Yevheniia Zasiadko

Yevheniia Zasiadko dirige le Département du climat du Centre pour l’initiative environnementale Ekodia.

Quel est le rôle de votre organisation ? En quoi le conflit provoqué par la Russie a-t-il amené votre travail à être réorienté ?

Avant le déclenchement du conflit par la Russie, notre travail principal concernait la politique climatique à adopter en Ukraine, en fonction des changements climatiques en cours, ce qui incluait les enjeux liés à la politique énergétique, à la transition nucléaire, aux énergies renouvelables, à la pollution industrielle et à l’agriculture. Au sein de mon département climat, nous travaillions sur les politiques d’atténuation et d’adaptation à mettre en place par exemple dans le dossier des transports. Avec le début du conflit, nous avons reçu une demande du gouvernement ukrainien pour désormais apporter notre assistance dans la surveillance des conséquences environnementales de la guerre. Nous avons donc réorienté notre travail autour de ce besoin, à travers un monitoring des dégâts causés à l’environnement.
Nous travaillons maintenant en collaboration avec les autorités publiques, qui ont un bureau dans différentes régions de l’Ukraine leur permettant de collecter des informations provenant directement du terrain. De notre côté, nous assurons le monitoring de diverses données externes, avec lien avec l’ONG néerlandaise PAX qui a un accès aux images satellites, ce qui nous permet d’affiner nos ressources. Nous arrivons donc à combiner les différences ressources disponibles et les bases de données auxquelles nous avons accès, ce qui est utile pour avoir une vue d’ensemble.
Le travail de recherche d’informations reste cependant très difficile. Il est dangereux pour les militants environnementaux, pour les journalistes et les fonctionnaires publics de faire leur travail étant donné qu’ils peuvent facilement être arrêtés par les Russes et être emprisonnés, torturés ou déportés. Pire encore, si les Russes savent que quelqu’un travaille en tant que journaliste ou est un activiste même environnemental, ils viennent prioritairement vers cette personne et la place en détention. Par exemple à Kherson, durant l’occupation, il y a eu différentes marches et protestations contre la Russie. Divers activistes ont été arrêtés et envoyés en Russie. Cela ne se passe pas seulement à Kherson, cela arrive dans de nombreuses régions d’Ukraine occupées par les forces russes.

En ce qui concerne l’impact environnemental du conflit, nous avons répertorié de février à juillet, 377 cas. La base de données se met à jour quotidiennement. Nous avons comme presque tous les jours de nouveaux cas dans les différentes régions du pays, mais dorénavant pour la plupart du temps c’est l’est de l’Ukraine qui est le plus touché, principalement dans les régions de Lugansk et de Donetsk. Kyiv a également été particulièrement impactée, étant une des premières cibles des Russes au début de la guerre. Le nombre de cas y reste donc élevé.

“Ce que la Russie fait donc maintenant en visant des complexes industriels comme par exemple des installations chimiques, a des impacts importants.”

