n’a pas été capable de créer une voie alternative. Je voudrais souligner qu’ils auraient probablement pu mieux faire leur travail, tant les Verts que leur coalition. Mais c’est un travail qui est très difficile à faire.
Vous avez dit que la guerre en Ukraine est la première avec le drapeau de l’Union européenne. Pour vous, les institutions européennes ont-elles bien répondu à la gestion des réfugiés ukrainiens ?
Il m’est difficile de le dire pleinement car encore une fois, les institutions européennes ne peuvent pas faire grand-chose sans le gouvernement polonais. Il y a donc un jeu politique entre l’Union européenne et le gouvernement polonais et malheureusement, il ne porte pas seulement sur la question des réfugiés. Chaque sujet fait désormais l’objet d’un jeu politique comme par exemple celui lié à l’État de droit de Pologne. Je pense donc que l’Union européenne peut, bien sûr, toujours faire mieux pour soutenir la question, mais j’ai le sentiment que c’est d’abord entre les mains du gouvernement polonais. Je ne pense pas que vous puissiez faire beaucoup plus, mais à dire vrai, je suis moins ce sujet actuellement.
Dernière question. Selon vous, quels seront les principaux enjeux de la campagne pour les élections législatives de 2023 ?
Très certainement les thématiques liées à l’inflation du coût de la vie et l’inflation énergétique. La Pologne a 16 % d’inflation et pourrait atteindre les 19 % d’inflation bientôt. Le gouvernement polonais paiera politiquement pour cela. Il perdra certes une partie de ses électeurs, mais il pourra rejeter la responsabilité de la situation économique sur Poutine, à cause du conflit actuel, et sur l’Union européenne, à cause des politiques climatiques. Nous verrons comment la guerre se déroulera et si le thème de la sécurité et de la défense s’imposera dans la campagne. Espérons également que l’enjeu des réfugiés ne rebondira pas et qu’il ne sera pas aussi facile d’instrumentaliser les tensions actuelles.
Propos recueillis par Jonathan Piron et Szymon Zareba pour Etopia
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