Concernant les dégâts environnementaux, il faut tout d’abord savoir que l’Ukraine est un important pays industriel et que l’essentiel de ces complexes industriels se trouvent à l’est du pays ou autour de Kyiv. Durant la période soviétique, c’était d’ailleurs l’Ukraine qui était le pays comprenant le plus de complexes industriels que n’importe quelle autre entité de l’URSS. Après l’indépendance et au cours des années 1990, de nombreuses industries ont fermé, mais une grande partie est restée en activité. Ce que la Russie fait donc maintenant en visant des complexes industriels comme par exemple des installations chimiques, a des impacts importants. En avril, une attaque a eu lieu contre un dépôt chimique à Rubizhne, près de Luhansk, qui a entraîné de nombreuses fuites et émanations de produits toxiques. Les riverains et habitants de la région ont été encouragé à ne pas sortir de chez eux, les produits étant particulièrement dangereux pour la santé. Ailleurs, nous avons répertorié plusieurs dizaines de frappes sur des installations industrielles, frappes qui ont amené des dégâts environnementaux telles que pollution de l’air, des sols ou de l’eau. Dans le Donbass, les rivières et les eaux souterraines sont touchées. Il y a aussi un autre risque énorme pour la région car de nombreuses mines en exploitations ou abandonnées s’y trouvent. Nous avons ainsi répertorié près de 40 mines qui ont été inondées à la suite des opérations russes. Des frappes russes ont aussi touché des lignes électriques et des pipelines dont le rôle est d’extraire les eaux souterraines de ces installations minières. Ces différentes attaques contribuent donc à provoquer des inondations disséminant de nombreux produits toxiques dans la région. L’effet est énorme. Ce qu’il est aussi nécessaire de savoir, c’est que, dans le cas de ces pollutions des eaux, ces dégâts peuvent se faire ressentir loin des zones d’impact. Le flux des eaux ne connaissant pas de frontières, on peut donc se retrouver avec des pollutions qui vont aller se répandre jusqu’en Russie, avec une population russe qui va utiliser des eaux polluées aux métaux lourds ou par divers produits chimiques sans le savoir, les autorités russes ne s’en souciant guère. Il est donc important d’en parler et de communiquer sur ce sujet.

On comprend bien l’impact des opérations actuelles tant en Ukraine qu’en Russie. Mais quel en sera l’impact à moyen et long terme ? Et comment cela peut-il affecter l’avenir de l’Ukraine ?

Pourquoi est-ce-que nous surveillons ces effets sur l’environnement? Parce qu’à long terme, cela nous affectera tous. La pollution des sols ou la pollution de l’eau ne partiront pas comme ça, les effets resteront importants sur une bonne partie du territoire de l’Ukraine. Il n’est pas possible pour une population de vivre décemment sans avoir accès à de l’eau potable. C’est pourquoi pour la société civile il est aussi fondamental d’expliquer au gouvernement ukrainien pourquoi cette question de suivi est importante. Quand il faudra reconstruire l’Ukraine, il sera nécessaire d’avoir à l’esprit l’enjeu environnemental et d’être attentif à la nécessité de reconstruire l’Ukraine de manière plus durable afin de ne pas affecter encore plus l’environnement. Mais à long terme, les effets du conflit continueront quand même à se faire sentir. Il faut évidemment envisager séparément les différents aspects des pollutions actuelles. Concernant la pollution de l’air, les réponses apportées peuvent avoir des effets rapides si elles sont bien mises en place. C’est plus compliqué concernant la pollution de l’eau et des sols. L’histoire nous montre d’ailleurs que les effets de conflits particulièrement intenses peuvent continuer à se faire sentir des décennies après leur terme. Par exemple, en France, les conséquences de la Première guerre mondiale perdurent encore aujourd’hui sur la qualité de sols durablement impactés par les bombardements intensifs de la guerre des tranchées. Certaines zones sont toujours inaccessibles un siècle après le conflit. De son côté, l’Ukraine est maintenant touchée sur environ 20% de son territoire. Si on regarde les territoires protégés ou ayant un rôle environnemental important, comme les forêts et les réserves naturelles, on voit que ce sont environ 40% de ces espaces qui sont aujourd’hui soit sous occupation russe soit sous des bombardements constants. D’après les informations publiés par les autorités publiques, environ 20% de ce territoire protégé est aujourd’hui endommagé ou dégradé, ce qui affecte durablement notre écosystème et la biodiversité du pays.

“Il est bien important de comprendre que la reconstruction environnementale ne se fera pas en un claquement de doigts, comme on pourrait le voir dans le cadre de la reconstruction des infrastructures.”

Avant la guerre, l’Ukraine avait pour objectif de relever ses critères pour renforcer la protection de ces espaces naturels. Mais avec le conflit, nous venons de perdre une bonne partie de ces espaces ainsi que la faune et la flore qui s’y trouvaient. Il est bien important de comprendre que la reconstruction environnementale ne se fera pas en un claquement de doigts, comme on pourrait le voir dans le cadre de la reconstruction des infrastructures. Dans le cadre environnemental, il faudra 40 voire 50 ans pour revenir au stade initial voire même plus pour certaines forêts. Certains experts parlent de la possibilité de restaurer des espaces forestiers en une dizaines d’années mais j’en doute. Ici, avec ce chiffre, il s’agira seulement de replanter des arbres et de les faire repousser, pas d’y faire revenir des animaux. Or, quand on envisage la question de la biodiversité, du retour dans les espaces naturels de la vie sauvage, on doit plutôt compter en décennies. On est donc clairement dans des politiques qui sont s’étaler sur du long terme.

Qu’attendez-vous de l’Union européenne ? Qu’est-ce-qui devrait être entrepris ?

Qu’est-ce qui devrait être fait? Tout d’abord mettre fin au conflit. Tant que la guerre continue et que le conflit s’intensifie, ses effets et ses conséquences ne feront que grandir. Chaque jour, nous comptabilisons de nouveaux cas de dégâts environnementaux. La Russie frappe de plus en plus les complexes et espaces industriels présents sur le territoire ukrainien. En juillet, les autorités publiques ukrainiennes ont déclaré que la Russie avait déjà touché plus de 200 installations industrielles. Le nombre augmente de jour en jour. L’Union Européenne doit donc prioritairement aider à mettre un terme au conflit. Elle peut le faire via des moyens financiers et économiques. La Russie continue de recevoir d’énormes financements via ses exportations de combustibles fossiles. Ces informations sur la dépendance de l’Europe envers le gaz, le pétrole et le charbon russe sont connues. Certains pays sont dépendants à près de 100 % de la Russie, ce qui est énorme. On voit que depuis le début du conflit, voire même un peu avant, les Russes ont joué sur les prix et ont accumulé des rentrées importantes, près de trois fois plus de rentrées que l’année dernière, avec des montants qui atteignent en juillet les 900 millions d’euros. Ces sommes servent directement à financer la guerre. Les coûts que représentent les opérations russes, l’entretien de troupes et du matériel avoisineraient ces chiffres. On est réellement dans une situation où l’Europe finance l’agression russe en Ukraine. Certes, nous avons vu que l’Europe a pris diverses mesures pour sanctionner la Russie et à mis en œuvre certaines de ces sanctions. Mais ce que nous constatons, c’est qu’il y a parfois une longue période entre les déclarations et les actes concrets. Si on regarde pour l’embargo sur le pétrole russe, nous avons attendu quatre mois. Pour les six trains de sanctions, il a encore fallu attendre presque deux mois.

En fait, nous avons l’impression que l’Europe ne réagit que lorsque la Russie commet des violations importantes sur le territoire ukrainien. Les Européens font des déclarations assez rapidement mais mettent longtemps à prendre les actes nécessaires. Durant mon voyage à Bruxelles, j’ai eu l’occasion de constater que, d’une certaine manière, l’Europe croit encore que la Russie continuera à assurer la livraison nécessaire de ressources de gaz, même si la guerre continue. Mais en réalité, la Russie vous impose sa volonté. Les Russes peuvent décider quand ils le veulent de fermer les pipelines et de ne plus rien livrer à l’Europe.

Il est important que l’Union européenne et l’Ukraine soient unies dans ce conflit. Ils nous concerne tous. Il est important d’arrêter de donner des moyens financiers à la Russie. Il faut couper l’accès à ses ressources et l’empêcher de continuer à mener ses diverses opérations aussi bien militaires qu’économiques ou même de propagande, qui toutes contribuent à prolonger la guerre.

Propos recueillis par Jonathan Piron et Szymon Zareba pour Etopia

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